Jean-Frédéric Schaub

Jacques Revel conduit son itinéraire dans l’université française comme une présence. Une impulsion l’incline à se méfier des dispositifs scientifiques et théoriques trop stables. À son séminaire, rendez-vous du vendredi en fin de matinée, des générations de chercheurs, venus de tous horizons, ont appris à questionner les pratiques de l’enquête, les attendus des méthodes les plus solidement ancrées dans les disciplines. Cet ensemble mouvant de personnes, qu’il désigne comme « le séminaire », en est toujours sorti avec plus de questions en tête que de réponses simples. Au point de départ, donc, un soupçon que rien n’épuise ni ne rassure à l’égard des évidences. Mais se défiant de sa méfiance, Jacques Revel a été porté à accepter des responsabilités exécutives dans la maison d’édition et à la présidence de l’établissement qui aura le plus compté pour lui, l’École des hautes études en sciences sociales. La composition de ces deux tendances, doute méthodique et goût de l’action, lui permet de tenir ensemble le refus des positions rassurantes et l’engagement dans la construction des institutions scientifiques. Dans son enseignement, la critique et la réflexivité sont les outils d’une déstabilisation des certitudes issues des savoir-faire savants. Le mot d’ordre est celui d’un soupçon de principe à l’égard de toute tentation de l’inertie et de la routine dans le travail intellectuel. Le doute ne porte pas seulement sur l’efficacité des modèles et des techniques d’interprétation, mais sur les objets de l’enquête historique eux-mêmes. Ne pas faire passer des lignes droites dans des sociétés du passé qui n’en connaissent pas plus que la nôtre serait un premier marqueur. Cette attitude corrige la suffisance avec laquelle on répète, de façon mécanique, que la complexité est le propre d’un monde contemporain, succédant dit-on à un passé qui à défaut d’être simple pourrait être simplifié sans dommage.

construction des savoirsvalidationenquêteDans son travail d’historien, les institutions, qui sont reconnues dans leur puissance normative et qui se donnent elles-mêmes pour les armatures de la vie sociale, économique et politique, sont étudiées dans leur versatilité, leur fragilité, leurs métamorphoses. Les universités de l’Europe d’Ancien régime, les politiques de la langue sous la Révolution française, la formation politique du territoire français, le processus de désacralisation de la royauté au temps des Lumières, l’émergence à cette même époque de la démarche comparatiste parmi les savants : voilà parmi d’autres quelques-uns des thèmes sur lesquels, seul ou le plus souvent en compagnie, Jacques Revel fait jouer, sans les disjoindre, le travail de l’enquête historienne et la critique historiographique. On peut lui objecter qu’il suit de manière trop systématique la pente qui conduit à toujours repérer les failles ou les déformations des institutions, plutôt que leur capacité à tenir bon sur de longues périodes. Dans ses séminaires comme dans ses écrits, en effet, il accorde une place superlative à l’incertitude et à la mobilité lorsqu’il s’agit d’examiner des configurations sociales et des processus politiques. Mais, ne se tenant jamais là où on croit devoir l’attendre, cet historien de la versatilité des institutions est un promoteur résolu de la discussion, si difficile en France, entre sciences sociales et sciences juridiques, domaines que séparent des temporalités incommensurables et des rapports opposés à la normativité du savoir. Afin de mieux mesurer les effets non prévus de sa préférence pour l’analyse des fragilités, il a mené, avec d’autres chercheurs, une réflexion de long cours sur la cumulativité dans les sciences humaines et sociales, façon de montrer, en actes, que la critique et la réflexivité pour être permanentes ne sont pas pour autant des facteurs de délégitimation scientifique des disciplines qui étudient les hommes en société.

acteurs de savoirmodes d’interactionengagement pratiques savantespratique intellectuellecritiqueL’examen des failles de la science en train de se faire se veut manifestation de puissance intellectuelle : il faut de la force pour examiner ses faiblesses les yeux ouverts. La relance inlassable de la critique, cette remise en jeu d’une partie des gains, se place ainsi au cœur de toute son œuvre de chercheur et d’enseignant. Pourtant, elle n’a pas inhibé la faculté de diriger et de fabriquer l’institution universitaire, elle en a été au contraire le balancier. Secrétaire du Bureau de l’EHESS sous la présidence de François Furet, puis président de 1995 à 2004, Jacques Revel a conçu la direction de cet établissement comme un engagement intellectuel et comme un programme scientifique. Le chercheur qui toujours préfère observer l’instabilité des sociétés et accompagner des programmes en mouvement est aussi un homme d’institution qui a su prendre tous les risques du commandement. Il a adopté des orientations institutionnelles qui ont engagé l’École pour plusieurs décennies. Sous son impulsion, l’établissement a fini de tirer toutes les conséquences du choix opéré en 1975 de délivrer le doctorat comme le font les universités. De ce fait, l’École a su renoncer à la situation hors-sol d’une institution qui refusait de l’être et s’imaginait un peu trop comme un club. Il a exercé la fonction en gardant la conscience de ce que seul celui qui prend, en dernière instance, une décision se trouve placé en première ligne. Là encore, il a su tenir ensemble les deux dimensions contradictoires du commandement dans les sociétés démocratiques : l’exception et le contrat. La vie collective d’une institution repose sur un partage des choix et la construction de convictions communes ; les intuitions scientifiques exigent des percées.

acteurs de savoirémotioncuriositéCet itinéraire ne pouvait qu’être paradoxal. Comment faire le lien entre la conviction que les connaissances sont fragiles et la certitude que la décision doit être tranchée ? La réponse se trouve dans une curiosité de lecteur et de débatteur qui couvre l’ensemble des domaines sur lesquels a été conçu le programme de la VIe Section de l’École pratique des hautes études, devenue École des hautes études en sciences sociales en 1975, sous la présidence de Jacques Le Goff. Si un historien de sa génération a pris au sérieux le mot d’ordre de l’ouverture à toutes les disciplines qui forment l’ensemble humanités-et-sciences-sociales, celui-là est sans aucun doute Jacques Revel. Le moment que nous vivons est celui, que l’on souhaite transitoire, où les milieux savants subissent, sans savoir comment y réagir, des critères d’évaluation de leur travail qui ne passent plus par la lecture de leurs articles ou de leurs livres. Son appétit insatiable pour la découverte de ce qu’écrivent ses collègues en France et dans le monde présente un contre-modèle aux antipodes de l’effondrement de l’autorégulation de la société des scientifiques par la bibliométrie administrative. Parce qu’il a su embrasser l’ensemble du domaine et a pu le faire vivre dans sa diversité, il a été suivi aussi bien lorsqu’il a décidé de modifier les règles de l’institution que lorsqu’il s’est agi de mobiliser ses collègues pour en défendre la singularité.

Les études rassemblées dans ce volume témoignent de la position qu’il a acquise dans une sorte de panoptique des sciences sociales. Son appétit intellectuel ne l’emmène pas seulement aux frontières du « territoire de l’historien », pour reprendre l’expression célèbre, mais aussi vers toutes sortes d’horizons culturels, bien loin de la France. Au fil des années, il a manifesté un attachement vif pour l’Argentine, il a offert des enseignements suivis aux États-Unis, notamment à New York, mais a également visité le Japon, la Corée, la Chine, le Viêt Nam, l’Inde. Il a accompagné le déploiement des activités de formation de l’EHESS en Europe centrale et balkanique au lendemain de la fin de l’époque communiste, à Ljubljana, Sofia, Bucarest, Budapest, Prague et Varsovie. Il a également joué un rôle capital dans l’impulsion des échanges académiques avec les universités, les agences fédérales et les fondations allemandes, et enseigné dans les facultés berlinoises. Il est un interlocuteur permanent des historiens de Past & Present au Royaume-Uni, des Quaderni Storici en Italie, d’Historia Social en Espagne, de Penélope. Fazer e desfazer a história au Portugal. Cette pérégrination internationale n’a jamais effacé un ancrage intellectuel et sentimental dans le tissu académique italien. Cette Italie où il a fait ses premières armes et où il a trouvé les interlocuteurs qui ont le plus compté.

L’investissement en direction des sociétés du monde et de leurs productions académiques place Jacques Revel dans la position la plus favorable pour recevoir et pour enregistrer les diverses façons de dénoncer l’eurocentrisme dans les sciences sociales, qu’il s’agisse d’imprécations prévisibles ou de défis intellectuels plus intéressants. De la mise en question de l’héritage des classiques de sciences sociales par des « épistémologies du Sud », il retient la faculté réflexive et critique de ces disciplines, pour autant que leur acquis cumulé ne soit pas jeté par-dessus bord au nom de la nécessité d’en finir avec une trop longue hégémonie euro-occidentale. Là encore, la sauvegarde de l’accumulation des connaissances, tout comme l’enregistrement raisonné des expérimentations conduites au sein des sciences sociales demeurent compatibles avec la pratique de la critique. On retrouve dans cette double exigence, une même disposition à prendre place sur les seuils de la fragilité et de l’incertitude et à faire travailler des héritages intellectuels.

construction des savoirslangage et savoirsstyle Jacques Revel ne s’est donc jamais compté comme lecteur et, plus encore, comme relecteur. Il a dispensé les bienfaits de cette faculté à ses amis et collègues les plus célébrés dans la carrière académique ainsi qu’à tous ses étudiants, avec la même exigence et la même attention. Il existe une correspondance intime entre le travail de lecture des textes des autres et les choix qu’il a opérés pour définir son propre mode d’écriture. La langue de rédaction des sciences sociales constitue une partie intégrante du travail d’élucidation du monde social. Parmi les choix possibles dans le domaine de la stylistique, c’est toujours vers la clarté et la sécheresse que se porte son goût. On ne trouve rien dans son écriture qui s’apparente au penchant pour l’amphigouri ni pour l’abus des métaphores mal filées qui ont bercé l’historiographie française dans l’illusion qu’elle pouvait participer à l’illustration des « belles lettres ». Lire ses travaux, puis lui demander de vous lire, cela signifie renoncer à prendre des poses de plume intéressantes et accepter de resserrer l’argumentation au plus près de son enchaînement logique. La chasse aux figures du beau style à la française ne provient en aucune manière d’une sorte d’indifférence au domaine littéraire, mais bien au contraire d’une préférence pour un certain classicisme. Il ne faudrait pas confondre le choix d’une écriture contrôlée avec le refus de l’écriture ! Plutôt Marivaux que Musset ; plutôt Diderot que Hugo ; plutôt Tolstoï que Dostoïevski.

Ce combat en faveur de la clarté d’exposition, car c’en est un pour celui qui accepte de lire pour de bon les autres, ne consiste cependant pas à exiger des sciences sociales qu’elles s’alignent sur les modalités d’exposition de leurs résultats à la manière des publications de sciences exactes. Rien de plus éloigné de la façon de Jacques Revel que la standardisation que les chercheurs de sciences sociales s’imposent à eux-mêmes, lorsqu’ils croient pertinent de mimer les modes de publication des sciences exactes, des agences de financement de la recherche, ou des revues les plus lourdement procédurières. L’objectif suivi n’est donc pas un alignement sur les registres expressifs des sciences de la vie ou de la terre, tentation bien présente dans le champ des sciences sociales, surtout lorsqu’elles doutent de leur légitimité intellectuelle. À l’exact opposé, l’expérience française, depuis soixante ans, a bien montré que la recherche des régularités sociales par la formalisation statistique pouvait s’accommoder de toutes sortes d’afféteries d’écriture. Durkheim et les précieux fin-de-siècle ont engendré des modes d’écriture paradoxaux tout au long du xx e siècle. La pratique contemporaine de l’histoire aura prouvé que la quantification peut faire bon ménage avec l’emphase, la coquetterie, voire l’obscurité. Roland Barthes a su montrer qu’il est difficile d’être français et de faire le deuil de Michelet ! Une exigence comme celle dont Jacques Revel ne démord jamais ne vise pas, cela va de soi, l’appauvrissement des registres d’expressions : elle mène la chasse aux fleurs de rhétorique.

pratiques savantespratique lettréelectureSon engagement dans la lecture des autres, soutenu sans relâche, n’a pas bénéficié seulement aux amis et aux thésards heureux de trouver en lui le meilleur œil possible. Car sa présence dans les fonctions éditoriales a été et demeure placée au cœur même du dispositif français de publication des sciences humaines et sociales. Que l’on songe à son compagnonnage avec Pierre Nora pour la direction et l’animation de la collection « Archives » des éditions Julliard, puis Gallimard. Qui peut douter qu’il s’agisse là de l’une des entreprises éditoriales les plus brillantes et les plus imaginatives de l’après-guerre dans le champ de l’historiographie ? On lui doit également d’avoir conçu la collection « Hautes Études », sur le mode de la coédition Gallimard-Le Seuil. Le montage commercial avec deux grandes maisons privées et le titre de la collection indiquent combien le travail universitaire et l’activité éditoriale sont liés dans l’idée que Jacques Revel s’en fait. C’est aussi pourquoi son magistère occupe une place de premier ordre dans l’évolution intellectuelle des Annales depuis plus de trente ans. En même temps, le travail de suivi de l’élaboration des textes publiés par la revue demeure l’un des modes qu’il a choisi pour affirmer sa présence dans le domaine académique. Car aucun acteur n’a plus parfaitement incarné que lui le lien organique entre l’École des hautes études en sciences sociales et la revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929.

inscription des savoirslivreéditionDans les années 1980-1990, Jacques Revel a dirigé les Éditions de l’EHESS, tout en poursuivant son activité aux Annales. Il a su en faire un outil de premier ordre pour le développement des sciences humaines et sociales en France. À côté de l’enseignement, de la recherche et de l’administration des institutions universitaires, les fonctions éditoriales forment un pilier sans lequel l’édifice ne tiendrait pas. Face au spectacle de l’évolution de l’édition de sciences humaines et sociales à l’âge de la révolution numérique, c’est-à-dire le bouleversement qu’entraînent la gratuité et le piratage du livre, sa trajectoire dans les métiers de l’édition offre une leçon pour l’avenir. Alors que la valeur vénale des livres scientifiques vit sans doute ses dernières années, faute de modèle économique et faute de parade imaginable contre le téléchargement illégal des ouvrages, la fonction éditoriale devient plus que jamais une mission interne de l’institution universitaire. C’est ainsi qu’il a conduit son travail d’éditeur, bien avant que le défi technologique ait mis à mal la relation établie depuis un siècle entre chercheurs et maisons d’édition.

1.

Il peut sembler aisé de présenter Jacques Revel, lorsqu’on a longtemps travaillé avec lui et avec bonheur. Rien de plus redoutable cependant, tant on est prévenu par lui-même contre la tentation du sentimentalisme et surtout contre les pièges de ce qu’il appelle « la psychologie ». Dans sa bouche, le terme désigne non tant l’arc de disciplines scientifiques qui va de la clinique aux sciences cognitives, que la fouille dans l’intimité des personnes. Seules de longues années de fréquentation ouvrent droit à quelques bribes de ses propos sur lui et les siens. La « psychologie » redoutée, c’est le goût de l’exhibition, la contemplation de soi au miroir et le déballage impudique. Si une amitié lentement bâtie depuis un quart de siècle, plus courte que bien d’autres, plus longue que certaines, m’a donné accès à nombre de ces fragments, rien ne serait plus contraire à la proscription de la « psychologie » que d’en livrer le moindre en partage.

Qu’il suffise de dire que Jacques Revel est un homme d’amitié, de cette amitié-là qui n’a nul besoin du contrefort de l’inimitié.