François Hartog

1.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireQuels ont été les lieux où l’histoire s’est installée et quelles places ont été revendiquées par l’historien dans le monde ancien ? Pour reprendre une expression, assez fameuse un temps, quel a été « le territoire de l’historien1 » ? Jacques Revel, historien méditatif, a toujours considéré avec une certaine ironie cette vision d’une histoire ne songeant qu’à défendre ou à étendre son domaine. Qu’en est-il alors dans l’Antiquité ? Et d’abord réussit-elle, dans ses débuts, à se tailler un espace propre ? Peut-on dire que, sept siècles plus tard, à l’époque impériale, elle a « sécurisé » son domaine ? En me limitant, ici, à quelques coups de projecteur, je m’arrêterai sur des lieux dont les effets configurants ou de cadrage sur le statut de l’histoire et la figure de l’historien ont été de longue portée : par-delà le monde antique, à l’instar de l’intervention d’Aristote dans la Poétique 2. Ces lieux ont d’abord été des noms propres.

1.1. Les initiateurs

pratiques savantespratique corporelleparoleDans un premier temps, je m’arrêterai au moment du lent basculement inaugural, dont je me suis occupé à plusieurs reprises, celui qui intervient entre Homère et Hérodote. Avec d’un côté, la disparition d’une instance de parole et d’une forme de récit ayant en charge les hauts faits des héros : l’épopée. De l’autre, l’émergence d’un récit prenant en charge « ce qui est advenu du fait des hommes ». Le dispositif de la parole épique reposait sur le couple formé par la muse et son interprète, l’aède. C’est sur fond de son délitement, de la perte de croyance en cette parole inspirée que va finalement émerger, trouver les mots pour se dire et une forme pour se déployer, la proposition d’Hérodote.

construction des savoirsvalidationenquêteTout est là dès sa première phrase, indéfiniment scrutée et commentée. Un nom, qui est aussi une déclaration de méthode : l’historiê. Un nom propre (le sien) ; un objectif : retarder l’oubli qui tout efface, en racontant ce qui s’est fait de grand tant du côté des Grecs que des Barbares ; un sujet précis : la guerre qu’ils ont menée et, en particulier, ce qui a fait qu’ils se sont combattus (les raisons, les causes et les responsabilités). Par cette prise de parole initiale en son nom propre, Hérodote répond à plusieurs questions du moment : « Que faut-il pour s’autoriser à dire je ? », « Où doit se tenir celui qui mène l’enquête ? » N’ayant plus accès à l’omnisciente vision de la muse, il peut seulement recourir à l’historiê, s’engager dans une procédure d’enquête, qui est le premier moment de son opération historiographique. Valant d’abord comme un substitut, l’enquête devient finalement un analogue de la vision de la muse, qui, elle, savait parce qu’elle était présente à tout. Ne s’autorisant au total que de lui-même, le narrateur-historien entend « avancer dans son récit en faisant mémoire pareillement (homoiôs) des grandes et des petites cités des hommes ».

pratiques savantespratique rituelledivinationSi l’enquête tout à la fois évoque le savoir de l’aède et rompt avec lui, il y a un autre geste de commencer, qui fait surgir la figure du devin et convoque le champ de la divination. Hérodote historei, mais il sêmainei aussi : il désigne, révèle, signifie. Dès le prologue, exactement au moment où, pour la première fois, il prend la parole en disant « je », il sêmainei. Il révèle, signifie, par exemple, celui qui le premier a pris l’initiative d’actes offensants à l’égard des Grecs, à savoir Crésus, le roi de Lydie. Par cette recherche et cette désignation en responsabilité, Hérodote ne se présente pas en devin ou ne joue pas au devin, mais il reprend, au titre de son propre savoir, un style d’autorité de type oraculaire. Ainsi investis, historein et sêmainein fonctionnent comme deux verbes-carrefour, où viennent se loger et s’entrecroiser des savoirs anciens et des nouveaux savoirs. Ils sont deux opérateurs pour « voir clair » plus loin, au-delà du visible, dans l’espace et dans le temps, deux gestes qui donnent son style à la pratique du premier historien et dessinent un possible territoire. Ni aède ni devin, mais entre l’aède et le devin3.

inscription des savoirsécritureQuelques décennies plus tard, comment Thucydide désigne-t-il ce qu’il fait ? Évitant soigneusement historiê, historein, mais aussi sêmainein, il désigne d’emblée son mode d’intervention par un verbe d’action, technique presque : sungraphein 4. « Thucydide d’Athènes a consigné par écrit la guerre […] comment ils firent la guerre » (sungraphei ton polemos, hôs epolemesan). Rappelons que sungraphein et sungrapheus deviendront par la suite des termes usuels pour désigner l’écriture de l’histoire et l’historien. Dès lors, deux voies s’ouvrent pour l’histoire : celle de l’historien en enquêteur, celle de l’historien en rédacteur. Avec, dans les siècles suivants, une généralisation du terme historia (en grec et en latin), alors même que la part d’enquête allait en s’amenuisant et que celle de l’écriture allait grandissant.

À la différence d’historein, qui indique une méthode et une posture (remontant jusqu’à celle de l’histôr archaïque et homérique), sungraphein, qui ne porte que sur le dernier temps de l’opération historiographique, la mise en forme, ne dit rien de la méthode. Aussi Thucydide s’en explique-t-il dans les chapitres suivants, en faisant non un exposé de méthode, mais une extraordinaire démonstration de sa méthode en acte. Tout en recherchant ce qu’il y a de sûr dans le passé de la Grèce, il pose, en effet, les limites de la connaissance historique, dont la pierre de touche est l’autopsie, mais une autopsie qui, pour être validée, requiert une rigoureuse critique des témoignages. Ce qui a pour conséquence de limiter la vérité de l’histoire au cercle du présent. Pour les temps antérieurs, il faut s’employer à « trouver » les faits. Comment ? En recueillant des semeia (signes) et des tekmeria (éléments de preuves), des indices, que l’on passe au crible, en vue d’arriver à une forme de connaissance qui ne dépasse pas l’ordre de la pistis. Soit une forme de connaissance proche de celle du juge qui, au terme du procès, s’est forgé une intime conviction.

pratiques savantespratique manuelleautopsieLoin des figures de l’aède et du devin, l’historien de Thucydide inscrit sa démarche exigeante entre l’œil du médecin (autopsie) et la pratique du juge (pistis). Il entend bien rompre ainsi avec tous ceux qu’il désigne et dénigre comme logographoi, « écriveurs de récits » (stories), à commencer par Hérodote (qui n’est pas nommé). En visant à séduire ceux qui les écoutent, ces derniers sont dans le plaisir de l’instant et dans l’éloquence d’apparat, alors que lui ne vise que la seule utilité. S’il signe bien sa « sungraphie » de son nom propre, il est économe du « je » de la première personne.

En revanche, Thucydide partage avec Hérodote l’exigence de la prise en charge des deux côtés : les Grecs et les Barbares pour l’un, pour l’autre, les Athéniens et les Lacédémoniens. Cette exigence vient directement d’Homère et de l’épopée. Du haut de l’Olympe, Zeus voit, en effet, simultanément les Achéens et les Troyens. Comment transposer cette exigence quand on ne bénéficie plus de la vision divine surplombante ? Pour raconter tout ce qu’ont accompli de grand les Grecs et les Barbares, Hérodote dispose de l’enquête, c’est-à-dire concrètement de ses voyages, de l’exil qu’il a connu, de sa vie non pas apolis, mais entre deux cités (Halicarnasse et Thourioi, en Grande-Grèce). Thucydide déclare expressément que c’est son exil de vingt années qui lui a permis d’« assister aux affaires des deux côtés5 ».

Telles sont les positions à la fin du v e siècle. Xénophon, qui suit immédiatement, ne nous éclaire guère, tout au contraire. Son intervention indiquerait plutôt une perte des repères et un brouillage. On a remarqué que ses Helléniques, l’histoire qui prend la suite de celle de Thucydide, s’ouvrent et s’achèvent sur deux formules d’un laconisme extrême : « Après cela… » (meta de tauta). Avec le premier, il enchaîne directement sur la dernière phrase de la Guerre du Péloponnèse, tandis que le second invite un éventuel successeur à prendre sa suite. Entre les deux, un homme, qui avait quitté Athènes après 403, mit par écrit toute cette confusion. Ni préface ni conclusion, nul exposé de méthode, aucun nom propre n’explicitent un projet, ne fixent les contours d’une ambition ou ne précisent des attentes. Faut-il en inférer qu’un lecteur savait, dès les premiers mots, à quoi s’en tenir ? Le genre était-il suffisamment reconnaissable ? Suffisait-il de prendre la suite de Thucydide, qui, lui-même, avait pris celle d’Hérodote ? Ajoutons encore que, dans l’Anabase, il use de la troisième personne pour parler de ses propres actions, et il va même jusqu’à attribuer l’ouvrage à un certain Thémistogène de Syracuse. Pourquoi recourir à un pseudonyme ? Pour pouvoir faire ainsi plus tranquillement son propre éloge, subodore Plutarque ! Par cette remarque, Plutarque témoigne d’un problème qui va prendre une grande importance, celui de la lancinante distinction entre l’éloge et l’histoire. Polybe déjà s’y affrontera, mais quand Xénophon écrit, le discours d’éloge, dont Isocrate se targue d’avoir été l’initiateur, en est encore à ses débuts. En recourant à ce procédé, il maintient, en tout cas, la position d’extériorité de l’historien, qui ne saurait être un protagoniste direct de ce qui est rapporté, mais la pousse au point d’effacer le narrateur : il n’est pas là, ou il est un autre. Nous retrouverons cette tentation.

1.2. Un outsider

construction des savoirslangage et savoirsgenreépopéePar ses interventions, peu nombreuses mais de grandes conséquences, Aristote procède, presque sans le vouloir, à une mise en ordre, qui a d’abord été une mise en question des prétentions de l’historien, dont le territoire s’est trouvé réduit et morcelé. Dans la liste de ceux que je nomme les outsiders de l’histoire, il a été, en effet, l’un des plus considérables. À preuve, ses toutes récentes mobilisations par Paul Ricœur et Carlo Ginzburg pour réfléchir sur le statut de l’histoire aujourd’hui, alors même, on l’oublie un peu vite, que l’histoire n’a jamais été son problème central. En élargissant cette observation, on est d’ailleurs amené à voir se répéter ou se prolonger ce paradoxe au cours des siècles : nombre des interventions majeures sur ce qu’est, n’est pas ou devrait être l’histoire, ont été le fait d’outsiders. Tout commence avec le vide et l’appel créés par l’effacement de l’épopée : on est avant l’histoire, mais Homère, par position un outsider, n’en a pas moins orienté l’émergence de l’historia. Vient ensuite l’oukase d’Aristote (polémiquant, en fait, avec Platon sur le statut de la poésie), puis, ce sont Cicéron (qui a longtemps joué avec l’idée d’écrire l’histoire, à commencer par la sienne), suivi au ii e siècle par Lucien de Samosate, qui est tout sauf un historien.

pratiques savantespratique artistiquepoésiePour Aristote, l’histoire, rappelons-le, ne relève pas de la poiesis, n’a pas accès à la mimesis, pas plus qu’elle ne peut prétendre à l’epistemê. De surcroît, elle n’a pas de place à elle dans les trois genres de discours (et trois seulement) distingués dans la Rhétorique : le délibératif, le judicaire et l’épidictique. La tâche de l’historien est seulement de « dire ce qui s’est passé » (ta genomena legein), et non pas ce qui pourrait ou devrait se passer. À la différence de la poésie tragique, l’histoire n’a donc pas accès aux registres du nécessaire, du vraisemblable ou du possible. Si Aristote relève ce qu’elle n’est pas, il ne se soucie guère, en revanche, de présenter de manière un peu organisée ou systématique ce qu’elle est ou pourrait être.

pratiques savantespratique lettréecompilationOn ne trouve, en effet, que des notations éparses et indirectes. Comme récit, elle a, avant tout, pour domaine le particulier. Quand on passe du côté de la délibération des assemblées, elle peut valoir comme une aide à la décision politique, mais il s’agit de l’historia entendue comme recueil d’exemples et collecte de données. Elle apporte un complément ou un supplément d’empeiria. En position ancillaire, elle fournit de quoi argumenter, plus précisément, de quoi former des prémisses instruites pour produire le syllogisme, propre à la rhétorique, à savoir l’enthymème. En ce sens limité, historia, comme compilation et confection de listes, rencontre ce que l’on nommera plus tard la recherche antiquaire, dont Arnaldo Momigliano voyait les débuts chez le sophiste Hippias. Pour Aristote, cette historia, prise en un sens restreint, ne relève pas de la rhétorique, mais elle est « l’affaire de la politique6 ». Elle vise, sans se soucier en rien du passé comme tel, une utilité immédiate. Retenons, pour finir, qu’Aristote connaît et emploie dans la Poétique, le nom historikos pour désigner le praticien de l’historia.

1.3. Une réplique historienne

pratiques savantespratique manuelleautopsieÀ lire les premières pages de Polybe, on retire l’impression d’une histoire assurée d’elle-même et d’un historien confiant dans son rôle. De fait, il propose hardiment une nouvelle histoire pour un nouveau monde : celui issu de la domination romaine. Otage à Rome, il a « vu » l’histoire mondiale ou globale et a compris que Rome en était l’instrument. Son concept organisateur est celui de sumplokê (entrelacement). Avant l’année 220, ce qui se passait dans le monde avait un caractère « disséminé », car « il n’y avait pas plus d’unité de conception et d’exécution que d’unité de lieu ». Après, en revanche, quand s’engage la deuxième guerre punique, l’histoire « s’est mise à former comme un tout organique et les événements comme un tissu qu’on tisse, à s’enlacer les uns aux autres », sous l’action de la Fortune qui « a contraint toutes les affaires humaines à s’orienter vers un seul et même but7 ». Il s’ensuit que l’autopsie ne suffit plus au nouvel historien, qui doit faire appel à une notion, empruntée à la philosophie, pour indiquer la saisie de la totalité : la sunopsis. Il doit atteindre pour lui-même jusqu’à cette vision d’ensemble, cette vue générale sur les choses, qui corresponde au point de vue de la Fortune. Il lui faut voir comme la Fortune, adopter son point de vue et le restituer, du mieux qu’il peut, à son lecteur, afin de lui donner à voir cette histoire devenue universelle qu’il nomme histoire « générale ». La sunopsis est double : elle a une dimension épistémologique et une autre narrative.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirePolybe écrit-il ? À Rome et depuis Rome. Mais c’est dans la tradition intellectuelle grecque qu’il va trouver les instruments rendant possible une telle opération intellectuelle. Il va faire siennes les réflexions d’Aristote sur la poésie tragique et sur l’histoire. Mais pour les retourner. Avec Aristote et contre lui, il peut formuler le cadre conceptuel de l’histoire nouvelle que personne n’a encore écrite. Or le cours nouveau pris par l’histoire, depuis que Rome s’est imposée dans la Méditerranée, lui permet d’affirmer avec assurance la supériorité de l’histoire sur la tragédie : de l’histoire comme tragédie vraie8. À elle convient la définition du muthos, selon Aristote, comme « système de faits ». Elle forme un tout, elle a un début, un milieu et une fin. Loin d’être confinée au seul particulier, elle a accès au général. Mais le « général » de Polybe n’est pas celui d’Aristote : par général, il faut entendre le tout, cette totalité que forme l’histoire depuis 220  et qu’il faut saisir d’un regard synoptique. L’histoire générale s’oppose à l’histoire partielle (kata meros) et s’entend finalement en un sens spatial, comme « histoire catholique » (historia katholikê) 9.

construction des savoirsvalidationenquêtePour Polybe, la place de l’historien n’est pas dans les bibliothèques, mais sur le terrain. Ce qui compte c’est « l’expérience acquise dans l’action et l’épreuve ». C’est pourquoi Ulysse représente pour lui l’idéal de l’historien, lui qui a bourlingué, vu et enduré. Par épreuve, il faut entendre la peine qu’il faut prendre et les risques qu’il faut courir pour enquêter, aller voir, interroger des témoins, mais aussi l’exil. Polybe en sait quelque chose, lui qui a passé dix-sept ans à Rome. Il n’hésite pas non plus à mobiliser Platon pour faire la promotion de l’historien. De même que les sociétés n’iront bien que lorsque les rois seront philosophes ou les philosophes rois, de même l’histoire n’ira bien que lorsque les hommes d’État considéreront que l’écrire est la plus belle et la plus nécessaire des tâches ou quand les futurs historiens comprendront qu’une formation politique est indispensable. Il voudrait tant qu’on ne séparât pas faire l’histoire et l’écrire, lui qui s’est probablement converti à l’histoire parce qu’il ne pouvait plus être dans l’action. Mais ces belles proclamations n’ont pas dû impressionner beaucoup, dans la mesure où l’histoire avait déjà perdu la partie face à la philosophie et où à Rome elle était reléguée hors du champ des affaires sérieuses.

1.4. Un deuxième outsider

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagerhétoriqueDe Polybe à Cicéron, nous restons à Rome, mais s’ouvre une séquence de grande conséquence. Car l’enjeu va être de fixer qui contrôle le territoire de l’histoire. Jouit-il d’une certaine autonomie ou bien n’est-il qu’une province de la rhétorique ? Plus précisément, se formule avec Cicéron un paradoxe promis à un long avenir. Il tient dans les deux propositions suivantes : l’histoire ne relève pas de la rhétorique, mais il revient à l’orateur, plus qu’à tout autre, de l’écrire. Quel peut être, dans ces conditions, le lieu de l’histoire, si l’on soutient que l’historien n’est pas un orateur, mais que l’orateur est, par position, le meilleur historien ?

Si l’on ouvre les principaux traités oratoires de Cicéron, on constate que les trois genres de discours d’Aristote sont bien toujours là. Trois et trois seulement, mais, en réalité, ils sont deux plus un. Car la ligne de partage principale est celle du negotium et de l’otium. L’otium, c’est le forum, soit l’espace du judiciaire et du délibératif ou de la politique, donc le domaine de la rhétorique, avec comme personnage central, l’orateur, tel que Cicéron l’incarne. Tout le reste, soit tous les autres discours, relève de l’otium, donc du troisième genre : l’épidictique. L’histoire, qui est dans ce reste, appartient donc sans conteste à l’épidictique. Il est d’ailleurs frappant de constater que, lorsqu’Antoine, dans De l’orateur, traite de l’épidictique, il ne parle que de l’histoire. Certes, il n’ignore ni Hérodote ni Thucydide ni Polybe, mais ces intellectuels grecs, aussi talentueux que l’on voudra, on les lit pour se délasser et pour le plaisir (delectationis causa). L’histoire ne fait pas partie des activités sérieuses. La voilà ramenée du côté du plaisir d’où Thucydide avait voulu l’extraire. Si l’on suit Cicéron : exclue du forum, cantonnée à la sphère de l’otium, l’histoire vaut d’abord ou seulement pour le plaisir du style.

Pourrait-elle au moins tirer un bénéfice du fait d’échapper à la rhétorique ? Pas même, et c’est la seconde proposition. Dans la mesure où l’épidictique est le « berceau » (nutrix) de l’éloquence – ainsi qu’en témoignent les grands discours d’Isocrate –, dans la mesure aussi où l’épidictique relève de la rhétorique (comme troisième genre selon Aristote), l’orateur entend affirmer aussi son emprise sur l’épidictique, et donc finalement sur l’histoire. Pour l’orateur, dans son acquisition de la maîtrise du dire, le genre épidictique peut jouer le même rôle que la palestre pour la préparation au combat. Or, avec la fin de la République et l’instauration du principat, les combats du forum ne vont cesser de perdre de leur substance, tandis que l’épidictique, lui, va prendre de plus en plus de place : jusqu’à devenir le milieu de naissance de la « littérature ». Face à l’expansion croissante de l’épidictique, qui risquait d’absorber l’histoire en la réduisant à n’être guère plus qu’une forme plus ou moins travaillée du discours d’éloge, les historiens n’ont cessé de chercher à prendre leur distance, à installer des barrières, en plaidant la spécificité de leur démarche, ses difficultés et l’utilité de leurs résultats.

Un siècle plus tard, Quintilien, qui reçoit de Vespasien la première chaire de rhétorique, réaffirme la traditionnelle distinction du forum et du reste. Puis, comme son sujet est la formation de l’orateur, il indique quel profit on peut attendre de la lecture des historiens.

L’histoire peut aussi [comme la poésie] procurer à l’orateur un certain suc abondant et agréable ; mais il faut la lire […] de façon que nous sachions que la plupart de ses qualités sont à éviter par l’orateur. En effet, très proche des poètes, elle est en quelque sorte un poème en prose (carmen solutum) et elle est écrite pour raconter (ad narrandum), non pour prouver (ad probandum), et, de plus, la totalité de l’œuvre est composée non pour accomplir une chose ou pour un combat immédiat, mais pour rappeler les faits à la mémoire de la postérité et pour la renommée du talent [de l’historien]10.

pratiques savantespratique artistiquepoésieRien là de bien neuf, sauf cette façon de mettre les points sur les i. N’étant pas dans le combat, l’histoire n’a ni à prouver (probare) ni à toucher (movere). Ne la concerne, en effet, ni les preuves objectives, mobilisées dans ces parties de la plaidoirie que sont la confirmatio et la refutatio, ni les preuves subjectives, celles qui font appel au sentiment et à la passion, que l’on présente au moment de conclure (peroratio). On mesure l’écart considérable qui s’est creusé avec la Poétique quand on voit Quintilien la présenter sans sourciller comme une sorte de poème en prose, alors que, pour Aristote, Hérodote, même mis en vers, serait resté de l’histoire. La poésie est désormais affaire de mètres et d’images et le moment aristotélicien de la poétique est très loin, au point qu’il fait plutôt figure d’hapax. Autre est désormais le partage des genres, mais la question de la place de l’histoire n’en demeure pas moins posée, elle qui n’a jamais réussi à se faire reconnaître comme un genre à part entière. Du moins jusqu’à l’époque moderne : jusqu’à l’émergence du concept moderne d’Histoire.

1.5. Un troisième outsider

Lucien est lui aussi, si j’ose dire, un hapax dans son genre. Son Comment il faut écrire est le seul traité antique sur l’histoire qui nous soit parvenu11. Il n’est assurément pas l’œuvre d’un historien, mais d’un homme de lettres réputé pour son esprit caustique, ses critiques acerbes, son écriture parodique, qui a enchanté les humanistes, à commencer par Érasme. Syrien d’origine, grec de culture, ayant résidé à Athènes, il a servi dans l’administration impériale sous Commode. Sans conteste un outsider, il va, pourtant, passer pour un insider, puisque son traité (écrit en 166), porté ensuite par les Artes historicae, a eu un écho considérable de la Renaissance jusqu’au xix e siècle.

Il a fort bien assimilé la séquence Cicéron-Quintilien, d’où il résulte que l’histoire est dans la position paradoxale d’être à la fois en dehors du champ de la rhétorique et sous sa juridiction : en somme, d’avoir et de ne pas avoir de territoire en propre. Il sait fort bien aussi que, désormais, l’histoire ne peut plus être écrite en dehors du contrôle du prince. Le prétexte de son traité est justement les récits de la récente guerre parthique, conduite sous le commandement théorique de Lucius Verus (qui en a profité pour se parer du titre de Maximus). Mais, dans le même temps et contradictoirement, il dessine un portrait de l’historien en Thucydide redivivus. D’un côté, il codifie la façon d’écrire l’histoire, comme si elle relevait uniquement du délassement et de l’épidictique. De l’autre, il réaffirme fortement l’exigence d’utilité, donc de vérité de l’histoire, donc sa nécessaire extériorité à l’épidictique ainsi que sa distance par rapport à la poésie. Aussi doit-il écrire et répéter qu’entre l’histoire et l’épidictique existe une véritable « muraille12 ». Le risque principal de confusion est vraiment bien là.

Avec ces injonctions, il ne fait que réactiver, du moins le croit-il, le fameux distinguo posé par Thucydide entre les récits des logographes, qui ont en vue le plaisir de l’instant, et le sien, qui, ne visant que l’utile, se donne comme un acquis pour toujours. Mais, depuis sa formulation par Thucydide, près de sept siècles ont passé et des milliers d’histoires ont été écrites ! Si, lisant le Comment, on fait la somme de ce que l’histoire ne doit pas être et de ce qu’elle doit être, de ce que ne doit pas faire et de ce que doit faire l’historien, le résultat donne un lieu impossible et, surtout, une place intenable. Puisque l’historien devrait être « étranger dans ses propres livres », ne pas écrire pour ses contemporains et être, pour tout dire, apolis 13. Qu’est-ce là sinon la forme extrême de l’abnégation de l’historien ? Jusqu’à sa négation : il n’est personne et de nulle part. Comme Xénophon, sauf que ce dernier écrivait de l’histoire immédiate. Ces formulations, dira-t-on, ne sont pas à prendre au pied de la lettre, surtout quand elles sont proférées par un Lucien.

construction des savoirslangage et savoirsstyleL’aporie n’en demeure pas moins. Telle qu’on l’écrit, l’histoire est ridicule, telle qu’on devrait l’écrire, elle est impossible. Le ridicule est, d’abord, celui que Lucien dénonce chez les historiens de la guerre parthique qu’il se complaît à mettre en scène au début de son traité. Stigmatisant l’hypertrophie de leur ego, eux qui se prennent aisément pour Hérodote, Thucydide, voire Homère, il épingle leurs déclarations ampoulées d’autopsie, alors même qu’il est patent qu’ils n’ont jamais vu ce qu’ils racontent. Ce qui ruine d’emblée leur crédibilité : ils prétendent se réclamer de l’historia-enquête, alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds hors de chez eux. Ils usurpent une place et bafouent le contrat qui est constitutif de ces récits.

Nous pourrions nous en tenir à ce constat. Mais Lucien n’a pas encore dit son dernier mot sur l’histoire. Dans un autre traité, Histoires vraies, qui gagne à être lu en même temps que le Comment, il semble, en effet, achever de ruiner les prétentions de l’histoire et des historiens. Lucien y met en scène un narrateur qui dit « je » et porte le nom de Lucien : auteur et personnage, tout à la fois. L’exact contre-pied de Xénophon ! Le contrat explicite de lecture est le suivant : « Comme je n’ai rien vécu d’intéressant, j’ai décidé d’écrire au sujet de ce que je n’ai ni vu ni éprouvé, ni appris d’autrui, et en outre de ce qui n’existe en aucune façon et ne peut absolument pas exister. » Donc, il ne faut pas me croire. Suivent des aventures qui sont des exagérations parodiques d’auteurs connus, à commencer par Homère, Hérodote, Ctésias, Iamboulos et bien d’autres. Le « je mens » est ainsi entièrement fait des mensonges des autres, à ce détail près qu’eux prétendaient dire vrai. Par ce dispositif de parole, Lucien mine toute prétention à dire vrai des récits de voyage et des histoires. Entre ces auteurs et les ridicules « historiens » des guerres parthiques, qui sont eux aussi des imitateurs, il n’y au fond pas de différence. Du début à la fin, on se meut dans un jeu de renvois textuels, dont il semble impossible de sortir.

Mais, parallèlement à ce dynamitage en règle, Lucien soutient une position, toute contraire, de défense de l’histoire. De l’histoire, telle que l’incarne celui qui représente pour lui la loi et les prophètes : Thucydide. De l’histoire qui a pour visée la vérité, dont Thucydide est le porte-parole. Il s’ensuit que l’histoire est possible, puisque, une fois au moins, elle a été. C’est la preuve par Thucydide. Mais la vérité repose uniquement sur la fiabilité de l’historien (cela ne s’apprend ni ne se codifie) : il en est le seul garant. Ainsi, grâce à l’intercession de Thucydide, Lucien récupère et la vérité et l’utilité, soit un discours historique qui n’a dès lors aucune peine à se distinguer de l’éloge, à tenir en lisière la poésie et qui, pour dire au mieux « comment ça s’est passé », devrait arriver à une sorte de rhétorique non rhétorique.

Or que voulait faire Thucydide ? « Mettre par écrit la guerre », c’est-à-dire « comme/comment ils se firent la guerre » (sungraphei ton polemon, hôs epolemesan). C’étaient ses premiers mots. Ou, légère variante, écrire « à la suite, dans l’ordre, comme/comment chaque fait s’était produit par été et par hiver » (gegraptai hexês hôs ekasta egigneto kata theros kai cheimôna) (2, 1) ; ou encore « écrire à la suite comme/comment chaque fait a eu lieu » (graphein hexês hôs ekasta egeneto) (5, 26). Lucien entend bien reprendre pleinement l’impératif thucydidéen. Mais après Aristote, Cicéron, Quintilien, les conditions de l’exercice se sont modifiées. Il est entendu que les « faits » sont là, l’historien n’a pas à les « trouver ». À la différence de l’orateur, il n’a pas à chercher quoi dire, car, s’occupant de ce qui a déjà eu lieu, il a seulement à se préoccuper de comment dire (non plus hôs, mais hopôs 14). Il n’est pas un poiète, précise encore Lucien (reprenant Aristote), mais un simple « montreur », un « révélateur » des faits, ou encore il doit tendre à être un miroir clair et limpide. Ce « comment » (hopôs) délimite la sphère où se déploie l’activité scripturaire de l’historien et c’est là, et là seulement, que valent les prescriptions de Lucien.

Toujours en s’inspirant de Thucydide, Lucien insiste sur le fait que l’historien doit se détourner du présent et écrire pour la postérité. C’est encore une autre façon de marquer l’écart qui doit impérativement exister entre le discours d’éloge et l’histoire : façon d’échapper aux flagorneries mais aussi aux dangers (bien réels) de ne pas louer les puissants comme il convient. S’y indique aussi une autre forme de renoncement ou d’ascèse : l’historien devrait faire une croix sur le présent. Mais la postérité n’a jamais nourri son homme ! Dans cette reprise appuyée de Thucydide se logent, en outre, un écart et une intéressante incompréhension. Ou comment trop de fidélité peut conduire à l’infidélité ! Pour Thucydide, ce qui faisait toute la valeur de son analyse, c’était son acribie, soit sa saisie au plus vrai de la situation présente (« comme ça s’est passé »), et c’était cette rigueur même qui pourrait permettre son usage dans l’avenir, si ou quand viendrait à se retrouver une crise analogue. Autrement dit, il ne s’agissait en rien de se détourner du présent, tout au contraire, puisque ce n’était que comme histoire au plus près du présent que la guerre du Péloponnèse pourrait être utile à l’avenir. L’ambition, pour celui qui ne se nommait pas historien, n’était alors pas mince. En « écrivant la guerre », il aspirait à forger une, voire la véritable science politique. Un Périclès pour toujours. En somme, dans son traité, Lucien essaye de faire tenir ensemble deux propositions sur l’histoire hétérogènes (une préaristotélicienne) et une autre (postaristotélicienne). En dépit de tous ses efforts, il ne réussit pas à combler cette faille, et elle travaillera longtemps l’histoire, rejouant à différents moments, avec Thucydide dans le rôle du grand intercesseur.

Ainsi, malgré les dix-sept siècles qui les séparent, s’entend encore dans le fameux motto rankéen (« simplement dire/montrer comment ça s’est passé ») un écho de la formule de Lucien. L’adversaire de Ranke n’est plus le discours d’éloge mais le roman historique. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que Ranke repartirait directement de Lucien et ne ferait que le gloser, mais de suggérer seulement que, pendant très longtemps, la grande affaire de l’histoire aura été de se positionner par rapport à ce genre en expansion continue qu’a été l’épidictique : à la fois dehors et dedans, et à la recherche d’une rhétorique non rhétorique pour dire « comment ça s’est fait » (hôs eprachthe 15). Bref, d’une rhétorique qui se présente comme son refus. Ranke récuse autant l’histoire qui juge que celle qui prétend donner des leçons.

Ainsi le seul traité antique sur l’histoire nous laisse sur cette aporie : la juxtaposition d’une épistémologie hyperthucydidéenne et de règles qui relèvent d’une rhétorique tempérée du genre de l’éloge. Au total, de cette séquence gréco-romaine, il ressort que n’a pas existé un territoire de l’historien antique bien délimité. La place de l’histoire dans l’ordre des savoirs et celle de l’historien dans l’espace public n’ont cessé, en fonction des conjonctures, de se négocier. L’historien est contraint de parer au plus pressé. Mais on est loin de l’acquis pour toujours ou d’une expansion continue ! À l’allégresse des débuts d’Hérodote, découvreur d’un pays nouveau, succéda l’austérité de Thucydide rêvant d’instituer fortement sa « sungraphie » (si possible « pour toujours »), en lui donnant une méthode, mais aussi des limites claires. Mais cette science sûre d’elle-même et conquérante ne résista pas à la défaite d’Athènes. Xénophon témoigne doublement de l’obscurcissement de l’horizon et de la montée de la philosophie. La science politique n’est pas la chose de l’historien, mais du philosophe.

Pour échapper à la position de simple raconteur d’histoires ou à celle, trop ancillaire, de fournisseur d’exemples pour des décideurs, l’historien dut s’employer à convaincre que l’histoire était une vraie « maîtresse de vie » et pouvait valoir comme philosophie morale pratique. Mais elle était frappée d’une autre faiblesse. N’ayant jamais été reconnue comme un genre de discours à part entière, elle dut constamment lutter pour ne pas tomber dans la grande barate du discours épidictique et sous la coupe de la rhétorique. Lutter effectivement ou du moins le prétendre, c’était là une ambiguïté qui vint s’ajouter. Mais un historien ne pouvait passer pour sérieux à moins.

Notes
1.

C’était le titre retenu par Emmanuel Le Roy Ladurie (Le territoire de l’historien, Paris, Gallimard, 1973) pour un recueil de textes, où il explorait, au tournant des années 1970, les différentes « provinces » du métier d’historien et, en particulier, l’arrivée de l’ordinateur.

2.

Dans Croire en l’histoire (Paris, Flammarion, 2013), je cherchais à comprendre comment s’est construite au cours du xix e siècle et, surtout, défaite à la fin du xx e siècle la croyance en l’histoire. Dans le chapitre ii, intitulé « L’inquiétante étrangeté », je m’interrogeais sur le statut de l’histoire et de son écriture à partir de deux auteurs contemporains, l’un philosophe, l’autre historien, et tous deux lecteurs d’Aristote. L’un, Paul Ricœur, dans sa longue méditation sur le récit, accorde une place de choix à la Poétique. L’autre, Carlo Ginzburg, contre Hayden White et les sceptiques, mobilise la Rhétorique. Voilà donc Aristote, ou un Aristote double, une fois encore replacé au centre du jeu, reliant réflexions antiques et enjeux contemporains : tournants linguistique, poétique, rhétorique sont autant d’étiquettes qui, il n’y a pas si longtemps encore, avaient cours. Ainsi, dès 1981, Arnaldo Momigliano avait cru reconnaître en White un Isocrate redivivus. Ici, je ne reprends pas ces parcours parallèles et croisés, mais examine une question plus large qui comprend et dépasse les études sur « Aristote et l’histoire » et forme l’arrière-plan du chapitre en question.

3.

François Hartog, Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Éd. de l’EHESS (coll. « Cas de Figure »), 2005, p. 72-73.

4.

Sungraphein : prendre note, consigner par écrit, rédiger un projet de loi, un contrat. Le préfixe sun- indique aussi qu’il s’agit de mettre par écrit l’ensemble de la guerre, d’en rassembler tous les épisodes pour en faire cette totalité au singulier : la guerre.

5.

Thucydide, 5, 26.

6.

Aristote, Rhétorique, I, 1360 a37.

7.

Polybe, I, 3, 3-4.

8.

Polybe, II, 56, 11-12.

9.

F. Hartog, Évidence de l’histoire, op. cit., p. 130.

10.

Quintilien, Institution oratoire, 10, 31, dans L’histoire d’Homère à Augustin, préfaces des historiens et textes sur l’histoire réunis et commentés par F. Hartog et traduits par M. Casevitz, Paris, Seuil (coll. « Points »), 1999. Il ajoute un peu plus loin, 10, 34 : « Il y a un autre avantage qu’on tire des histoires – et c’est à dire vrai le principal, mais il ne concerne pas la question présente –, il tient à la connaissance des faits et des exemples dont l’orateur doit principalement avoir été informé. » On retrouve Aristote et la fonction ancillaire de l’historia.

11.

Lucien de Samosate, Comment écrire l’histoire, introduction, traduction et notes André Hurst, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

12.

Ibid., p. 7.

13.

Ibid., p. 41.

14.

Ibid., p. 51.

15.

Ibid., p. 39.