Aurélie Damet

Abstract

Ce texte aborde des manières de penser l’articulation entre les connaissances que nous produisons et leurs origines sociales qui ne succombent pas à un déterminisme naïf. Les principaux arguments sont que nos modes de découverte et d’énonciation des connaissances sont profondément sociaux : à la fois à travers le rôle des formes d’énergie et des pratiques bureaucratiques.

1. Introduction

Nous connaissons tous l’histoire classique de la méthode scientifique, selon laquelle la révolution scientifique du dix-septième siècle nous a permis (à nous, « l’humanité ») de nous affranchir de la philosophie naturelle et de la théologie, et d’acquérir une manière d’analyser le monde débarrassée de tout parti pris humain, en donnant directement la parole au monde à travers le laboratoire (c’est ce que mettent en scène Shapin et Schaffer (1985)). Nos connaissances semblaient désormais libérées de toute influence sociale – nous ne faisions que rendre compte des faits.

L’anthropologie des connaissances est un domaine qui au fil des ans n’a eu de cesse de contester ce récit, avec divers types d’objections. Au niveau micro, elle a systématiquement montré que la représentation de la certitude scientifique est un accomplissement social – que ce soit à travers la démonstration ethnométhodologique que la preuve du théorème de Gödel est fondamentalement un accomplissement social (Livingston, 1986 ; cf. Netz, 1999) ou à travers la mise en évidence de la régression de l’expérimentateur (Collins, 1981) –, sujet qui devient de plus en plus pressant avec la montée de la science axée sur les données et ses problèmes de reproductibilité (Kitzes  et al ., 2017). À un autre niveau, on peut montrer comment la mécanique des dispositifs de financement conduit à favoriser certains axes de recherche au détriment d’autres. Aux États-Unis par exemple, la  National Science Foundation avait été initialement fondée pour permettre le croisement entre connaissances « fondamentales » et « utiles ». Aujourd’hui aux États-Unis, alors que les bases de données sur le changement climatique sont menacées de disparaître des sites web gouvernementaux, il est évident que la science est affaire de gouvernement (cf. Serres, 1990).

Pour ma part, je poursuis depuis plusieurs années une troisième voie, qui s’efforce d’établir un lien entre nos manières d’appréhender le monde (nos connaissances) et nos manières de nous organiser (notre société). Cette perspective remonte d’une certaine manière à la vieille tradition fonctionnaliste (Douglas, 1986 – s’appuyant sur Durkheim) qui conçoit nos formes de pensée comme ayant trait à nos formes d’existence. Mais elle puise plus profondément encore dans un ancien précepte de la tradition marxiste selon lequel nous pensons par le truchement du monde social et à son propos : faire la distinction entre nous, prisonniers du temps, et une connaissance « extérieure » est tout bonnement une erreur.

Les chemins qui mènent à cette manière d’envisager le monde sont nombreux. Je commence souvent par le merveilleux récit que fait le réactionnaire Gerald Holton (1973) sur les origines thématiques de la pensée scientifique. Holton note à propos de la discontinuité, par exemple, qu’elle a connu son apogée, que ce soit en mathématiques (avec les mathématiques non linéaires), dans le monde physique (avec la mécanique quantique) ou dans le monde social (avec l’intérêt des historiens pour le changement discontinu sous la forme de théories de la révolution), à peu près partout au même moment au début du vingtième siècle. Jean-Pierre Dupuy (1982) ajouterait sans doute que l’on commençait également à se familiariser avec la discontinuité dans les transports (avec le métro, où l’on descend dans un non-espace pour en ressortir parvenu à une nouvelle destination ; ou encore avec le transport aérien). Une série plus récente pourrait être l’échec de « l’arbre de la vie » comme mécanisme explicatif du développement biologique (Lima, 2014) à peu près au même moment que celui de l’arbre de la connaissance (dessiné d’abord par les encyclopédistes de la fin du dix-huitième siècle, canonisé ensuite par Auguste Comte), et à peu près au même moment que les procédures de recherche hiérarchique (impliquant de parcourir des branches pour atteindre le nœud optimal) étaient en train d’être remplacées au sein des systèmes informatiques.

Il y a pareillement plusieurs manières d’étayer ces récits analogiques. Patrick Tort (1989) montre par exemple comment une seule et même invention majeure – les systèmes de classification génétique, comme celui de Darwin, qui classent selon le point d’origine – s’est répandue à travers tout un ensemble de domaines par des circonstances fortuites (quelqu’un dont l’ami assiste à une conférence dans un autre domaine de spécialité et en rend compte, et ainsi de suite). Cependant, pour utiles qu’ils soient, ce type de travaux n’offrent pas d’explication.

Pour ma part, j’ai toujours aimé l’argument considérant que cela se ramène à la bureaucratie : nous avons tendance à organiser nos faits à peu près de la même manière, que ce soit à notre propre sujet ou celui du monde. Le bureau « Wooton » – ce secrétaire génial inventé au dix-neuvième siècle et fourmillant de compartiments où ranger efficacement des informations utiles – a joué un rôle décisif dans l’architecture des bureaux tout comme dans les grandes enquêtes d’histoire naturelle de l’Occident de la fin du dix-neuvième siècle. Les ordinateurs peuvent être considérés comme issus à la fois des bureaux et de l’organisation des usines. Charles Babbage proclamait que l’invention du principe de division du travail – qu’il louait dans son  Traité sur l’économie des machines et des manufactures (1963[1827]) – était centrale aussi bien pour la division intellectuelle du travail que pour sa machine à différences ou sa machine analytique. Les développements ultérieurs se sont inspirés de la réorganisation des grands bureaux d’assurance du milieu du 19 e  siècle (Campbell-Kelly, 1994). Les technologies d’information que nous utilisons façonnent et contraignent nos manières de penser le monde ; il n’est pas étonnant que Melvil Dewey nous ait donné à la fois les catalogues de bibliothèque (connaissances) et des outils de suivi des stocks dans les entreprises, ou que les « codes-barres » aient circulé entre les supermarchés et le monde naturel (Waterton  et al ., 2013).

Ces deux registres décrivent finement comment une « idée » peut traverser sans entrave les mondes sociaux de la science et des affaires, en évoquant le hasard des rencontres dans le premier cas, ou une technologie partagée dans le second. Je passe maintenant à deux figures qui ont joué un rôle central dans notre économie du savoir au cours des deux derniers siècles : l’énergie et l’archive.

2. Énergie

Mitchell, dans  Carbon Democracy (2011), avance l’idée que la forme d’énergie que nous consommons est directement liée aux théories sociales (et, j’ajouterais, religieuses) que nous produisons. Dans une certaine mesure, il n’y a là rien de surprenant. Une société qui, tout en étant consciente des limites d’une telle ressource, cherche à piller la lumière du soleil emmagasinée durant des millions d’années en plusieurs générations, exprime avec force :

  • Que nous sommes la génération ultime, ou la pénultième, et devons de ce fait maximiser les ressources dans le présent plutôt que les distribuer dans le futur. Une telle argumentation est omniprésente – il y a tant d’aspects dans la rhétorique de la biodiversité qui reviennent à préserver une biodiversité maximale pour notre usage immédiat plutôt que de maximiser la capacité de la vie à générer de nouvelles formes dans le futur. Cette vision apocalyptique a précédé la seconde révolution industrielle (à la fin du 18 e  siècle) sous la forme du millénarisme – et il est intéressant de constater que l’apocalypse est passée du christianisme à la science rationnelle sans le moindre acte de foi à l’horizon. Après nous, le déluge, donc… Dépensons, dépensons, dépensons.

  • Que l’énergie est une ressource limitée qui doit être exploitée plutôt qu’une ressource durable à cultiver. Le capitalisme tardif a justement configuré les travailleurs en une telle ressource exploitable – le langage de l’énergie a pénétré notre tissu social.

  • Que nous sommes le bord avançant de l’avenir. Le même discours de la certitude et de l’optimisme dans le progrès a servi le développement de la machine à vapeur et l’exploitation massive du charbon comme ressource. Nous pouvions « accélérer » le progrès humain (Perdonnet, 1858) en exploitant le navire et le train à vapeur. Cette génération était différente de toutes celles qui l’avaient précédée, parce qu’on imaginait qu’elle avait à la fois le pouvoir d’accélérer les choses et d’abolir les distances. La configuration initiale ne fonctionnait vraiment que lorsque l’énergie était une ressource infinie.

En quoi tout cela se rapporte-t-il aux pratiques de connaissance ? Permettez-moi d’avoir ici recours à  Coins, Bodies, Games and Gold  de Leslie Kurke (1999). L’auteur déploie une sémiotique poétique pour déterminer comment pendant plusieurs siècles en Grèce on a parlé de l’argent, peu après que la monnaie ait été instaurée et avant qu’Aristote n’y consacre son traité philosophique (une période d’environ 300 ans). Elle prétend qu’un fait social aussi massif qu’une telle invention n’a pu être ignoré – et que c’est l’analyse sémiotique qui permet de découvrir comment on en discutait sans avoir recours au concept abstrait. Il en va de même pour l’énergie – une grande partie de notre discours social la concerne, nous devons simplement comprendre comment déchiffrer ce discours.

D’un point de vue ontologique, il semble que tout dans notre culture se ramène à la question de savoir : « qu’est-ce qui est apparu en premier ? » – et j’aimerais qu’il en soit autrement. Ce n’est pas tant que le discours de l’énergie serve de substrat au discours épiphénoménal politique et philosophique (bien qu’un tel argument puisse utilement servir de propédeutique pour aborder la question de la source de nos pratiques). Ce qui se passe plutôt, c’est que l’exploitation et le discours se manifestent d’emblée d’un seul tenant – il n’y a pas de flèche universelle de causalité qui aille de l’un à l’autre. Je pense ici à l’argument de Sohn-Rethel (1975) sur la « science comme conscience aliénée ». Je n’ai aucune difficulté à le suivre et à soutenir que le temps et l’espace universels sont une méditation sur la forme-marchandise du capitalisme précoce, à condition qu’on soutienne dans le même souffle que la forme-marchandise est réciproquement une méditation sur la nature de l’espace et du temps. Je partage avec Mitchell l’idée que, sans carbone ni pétrole, les grands projets d’infrastructure du vingtième siècle n’auraient pas pu voir le jour, pas plus que les théories économiques de Marx et Keynes. Nous pensons par nos façons sociales et économiques d’agir.

3. Performativité de l’archive

Aujourd’hui, un fait social s’impose massivement : il semble que nous soyons constamment en train de récolter de plus en plus de données sur tous les aspects du monde social et du monde naturel. La bureaucratie est tombée sur la tête. On a tellement écrit sur les traces totalisantes que nous laissons… même l’oligoptique de Latour semble s’être transmué en panoptique tardien (Latour, 2002). Toutes ces traces, qui circulent en toute promiscuité, et vont se nicher dans de multiples bases de données. Nous avons l’air de renaître constamment, citoyens nouveaux du meilleur des mondes, des mers chaudes de données qui nous baignent comme un liquide amniotique financé par la publicité : un liquide qui simultanément décrit et performe qui nous sommes.

Quand on parle d’une économie de services ou de l’information, ou encore d’une économie post-industrielle, on fait comme s’il n’était plus question des moyens de production, et qu’il ne restait plus que le marché, fonctionnant dans un espace sans friction, à des vitesses toujours plus rapides, pour diffuser l’information sous des formes toujours plus légères – nous accumulons capital et information.

L’Archive performative telle qu’elle se constitue rend invisible le travail matériel de production, qui se déroule dans des plis invaginés, loin des yeux de notre monde phallogocentrique fait de bits de données (Derrida, 2006). Nous sous-traitons et cachons tant d’injustice que nous sommes capables de nous construire un imaginaire social fait d’une existence numineuse fonctionnant dans une machine de données à mouvement perpétuel, délivré de tout besoin énergétique. Il en va de même pour moi, même s’il faut d’abord constater que « moi » est un concrétisme inapproprié. La peau a beau constituer la dernière ligne de défense du philosophe (Bentley, 1941), elle est de moins en moins pertinente pour marquer les frontières de l’ipséité. Je suis un symbiote strict, vivant dans un monde symbiotique… la première partie de la phrase évoque notre faune et flore intérieures et la seconde notre expérience de la vie de manière toujours plus branchée sur et grâce à notre technologie (un mouvement vieux de plusieurs siècles).

Quand l’archive totale concerne effectivement le matériel, c’est souvent sous la forme d’un concrétisme déplacé. Il y a de fortes raisons de penser que les espèces n’ont aucune sorte d’existence réelle, et pourtant des projets comme le  Catalog of Life  et l’ International Barcode of Life (Waterton  et al ., 2013) sont fondés sur leur existence. Et les politiques dans le monde matériel suivent le même ordre : la Réserve de semences du Svalbard est implacablement centrée sur les espèces. Nous préservons la biodiversité des espèces, mais nous ne préservons ni ne favorisons le processus de spéciation, qui est pourtant à leur origine. De même, le « terrorisme » tel que nous le connaissons est comme le long menu d’un restaurant chinois, fait de traces hétérogènes, et pourtant nous agissons dans le monde matériel comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. L’archive dans ce cas n’est pas simplement une manière d’enregistrer le passé – c’est une façon de prédire l’avenir. Quand le cercle se fait trop étroit (et empêche à ceux qui pourraient potentiellement développer certains problèmes sociaux, mentaux ou physiques de voir le jour), l’archive est effectivement en train de performer l’avenir en même temps qu’elle stocke nos données, informations et connaissances. Malgré tout le discours prônant une vision tardienne, post-théorique de la société, notre archive totalisante classifie bel et bien, et cette classification a des conséquences matérielles.

Il est bien entendu possible de construire des archives de manière juste et efficace. Mais cela implique de comprendre à quel point une culture comme la nôtre est une culture d’archives – une vérité qui tend à se dissiper sous une évanescence de mauvais aloi. Toute la période allant du milieu du 18 e  au milieu du 20 e  siècles a été un âge de la classification. Des schèmes universalisants ont été développés dans de nombreuses sphères du monde social et naturel. Ils nous ont permis de cataloguer le monde, de stocker des informations à son sujet, et enfin d’agir sur la base de ces informations. Nous nous éloignons petit à petit de ce régime, mais nous fonctionnons toujours selon la même logique. Il y a une vérité profonde dans la maxime de Lacan selon laquelle on est parlé par sa propre langue. Lacan voulait dire (pour autant qu’on puisse lui attribuer des significations particulières) que notre sentiment de soi est le produit de la langue que nous apprenons à parler, bien plus que la langue n’est un véhicule neutre pour exprimer notre moi intérieur.

Il en va de même pour l’Archive que nous construisons : elle nous performe et performe nos connaissances. La grande occasion qui se présente ici requiert de voir à travers les apparences de poussière et de décomposition que le mot suggère souvent pour entrevoir d’une part la signification sociale de tout ceci, et d’autre part développer de nouveaux discours qui vont au-delà de la neutralité de l’archive pour en assumer pleinement la performativité. Les Classificateurs ne parlaient jamais vraiment de ce qu’est la classification (il y a eu des conférences internationales sur les statistiques dès les années 1850, mais aucune sur la classification en soi). Espérons qu’il en ira autrement pour les Archivistes du nouveau monde.

4. Conclusion

Une des grandes quêtes que poursuit l’anthropologie des connaissances consiste à comprendre les pratiques de connaissance dans leurs contextes sociaux. Notre domaine a connu des évolutions significatives depuis les premiers arguments de l’École d’Édimbourg, selon lesquels la connaissance scientifique emboîte le pas aux intérêts sociaux et politiques – bien que cela soit à l’évidence parfois le cas (comme le montre le cas de la science de l’intelligence, ou la manière dont la sociobiologie s’est développée), une telle perspective est restrictive. J’ai suggéré ici qu’il existe des façons de fonder une compréhension rigoureusement socio-économique de la connaissance, et que nous devons pour cela développer de nouveaux outils pour travailler aussi bien en filigrane (sur les mécanismes de transmission) qu’à plus larges traits.