1.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologie Dans ce livre, une voix singulière se fait entendre. Elle est celle d’un anthropologue, qui réfléchit sur sa discipline, sur le temps long qui va de l’anthropologie « de facture classique », ainsi qualifiée à plusieurs reprises, à une anthropologie plus contemporaine, et par conséquent non classique. Disons, pour être plus précis, que l’anthropologie contemporaine telle que Gérard Lenclud en brosse le portrait reste sur la lancée de l’anthropologie classique, mais procède néanmoins d’une transformation significative, qui prend elle-même plusieurs directions sans rompre pour cela l’unité de la discipline. On est donc en présence d’un livre sur l’anthropologie contemporaine restituée dans ses choix théoriques fondamentaux, où les différents déplacements par rapport aux présupposés de la discipline prise dans le moment de sa constitution forment ensemble un tableau qui reste cohérent. C’est cette cohérence qu’on s’efforcera ici de décrire, de façon à faire ressortir les questions épistémologiques qu’elle ne laisse pas de soulever.
De l’anthropologie de facture classique à l’anthropologie contemporaine, il y a donc déplacement, mais pas rupture radicale ni consumation de toutes les questions posées initialement. L’anthropologue contemporain reste en débat avec les classiques de la discipline dont il reformule les interrogations. Réfléchissant à ce qu’il fait au présent, il réactualise l’histoire de sa discipline. Mais, précisément, cette histoire ne se parcourt correctement que si l’on remonte en arrière, et que l’on comprend sur quelles bases l’anthropologie classique a pu elle-même apparaître. Or, faisant ce retour, qui est retour à une sorte d’acte de naissance, on est bel et bien confronté, non à un déplacement, mais à une rupture. Le point de vue le plus large est celui où l’on voit, dans l’introduction du livre, l’anthropologie apparaître comme une rupture avec l’anthropologie philosophique : l’anthropologie n’est pas un discours sur l’homme dans son rapport à lui-même, seul face à Dieu ou à son destin terrestre, c’est un discours sur les hommes, sur l’homme en rapport avec les autres hommes et, plus exactement, à d’autres hommes déterminés, ceux qui appartiennent à une société ou une culture déterminée. L’anthropologie naît à ce moment comme anthropologie culturelle ou sociale, c’est-à-dire non philosophique.
Ajoutons, pour s’en tenir à l’histoire du terme, qu’elle naît dans le même moment comme anthropologie physique, comprise comme sous-partie de la biologie : dès la fin du xviii e siècle, l’anthropologie non philosophique est constituée sur une scission entre le culturel et le physique – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a aucune articulation, mais que les deux programmes se conduisent parallèlement, comme on le voit à partir des travaux de la Société des observateurs de l’homme de l’an III (1799-1804) et tout au long du xix e siècle. L’objet de l’anthropologie est naturel et culturel, et un legs est porté par la discipline, dès l’origine, qui est justement de résoudre les tensions produites par la conjonction de coordination. Ces tensions, elles ne s’expriment pas seulement dans des questions de hiérarchie entre disciplines : elles traversent en fait le sens et la portée du type de connaissance produite dans chacune d’elles.
construction des savoirsépistémologierelativismePlus exactement, ces tensions commandent la façon dont se formule, dans les sciences de l’homme, la question de l’universalisme. Aux déterminations naturelles attribuables au substrat physique et à la réalité de l’espèce, on n’éprouve aucune peine à rattacher une position universaliste. Mais du même coup, on fait dépendre tout universalisme anthropologique de sa capacité à rejoindre ce plan heuristique. Du point de vue d’une anthropologie physique, la réalité humaine en tant que détermination biologique spécifique est condition d’intelligibilité des différentes manifestations culturelles, reconduites à un même socle explicatif. Inversement, à une approche qui se maintient au niveau des déterminations culturelles, on attribue communément (pour s’en satisfaire ou pas) une position relativiste : si l’anthropologie sociale ou culturelle – je vais revenir sur l’ambiguïté de cette prétendue équivalence : sociale, c’est-à-dire culturelle – est possible, c’est depuis, semble-t-il, un relativisme assumé. Ce relativisme découle non seulement de ce que le programme naturaliste est tenu à distance, mais aussi, et surtout, de la rupture avec l’anthropologie philosophique qui se tient à son arrière-plan. On peut donc dire que l’anthropologie culturelle s’est érigée dans sa « facture classique », en rompant doublement avec l’universalisme : elle ne se contente pas de dire que l’humanité comme entité naturelle (comme espèce) n’est pas le bon point d’entrée pour l’étude des phénomènes humains, elle ajoute qu’en disant cela, il ne s’agit en aucun cas de retomber en un temps d’avant la rupture épistémologique. Elle ajoute aussi que ce n’est pas dans une essence humaine abstraitement comprise et faisant office de socle spéculatif ou transcendantal que se trouve la clef de son discours ; qu’il convient donc de décrire la variété des formes de vie sociale où les hommes s’inscrivent, sans chercher à y reconstituer une position essentialiste. Ce sont les cultures qui font ce que les hommes sont, toujours singulièrement et relativement à telle ou telle forme d’existence collective.
construction des savoirsépistémologieraisonSi l’on pose le problème épistémologique en ces termes, il me semble qu’on peut résumer la position de Lenclud à ceci : il faut partir de l’anthropologie culturelle ou sociale, et non de l’anthropologie physique, mais il faut faire le pari de la raison, qui est aussi le pari de l’universalisme. Autrement dit, l’anthropologie est bien une discipline à part entière, si elle a une unité « disciplinaire » qui se reconstitue au-delà de l’ethnographie, ce doit être parce qu’elle construit un universalisme d’un genre nouveau – ni physique, ni philosophique. Et c’est un certain regard sur la raison qui pourra rendre ce pari tenable.
Mais que veut dire ici raison ? Si l’anthropologie a à faire le pari de la raison pour retrouver l’universalisme dans la voie culturelle, ne commet-elle pas tout de même une régression philosophique ? C’est ici que le livre intervient de façon originale et singulière dans le débat classique. Il le fait en préconisant et en opérant lui-même un changement de point de vue sur ce qui est exactement en débat.
construction des savoirsvalidationenquêtePour bien poser le problème épistémologique de l’anthropologie, il faut revenir à la façon dont elle se pratique, et donc faire pleinement droit à son soubassement ethnographique et à son articulation avec la construction de propositions de type anthropologique. On se tourne donc vers l’enquête, et vers ce que l’anthropologue fait réellement. Or c’est là, et seulement là, qu’on voudrait cerner en premier lieu ce qu’on entend par raison ou rationalité. La raison mise en jeu, ce n’est pas d’abord une donnée observable ou un attribut universel introduit dans l’objet, mais c’est ce qui opère et se dessine progressivement dans la mise en œuvre de la connaissance anthropologique. Ce point de vue spécifique sur les questions fondamentales de la discipline, à l’intérieur duquel se pose à nouveaux frais la question de l’universalisme, le livre l’appelle gnoséologique.
pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonL’effet premier de ce changement de point de vue, c’est qu’on est alors poussé à décliner le comparatisme d’une manière à laquelle on n’est pas habitué. En fait, c’est l’anthropologie comme telle qu’on introduit maintenant dans un espace épistémique comparatif. Et c’est son comparatisme, mais aussi sa pratique de l’interprétation, ses formes de généralisation et de raisonnement, qu’on met en rapport avec d’autres formes. Autrement dit, le pari de la raison, d’où un nouveau type d’universalisme propre à l’anthropologie est susceptible d’apparaître, est donc d’abord un pari sur la raison de l’anthropologue, et non pas directement sur la raison des acteurs, un pari sur les opérations rationnelles qui sont les siennes dans sa pratique de connaissance – pari qui doit in fine nous faire comprendre en quoi l’anthropologie se distingue suffisamment d’autres disciplines connexes au point de dessiner un profil clair pour une discipline qui, en dépit des variations de paradigmes, reste relativement unitaire. Le trièdre le plus important commence alors à se dessiner : parmi les confrontations possibles, celles que Lenclud juge déterminantes sont celles avec l’histoire et avec la psychologie.
Si le cadre interrogatif est bien celui-ci, plusieurs questions se posent. Je me contenterai d’en poser deux.
La première est celle, d’histoire de l’anthropologie, qui porte sur la transformation contemporaine de ce savoir dont le livre propose, sous différents angles, une sorte de diagnostic. Dans le passage de l’anthropologie « de facture classique » à l’anthropologie telle qu’elle est actuellement pratiquée, qu’est-ce qui a exactement changé dans l’ordre du mode de connaissance – et pas, encore une fois, dans la détermination de l’objet à connaître ?
Et, seconde question, liée évidemment à celle-ci : pourquoi le double départ et la double relation à l’histoire et à la psychologie méritent-ils d’être examinés de façon privilégiée ?
construction des savoirsépistémologierelativismeOn peut tirer de la réflexion proposée la réponse suivante à la première question : l’anthropologie contemporaine se distingue précisément de l’anthropologie classique par le fait qu’elle s’est rendue apte au déplacement gnoséologique, et qu’elle en a même fait le cœur de ses réflexions afin de renouveler ses paradigmes. Or, il y a un avantage à cela, qu’on peut voir se discerner dans certaines pages du livre (notamment dans l’article sur le « principe de parité ») : c’est que, mieux que l’anthropologie classique, l’anthropologie contemporaine donnerait des éléments pour sortir du dilemme du relativisme. En effet, ce qui définit l’anthropologie classique, dans sa voie culturaliste, est une forte distinction entre science de la nature et science de la culture du point de vue des méthodes – c’est ce qu’on appelle classiquement la « querelle des méthodes » –, mais en tant que ces méthodes répondent à des distinctions présentes dans l’objet. Si l’on s’est voué classiquement à la description et à l’interprétation des différences entre hommes et non à l’élucidation d’une nature humaine, c’est que la description et l’interprétation étaient pensées comme les opérations correctement ajustées à un donné intrinsèquement, primordialement, et pas secondairement, différencié. Ce qui est alors relativisé, c’est le phénomène culturel comme phénomène significatif, du côté des acteurs pour lesquels il fait sens. Toute la question était de rendre ce sens appropriable par l’enquêteur, mais sans jamais résorber le hiatus entre enquêteur et enquêté, et surtout sans faire perdre la teneur en singularité et en historicité de l’objet à connaître, dans le moment où cette appropriation arrivait à son terme.
Or quelque chose restait non interrogé, occulté, dans cette démarche – compatible avec, et au fond formalisé adéquatement par une épistémologie de type wébérien. Ce qui n’était pas interrogé et mis en jeu, c’était le choix, ou les choix, de l’analyste, entre des modes concurrents de connaissance – des choix, non pas tant déterminés par une texture putative de l’objet, mais par des options dans les sciences historiques elles-mêmes, options à l’intérieur desquelles une voie spécifiquement anthropologique s’est dessinée, de préférence à d’autres voies.
Autrement dit, l’anthropologie contemporaine se distingue de l’anthropologie classique en ce qu’elle s’est révélée capable, non pas d’un retour réflexif sur l’histoire et l’évolution de la discipline, mais simplement de tirer les conséquences de quelque chose comme une mise en suspens. Indépendamment de ce que nous pouvons postuler de ce qu’est l’objet anthropologique, et y compris en poussant la mise en suspens à toute postulation quant à son absolue singularité, comment le connaît-on effectivement ? Cette question semble paradoxale si l’on reste prisonnier d’une épistémologie classique : on se dirait alors qu’une objectivation préalable, même provisoire et révisable, doit bien commander la formulation et la mise en œuvre d’une méthode. Et pourtant, dans le cas de l’anthropologie, la question « comment connaît-on effectivement, indépendamment de toute détermination d’objet ? » a bien tout son sens, du fait du défi d’où elle est née : connaître les phénomènes humains, sans rien postuler quant à la nature ou quant à la culture, de l’humain. C’est le dilemme natif de l’anthropologie de facture classique, dans lequel elle ne cesse de se débattre (et cela, encore une fois, à cause de la double démarcation avec l’anthropologie physique d’un côté, avec l’anthropologie philosophique de l’autre).
Mais justement, ce dilemme classique a fait long feu. Il n’est plus à l’ordre du jour, parce que les questions disciplinaires cruciales ne sont plus posées à l’intérieur de la vieille querelle des méthodes (qui étaient en fait une querelle des méthodes au regard de ce qu’on postulait de l’objet, philosophiquement ou biologiquement).
L’anthropologie a appris – et c’est peut-être cela qui la singularise le plus – à suspendre toute détermination d’objet, y compris quant à sa dissolution empirique en singularités historiques impossibles à subsumer. Bien sûr, d’une certaine manière, elle a assumé le point de vue wébérien. Disons qu’elle l’a fait en surface, ce en quoi elle restait bien l’héritière de l’âge classique de la discipline : elle était compréhensive, interprétative, culturaliste, et d’un certain point de vue elle l’est toujours. Mais elle l’est autrement. C’est qu’à un niveau plus profond, que rejoint Lenclud sous différents aspects, elle a fait autre chose : elle a transformé son héritage problématique en une interrogation que l’on peut appeler différentielle sur sa pratique de connaissance. En fait, on peut dire qu’elle a même fait plus : elle l’a transformé en une interrogation différentielle sur les pratiques de connaissance dans l’espace plus large des sciences de l’homme. En cela, elle a conquis une perspective générale sur ce champ de savoir – paradoxalement, en raison de son caractère moins assuré, plus problématique au départ, que les disciplines connexes. Elle a pris en charge un questionnement sur ce que c’est pour elle que de viser la conduite humaine inscrite dans une culture, et de distinguer cette visée d’autres visées alternatives. Ainsi, elle s’est interrogée sur les verbes d’action constitutifs de son mode de connaître, et s’est demandé de quels choix elle procède elle-même, dans la manière de les conjuguer : observer, décrire, interpréter, comprendre. En faisant cela, on peut donc se dire qu’elle offre une sorte de carte, un diagramme ou un système de bifurcations, où les autres disciplines sont elles aussi appelées à se reconnaître et à se replacer.
Bien sûr, il s’agit là d’un diagnostic optimiste : il table sur la vitalité actuelle de l’anthropologie, et lui fournit un cadre large pour se penser elle-même. Un mauvais esprit pourrait ici insinuer un doute – un doute, non pas sur la vitalité, mais sur le fait qu’elle puisse ainsi se réordonner. Ce doute, qui serait l’amorce d’un tout autre diagnostic, franchement pessimiste, se dirait ainsi : n’y a-t-il pas, dans ce recentrement suspensif de l’anthropologie, une condition d’existence plus difficile qu’on ne le dit ? Et, en l’occurrence, n’y a-t-il pas une dépendance plus ou moins bien masquée à l’égard de disciplines qui, parce qu’elles n’ont pas hérité d’un tel dilemme de départ – le dilemme du relativisme et de l’universalisme, c’est-à-dire au fond du culturel et du naturel –, n’ont pas eu à faire cette contorsion qu’on vient de voir, cette dérogation au principe épistémologique classique de l’assomption d’un certain type d’objectivation (même provisoire, même révisable) à travers le choix de méthode ?
L’anthropologie, renonçant alors à des paradigmes forts – comme le structuralisme avait pu en dernier ressort en être un –, se verrait dans une situation moins confortable, du fait du genre d’interrogation différentielle sur les opérations de connaissance qu’elle s’est astreinte à mener. Cet inconfort se marquerait simplement par le fait que, plus que les autres, elle est obligée de se définir par distinction, par écart, par différenciation à chaque fois rejouée. Ce qu’elle fait quand elle observe, interprète, explique, elle ne peut le dire toute seule, depuis elle-même, mais elle doit procéder par comparaison avec des disciplines connexes. Ce serait, si l’on veut, la version moins optimiste de ce qu’on a décrit comme un privilège épistémique de déplacement et de circulation à l’intérieur du champ des sciences de l’homme.
Dans cette alternative entre optimisme et pessimisme, il me semble que L’Universalisme ou Le pari de la raison ne décide pas – et une question un peu massive serait de lui demander de le faire. Le titre du livre est optimiste, mais le contenu est beaucoup plus nuancé.
Pour comprendre ces nuances, il faut évidemment se replacer au lieu que Lenclud juge le plus pertinent : le lieu occupé par l’anthropologie, non plus classique, mais contemporaine, entre l’histoire et la psychologie.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireLe rapport à l’histoire est ici pris sous l’angle de l’opération d’observation, et plus exactement du mode de conversion des observables en objet de connaissance. Le point décisif est le suivant : l’anthropologie, en ce qu’elle procède d’un socle ethnographique qui n’est pas pour elle un plan de vérification et d’illustration d’hypothèses théoriques indépendantes, mais un plan d’élaboration et d’articulation interne de ses objets, jouit d’un privilège de présence, de participation et de visualisation du donné. Il se résume dans la définition d’Emmanuel Terray, citée par Lenclud : « L’anthropologue a pour objet propre l’interaction qui se noue entre sa subjectivité et le groupe qu’il analyse. C’est de cette interaction et de ses transformations que l’enquête rend compte » (cité p. 66). Il y a, en anthropologie, interaction et, soulignons-le, aussi difficile à comprendre que cela paraisse, interaction entre un individu et un groupe, interaction fortement asymétrique par conséquent, dont l’une des parties assume, sous certaines conditions qu’il faudrait expliciter, une définition collective. Disons que dans les interactions qui font l’enquête, si interindividuelle soit-elle, l’une des parties est prise dans ses appartenances. Lorsque Lenclud envisage le problème, il y voit à la fois une spécificité de l’anthropologie par rapport à l’observation à distance de l’historien, mais aussi un risque : ce risque est souligné à travers l’idée que le chercheur se voit pris dans un régime d’expérience qu’il doit, au moins pour une part, entreprendre de redécrire comme une « démarche en subjectivité ». Commentant une figure limite de cette démarche, celle de Jeanne Favret-Saada, Lenclud estime qu’« il est douteux que la plupart des anthropologues soient disposés à payer ce prix, paraissant coûteux en termes de réduction de l’ambition scientifique, pour la sauvegarde d’un territoire réservé » (p. 66). Et de fait, bien souvent, ils ne le paient pas. Ils retournent sur un autre plan le sens de la comparaison distinctive avec l’histoire : ils soulignent alors plutôt, avec Ernest Gellner, que leur langage procède par traduction conceptuelle, à la différence de celui de l’historien, qui, pour reprendre la notation de Marc Bloch, se doit de travailler dans un vocabulaire « déjà fatigué et déformé par un long emploi », puisqu’il est en usage dans la matière même de son étude. Il y aurait donc une double distinction anthropologie/histoire, tendanciellement contradictoire, où s’inversent les coordonnées de la présence et de l’absence, selon que l’on se porte vers la pratique d’enquête, ou bien vers le langage qu’on emploie pour la restituer.
construction des savoirsvalidationenquêteUne question que je souhaiterais ici poser est celle de la manière dont il faut entendre la transformation subjective inhérente à la pratique d’enquête, qui est devenue il est vrai un topos récurrent des travaux anthropologiques. Si l’on reprend la définition de Terray, et qu’on met l’accent sur l’asymétrie dans l’interaction, une question se profile avec évidence : dans l’idée que quelque chose se transforme du côté de la partie la plus fortement individualisée de l’interaction, l’ethnographe, ce qui semble impliqué, c’est qu’on a affaire à autre chose qu’une expérience subjective. On est plutôt confronté, dans l’enquête elle-même, à l’ouverture à une autre possibilité de dire « nous » que celle éprouvée initialement par l’enquêteur, lequel, du même coup, doit faire ses comptes avec sa propre expérience du collectif. Ne conviendrait-il pas alors de resituer le rapport de l’anthropologie à l’histoire dans le cadre plus large de leur commune appartenance à des sciences sociales, pour concevoir la façon dont des pratiques de connaissance se règlent différemment en tant qu’approches de phénomènes intrinsèquement sociaux ? Sociaux, et non pas culturels. Le choix du terme, ici, n’est pas indifférent. Et peut-être ce choix permet-il d’interroger différemment la nature du rapport entre anthropologie et psychologie.
Dans un livre que Lenclud connaît bien, puisqu’il le commente à plusieurs reprises, Dan Sperber avait fait le choix inverse, non sans ajouter que, selon lui, cela n’avait aucune importance. Au début de la Contagion des idées (Paris, O. Jacob, 1996), Sperber affirme : anthropologie culturelle ou anthropologie sociale, c’est au fond exactement la même chose, à tel point que l’on peut tirer à pile ou face le choix de la dénomination. Le sort avait décidé, dans la suite du livre, pour l’expression « anthropologie culturelle », à laquelle l’auteur opposait avec conviction une optique radicalement naturaliste. Est-ce vraiment le sort qui avait décidé ? Toujours est-il que l’évacuation de la référence au social n’était pas sans favoriser un type d’anthropologie qui accorde le premier plan aux faits d’ordre psychologique et qui ne voit pas dans le caractère collectif des représentations culturelles un obstacle à leur appréhension à partir de la transmission et du devenir public de certaines représentations individuelles. Et, surtout, l’évacuation de la référence au social pouvait faire office de réduction des forces ennemies pour une approche naturaliste conçue comme unique possibilité pour l’anthropologie de s’extraire du relativisme. Il est certain que l’approche interprétative que Lenclud choisit de défendre se refuse à ce genre de réduction. Et pourtant, c’est la psychologie, et non la sociologie, qui lui paraît le pôle de discussion pertinent. Pourquoi ?
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologieEn fait, le rapport de l’anthropologie à la psychologie n’est pas du même type que le rapport de l’anthropologie à l’histoire. Dans ce cas, on n’est plus dans une situation de dialogue entre deux manières d’approcher les phénomènes et de produire un certain type de connaissance objective. On est dans le cas d’une dimension incompressible logée à l’intérieur de la pratique anthropologique elle-même. On ne peut pas, dit Lenclud, prétendre atteindre des significations en s’interdisant tout recours à une psychologie ; il s’agit seulement de déterminer celle qui convient à l’enquête proprement anthropologique. Ce point est fondamental, et il traverse en fait tout l’ouvrage, parce qu’il est le moyen privilégié de soutenir le « pari de la raison », et donc la prétention à l’universalisme, au-delà de l’auto-contradiction dans laquelle s’enferre le relativisme. Il semble pourtant, dans le cadre de l’interaction asymétrique décrite par Terray, que les ressources d’une psychologie, même nourrie de théorie de l’intentionnalité – et même nourrie de théorie de l’intentionnalité collective – restent en deçà du défi qui a été posé à l’anthropologie dès lors qu’elle s’est pensée comme science sociale. Car au fond, sous la psychologie, c’est soit le naturalisme, soit la philosophie (sous la forme d’une philosophie de l’esprit) qui fait retour, pour établir certains postulats quant à la nature de l’objet.
Précisément, l’idée que l’anthropologie doive se décliner en anthropologie sociale (ou culturelle, mais la culture étant prise comme inséparable d’une forme de vie sociale) impliquait le renoncement à de tels postulats, et toute la démonstration de Lenclud, on l’a vu, procédait d’une conscience claire du défi épistémique qui était le pendant de ce renoncement. Ce que l’on voudrait pour finir suggérer, c’est que l’issue d’un rétablissement de l’universalisme par-delà le relativisme, pour l’anthropologie, s’il ne veut pas être régressif (soit au plan d’une anthropologie naturaliste, soit au plan d’une anthropologie philosophique), réside dans un rapport plus étroit et approfondi à la sociologie, plutôt qu’à la psychologie. C’est alors à un autre trièdre de savoir que l’on aurait affaire, afin de rendre le pari de la raison tenable.