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1. Autour de Jacques Revel, avec Jacques Revel. Pendant trois ans, nous avons animé ensemble un séminaire autour du linguistic turn. Même si, dans les dernières années, de nombreux de profundis ont été prononcés, il nous a semblé important de revenir sur cette expérience historiographique ainsi que sur les héritages qu’elle a laissés. Quels en ont été les enjeux principaux ? Et que reste-t-il du débat violent, parfois virulent, qui a traversé l’histoire, et en particulier l’histoire sociale, dans les pays anglo-saxons1 ?
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueEn 1995, Nancy Partner remarquait que le linguistic turn ainsi que la déconstruction avaient quelque chose de répétitif et qu’ils n’avaient pas produit de changements importants dans les pratiques des historiens : pour elle, en dépit des théorisations sophistiquées proposées dans la période récente, les chercheurs continueraient à « dépendre » des données historiques comme au xix e siècle 2. Elle résumait son sentiment en recourant à l’image de la porte tournante : on tourne, on tourne et on ressort exactement là où on est entré. Personnellement, je ne partage qu’en partie ce diagnostic. Sans doute, le débat sur le linguistic turn, nourri par une extraordinaire force polémique, a-t-il bientôt pris une dimension répétitive. On a parfois l’impression d’avoir affaire à une logique rituelle – tout à la fois religieuse et iconoclaste – et que cette logique a produit des représentations caricaturales. Ainsi, deux phrases célèbres ont scandé sans cesse la discussion : celle de Leopold von Ranke sur le fait que l’historien « veut seulement montrer comment cela s’est réellement passé » (Wie es eigentlich gewesen) et celle de Jacques Derrida, selon laquelle « il n’y a pas de hors-texte ». Malheureusement, l’une et l’autre ont été déformées et simplifiées de façon récurrente afin de ridiculiser l’« adversaire » supposé : soit l’histoire « traditionnelle » ou « objective », d’un côté de la « barricade », et, de l’autre, la déconstruction3. Je doute pourtant que l’image de la porte tournante soit pertinente, car l’expérience historiographique mise en œuvre par le linguistic turn ne s’identifie pas à un courant compact et inchangé dans le temps ; elle ne suit pas non plus un mouvement circulaire – avec un retour à la case de départ, comme dans le jeu de l’oie. Sous certains aspects, elle rappelle le caméléon, dont la peau ne cesse de changer de couleur.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire pratiques savantespratique discursiverécitPour cette raison, dans notre séminaire, nous avons cherché à privilégier les variations et les glissements de sens. Dans cette perspective, je tiens à distinguer au moins trois thèmes majeurs : le langage, la politique, et le récit (narrative). Ils traversent le linguistic turn dès le début du mouvement, mais ils sont prééminents à des moments différents. On pourrait se les représenter comme des vagues successives qui se chevauchent en se brisant l’une après l’autre sur une plage. Un mouvement de ce type apparaît évident dans le parcours de Hayden White, mais il revient aussi, plus largement, dans le débat historiographique qui a accompagné le turn.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophie2. Au début, il y eut la langue et le langage. Dans Metahistory, publié en 1973, l’œuvre historique est considérée comme une structure verbale ayant la forme d’un discours narratif, « qui prétend re-présenter, modéliser, et emblématiser des structures et des processus révolus, dans le but de faire comprendre le passé ». White renverse la question posée par Erich Auerbach dans Mimesis 4. Au lieu de s’interroger sur ce qui est proprement historique dans l’art réaliste, il se demande : « Qu’est-ce qui est artistique au sein de l’historiographie réaliste ? » En s’appuyant sur les principaux représentants de l’historiographie et de la philosophie de l’histoire du xix e siècle (Michelet, Ranke, Tocqueville, Burckhardt, d’une part ; Hegel, Marx, Nietzsche et Croce, de l’autre), White propose une approche formaliste, centrée sur le rôle fondamental du langage et sur la structure narrative de l’historiographie : comme il le dira à plusieurs reprises, le contenu historique ne peut pas être détaché de sa forme discursive. Dans cette perspective, White remarque que le choix des figures de style (ou tropes de la rhétorique : la métaphore, la métonymie, la synecdoque, et l’ironie) et des types d’intrigue (romanesque, tragique, comique, satirique) s’avère déterminant pour le contenu de l’histoire5. Ainsi, le récit joue-t-il un rôle cognitif décisif : « Il informe la manière dont l’historien cherche à expliquer ce qui s’est “réellement” produit6. »
Dans cet ouvrage, White n’aborde pas directement la question de la vérité ou de l’exactitude historique, car, pour lui,
construction des savoirsépistémologieconceptla formulation de concepts ne dépend pas de la nature des « données » que [les historiens] ont utilisées à l’appui de leurs généralisations, ou des théories qu’ils ont invoquées, mais plutôt de la cohérence, de l’homogénéité, de la puissance de leurs visions respectives de la discipline historique. C’est pourquoi leurs systèmes ne sauraient être « réfutés » ou « invalidés » sous prétexte que de nouvelles données ont réorienté des recherches ultérieures, ou qu’une nouvelle théorie interprétative est venue transformer les séries d’événements qui forment la trame de leur représentation et de leur analyse.
construction des savoirsépistémologiefiction inscription des savoirslivretexte pratiques savantespratique artistiquepoésieCependant, même si l’écriture de l’histoire apparaît inéluctablement poétique (il s’agit d’une fiction making operation), Metahistory ne relève guère d’une entreprise sceptique. White ne suggère pas que tout n’est que langage, discours ou texte. Il ne nie pas l’existence de la réalité extérieure – le contexte ou le célèbre « hors-texte » – non plus que notre capacité à nous référer à la réalité. À cet égard, il précise : « Contrairement aux ouvrages de fiction, comme le roman, les ouvrages historiques sont constitués d’événements qui existent en dehors de la conscience de l’écrivain7. » Ses thèses n’ont pas pour corollaire que rien ne pourrait plus être considéré comme vrai. Plus simplement, en analysant la fonction métalinguistique, il choisit de laisser de côté la fonction référentielle : de cette manière, la référence au réel apparaît moins importante que la capacité rhétorique de chaque discours.
construction des savoirstraditionévénementL’assimilation entre la fiction et l’histoire se fait plus sensible dans Tropics of Discourse (1978). En particulier, dans son essai « The Historical Text as Literary Artifact », White met en discussion la capacité réaliste et mimétique de l’histoire, soulignée par Auerbach et Northrop Frye 8 : l’histoire est intrinsèquement historiographie, un artefact littéraire (la référence à Roland Barthes et à son fameux texte, « Le discours de l’histoire » devient centrale9). Les récits historiques sont considérés comme des fictions verbales, proches par leur forme et leur contenu des récits littéraires : plutôt que de trouver la forme du récit dans le passé ou dans les archives, l’historien choisit, organise et raconte les événements à partir d’une série de considérations idéologiques, esthétiques ou mythiques, de nature extra-historique10. En outre, White propose une définition du fait historique qui laisse aux procédures de la preuve un espace marginal. Il insiste sur le fait qu’il ne faut pas penser à l’histoire comme à une carte géographique ou une photographie, puisque, dans le cas du passé, l’original a disparu pour toujours, et il fait remarquer que les arguments des grands historiens classiques – Thucydide, Michelet, Mommsen, Ranke ou Burckhardt – ne peuvent pas être réfutés11. Cependant, même si elle témoigne de la nature fondamentalement littéraire de l’historiographie, cette irréfutabilité n’implique pas nécessairement qu’il n’y ait aucune possibilité d’évaluer le travail de l’historien : car pour White, on peut s’appuyer sur d’autres critères tels que la responsabilité vis-à-vis de la critique des sources, la plénitude des détails, la cohérence de la démonstration, etc.
3. Dans les textes des années 1980, l’histoire se montre de plus en plus dépendante du contexte de production du présent12. L’horizon change graduellement mais de manière fondamentale : le questionnement sur les tropes est remplacé par une interrogation sur les « politiques d’interprétation » et sur la fonction politique du langage. Il ne s’agit plus seulement des formes littéraires que l’écriture de l’histoire partage avec la littérature. Le débat prend désormais une dimension idéologique. Le titre du recueil que White publie en 1987, The Content of the Form, renvoie une fois encore à la dimension formaliste, mais, dès la préface, l’auteur fait observer que la narration est fondée sur des choix ontologiques et épistémiques qui ont des implications idéologiques et politiques13. Il n’est pas d’historiographie politiquement innocente : chaque énoncé historique peut être porteur d’une idéologie, même si celle-ci ne relève pas d’un programme politique explicite.
construction des savoirstraditionhistoriographieEn outre, et c’est le point le plus novateur, White s’emploie à montrer les effets de domestication implicites dans le fait de consigner un événement à l’histoire. Pour lui, le style de narration de l’historiographie du xix e siècle a contribué à bloquer les politiques visionnaires. Cette idée est encore développée dans un texte célèbre : « The Politics of Historical Interpretation. » Ici, la question de fond concerne les connotations politiques de la naissance de l’histoire en tant que discipline, surtout après qu’elle a pris pour modèle les sciences de la nature, et dans le contexte institutionnel moderne visant à la régulation de la production de la connaissance. L’argumentation de White est double. D’une part, la naissance de la discipline historique (discipline étant entendue au sens de Michel Foucault, de professionnalisation et de dressage) advient tout au long du xix e siècle, sous des régimes conservateurs et contre-révolutionnaires ; d’autre part, elle produit l’opposition entre historiographie et philosophie de l’histoire. Ainsi, White renverse l’image habituelle du processus de professionnalisation de l’histoire : le « noble rêve » de l’objectivité historique n’est pas seulement une illusion ; son contenu est essentiellement politique14. Alors que la philosophie de l’histoire est ouvertement politique, l’histoire cherche ainsi à cacher sa nature profondément politique. Or plus elle se pense apolitique, neutre, objective, plus elle déclare se contenter de raconter des histoires vraies, comme c’est le cas notamment de l’histoire « universitaire », plus elle devient un instrument idéologique15.
typologie des savoirsdisciplinesPourquoi ? De quoi cette politisation est-elle faite ? White ne se réfère pas à l’engagement politique de certains historiens, qui, tout au long du xix e siècle, ont joué un rôle essentiel dans la construction de l’État-nation ou dans l’affirmation des idéologies nationalistes. Il vise quelque chose de moins évident : pour lui, l’histoire incarne la pensée réaliste par opposition à la pensée utopique, dans ses différentes formes – religieuses, sociales et surtout politiques. Comme il l’écrit dans un autre texte de la même période, consacré à l’Historik de Johann Gustav Droysen, avec la disciplinalisation, l’histoire est devenue la gardienne de la conservation sociale et politique à laquelle s’identifiait la bourgeoisie : « L’histoire de l’historiographie […] a joué un rôle dominant dans l’économie politique des sciences humaines depuis la Révolution française. » Par sa nature même, elle encourage la production de citoyens « respectueux des lois », à travers le choix de narrations fondées sur les notions de continuité, d’intégrité, et d’individualité16.
Pour White, le rôle répressif de l’histoire vis-à-vis de la pensée utopique – donc de toute politique révolutionnaire – a aussi une dimension esthétique. À cet égard, il oppose deux styles historiques. D’une part, il y a le sublime, évoqué par Friedrich Schiller, et cultivé par Thomas Carlyle, qui reconnaissent l’anarchie incertaine du monde moral, voire l’absurdité même du processus historique. Dans cette perspective, l’histoire est conçue comme un spectacle de crimes, d’erreurs, de superstitions, d’horreurs et de terreurs : c’est un ensemble dramatique qui produit des visions utopiques. D’autre part, il y a le beau, fondé sur la réfutation de la rhétorique (« a rigourous de-rhetoricization ») et l’affirmation de la distinction entre history et fiction. C’est le style adopté par les historiens scientifiques, qui cherchent à construire des intrigues propres et ordonnées. En adoptant un calme olympien, dépourvu de « frissons », ils domestiquent et dé-subliment le passé. Cette perte du sublime aurait enlevé à l’histoire sa dimension chaotique ou anarchique qui, seule, peut inciter les êtres humains à transformer leur vie et celle de leurs enfants, donc à les constituer en tant qu’êtres responsables17.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et sociales White met ainsi en lumière un point très important. À savoir que la transformation de l’histoire de science morale à science sociale a engagé une dé-dramatisation du passé. On peut toutefois s’interroger : est-il légitime de placer sur le même plan des historiens aussi différents que Ranke et Droysen ? Pourquoi White, comme d’autres nombreux tenants du linguistic turn, se laisse-t-il aller à des généralisations aussi réductrices18 ? Cette question me semble d’autant plus importante que l’historiographie du xix e siècle – en particulier, précisément, la réflexion de Droysen – pourrait nourrir sa critique du noble rêve de l’objectivité.
construction des savoirsépistémologievérité4. Dans les années 1990, White semble moins insister sur cette vision répressive de l’histoire. Il est possible que ce changement soit lié au déferlement du négationnisme. Au colloque organisé par Saul Friedländer à l’Université de Californie à Los Angeles en 1991, la question de la vérité et de la preuve, qui avait déjà été posée par Arnaldo Momigliano en des termes amicaux, est reprise de manière nettement plus polémique par Carlo Ginzburg, indigné par l’idée que la notion de vérité historique se voie aussi dangereusement remise en cause19. En cette même occasion, White réaffirme la faiblesse épistémologique de l’histoire – donc l’impossibilité de prouver ou de réfuter une interprétation sur le terrain des faits. Par ailleurs, s’interrogeant sur la représentation de la Shoah, il souhaite l’avènement de nouvelles formes narratives : le modernisme s’est toujours soucié de représenter la réalité de manière réaliste ; mais l’histoire à laquelle le modernisme est confronté n’est plus celle qu’envisageait le réalisme du xix e siècle, car l’ordre social a subi une transformation radicale – qui a permis la cristallisation de la forme totalitaire propre au xx e siècle 20. L’histoire devrait s’inspirer de la littérature, qui a expérimenté d’autres formes d’écriture susceptibles de construire du sens. Dans le sillage de Berel Lang, pour qui la Shoah est un événement anti-représentationnel, qui peut être écrit seulement dans un langage littéraire et non figuratif, White propose d’adopter une écriture intransitive, en mesure d’effacer la distance entre l’écrivain, le texte, et le lecteur21.
construction des savoirsépistémologiefictionCette perspective est encore approfondie dans « The Modernist Event », un texte consacré à la conscience historique dans la société moderne et postmoderne. Dans le sillage de Walter Benjamin (et de son texte sur le destin du récit dans la condition de pauvreté existentielle déclenchée par la Première Guerre mondiale 22), White se demande si nous sommes encore capables de raconter une histoire, c’est-à-dire de transmettre des expériences. Il remarque – en s’en inquiétant ? – la transformation radicale de l’événement, provoquée par deux phénomènes historiques. D’une part, les traumas collectifs, propres au xx e siècle, ont détruit la notion d’un sujet rationnel, responsable et maître de lui-même ; de l’autre, les nouvelles technologies ont dissous l’événement singulier (par exemple, l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy ou les émeutes de Los Angeles en 1992) dans un nombre infini de détails, de contextes, et de significations23. Cette dissolution progressive de l’événement, en tant que principe constitutif de l’histoire, a détruit la distinction entre discours réaliste et fiction ; elle a encouragé un nouveau genre de représentation parahistorique, fondé sur la fictionnalisation du passé : le docu-fiction, le docudrame, l’info-loisir, le nouveau roman historique24. L’analyse de White croise ici celle sur la dé-réalisation de l’événement qu’a proposée Fredric Jameson, l’un des premiers auteurs à écrire que la société postmoderne, expression du capitalisme tardif, a oublié comment penser historiquement : pour lui, l’affaiblissement de l’historicité, tant dans notre relation à l’histoire publique que dans les nouvelles formes de temporalité privée, va de pair avec la redécouverte du mythe et du mélodrame25. De cette manière, White passe d’une formulation poststructuraliste anhistorique, exaltant la dimension rhétorique du récit historique, à une formulation historiciste, qui met en lumière la dissolution de la conscience historique26.
Convaincu que les techniques réalistes traditionnelles du récit (sauf la parodie) sont périmées, White cherche en outre une manière de sortir du métarécit historique, dont il estime qu’il est, en même temps, limitant et totalisant. Il est principalement soucieux d’identifier les formes les mieux à même de représenter les événements tragiques du xx e siècle :
Il me semble que les types de non-histoires antinarratives produites par le modernisme littéraire offrent la seule perspective possible pour des représentations adéquates des événements contre-nature – y compris la Shoah – qui caractérisent notre époque et la distinguent de manière absolue de toute l’histoire précédente.
À cet égard, White refuse l’idée de l’indicibilité de la Shoah, jusqu’au point d’écrire que la position la plus extrême n’est pas celle des négationnistes, mais plutôt celle de ceux qui pensent que cet événement est du genre à échapper à l’emprise de tout langage27.
En ce point, la réflexion sur le récit semble amorcer une moralisation de l’histoire : pour compenser la faiblesse épistémologique de celle-ci, White met l’accent sur les implications morales qui sont en jeu dans la narration. À cet égard, je tiens à rappeler que, dans les mêmes années, d’autres auteurs ont critiqué la séparation entre domaine éthique, cognitif et esthétique. Sans doute ne partagent-ils pas toujours la même perspective. Alors que Dominick LaCapra et Paul Ricœur proposent de concilier la quête de la vérité historique avec la quête éthique, en particulier à travers l’idée qu’une priorité morale revient aux victimes28, White envisage de promouvoir des conduites éthiques, morales et politiques. Comme il l’écrit dans la préface de Figural Realism :
construction des savoirsvalidationauthentificationfaux construction des savoirsépistémologiethéorieIl y a une bonne et une mauvaise théorie – j’entends une théorie qui conduit à une pensée moralement responsable et une qui nous éloigne de celle-ci. Ce n’est pas une question de théories vraies ou fausses, parce que la théorie étant par nature spéculative et délibérative, elle ne peut être soumise à des critères de falsification sur la base d’un appel aux faits […] C’est pourquoi le seul critère qui est invoqué de manière appropriée pour l’évaluation d’une théorie est son utilité dans la promotion de fins ou des buts de nature proprement éthique, morale ou politique29.
En soulignant que la Shoah implique une révision de l’idée même d’événement, White change donc de perspective de manière fondamentale. Loin de proposer une théorie structurelle d’ensemble de la pensée historique, il historicise le problème du récit historique. On pourrait dire qu’il distingue trois époques : celle du sublime, celle du beau, et celle qu’il qualifie de moderniste. Dans cette perspective on peut se demander si, en particulier dans sa critique des capacités du réalisme à raconter les phénomènes traumatiques, White n’est pas en train de revenir à une vision mimétique de l’histoire. Même s’il ne renonce pas à la dimension langagière ou rhétorique, il est à la recherche d’un langage qui soit en mesure d’adhérer à la réalité ou de la représenter. Cette possibilité semble confirmée par la lecture d’un autre article publié la même année, intitulé « Writing in the Middle Voice ». White y explique que l’événement moderniste dépasse les oppositions typiques du réalisme (action/passion, subjectivité/objectivité, histoire/ mythe, etc.) : il ne peut pas être raconté ni à la forme active ni à la forme passive, caractéristiques du roman réaliste du xix e siècle, où le sujet du verbe est externe à l’action. Il demande d’adopter la forme moyenne grecque (Greek middle voice), élaborée par les romanciers du xx e siècle (en premier lieu par Marcel Proust), dans laquelle le sujet est aussi l’objet de l’action30.
Une fois encore, White semble procéder en opposant de grands ensembles supposés homogènes. Dans le cas de l’historiographie du xix e siècle, il s’agissait de l’opposition entre le sublime et le beau ; maintenant c’est l’alternative entre le réalisme et le modernisme. Le choix me semble discutable. Pour rester dans le seul domaine littéraire, comment définir Les Carnets du sous-sol, de Fiodor Dostoïevski, ou la Lettre de Lord Chandos, de Hugo von Hofmannsthal ? Réalistes ou modernistes ? Ces textes ont été écrits respectivement en 1864 et en 1902, donc bien avant les tragédies du xx e siècle, mais le sujet est aussi l’objet de l’action. En outre, White ne tire pas les conséquences de son argumentation : si l’événement moderniste doit être raconté par un récit moderniste, l’événement réaliste – celui d’avant la Shoah – demande-t-il un récit réaliste ?
5. Langage, politique, et récit. Nous retrouvons la même triade dans le débat historiographique au sens « strict ». Dans ce cas aussi, d’un point de vue chronologique, les trois thèmes ont une intensité différente.
Pendant les années 1980 et 1990, en particulier dans le monde anglo-saxon, la question du langage imprègne la réflexion d’historiens attachés à des approches très différentes, telles que l’histoire sociale (y compris, voire surtout la plus engagée, d’inspiration marxiste, qui voit avec consternation l’émergence du thatchérisme « populaire ») et l’histoire politique. La perspective est assez différente de celle de Hayden White : l’interrogation principale ne porte pas sur les tropes, mais sur le langage en tant que lieu de glissements et de déplacements.
typologie des savoirsobjets d’étudelangageEn 1980, dans un éditorial du History Workshop Journal, intitulé « Language and History », Michael Ignatieff, Ralph Samuel et Gareth Stedman Jones opposent la vision marxiste, pour laquelle la conscience politique est l’expression d’une position sociale, et l’approche linguistique, qui considère tout phénomène social comme un système autonome de signes et de significations. Soucieux de mettre en lumière le caractère actif et trompeur du langage, les auteurs, qui se placent dans un rapport de continuité explicite avec le grand livre d’Edward P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise, soulignent l’absence de correspondance entre les mots et les choses : par exemple, le langage du socialisme précède la naissance du mouvement socialiste et il est fondé sur un vocabulaire qui n’a rien à faire avec les réalités économiques31. Quelques années plus tard, dans Languages of Class, Stedman Jones approfondit cette perspective. Convaincu qu’une nouvelle époque historique a commencé, dans laquelle un ensemble de croyances traditionnelles au sujet de la politique de la classe ouvrière a été remis en discussion, il interroge la notion de classe sociale. Le titre insiste justement sur ce point : d’une part, le terme de classe est un mot incorporé dans un langage et devrait donc être analysé dans son contexte linguistique ; de l’autre, il y a différents langages de classe. En particulier, dans son texte sur le chartisme, un thème central pour tous les historiens des mouvements politiques anglais, Stedman Jones s’appuie sur les documents produits par les chartistes eux-mêmes, pour constater l’écart existant entre les revendications et les conditions matérielles vécues par les classes laborieuses. Contrairement à l’approche sociohistorique du chartisme, fondée sur une certaine conception de la conscience de classe, il soutient que, loin d’être déduite de la situation matérielle, l’idéologie du chartisme doit être saisie à travers une analyse de sa forme langagière. À partir de l’écart existant entre la vie sociale et l’ordre politique (il n’y a pas de connexion simple ou synchrone), Stedman Jones s’éloigne de la notion d’idéologie, habituellement employée pour relier un ensemble d’attitudes politiques à la condition matérielle d’un groupe social32. Dans les mêmes années, Patrick Joyce et James Vernon proposent eux aussi une conceptualisation du social fondée sur le discours, dans laquelle les classes sont conçues essentiellement comme des constructions politiques : il ne s’agit pas pour eux de nier la matérialité de la pauvreté ou de la richesse, mais de soutenir que même la condition économique ne peut être comprise qu’à travers le langage : on ne peut avoir connaissance du réel ou de la société au-delà des discours33.
construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiqueLa question du langage surgit aussi du côté de l’histoire politique. Dans un essai sur l’imaginaire politique au xviii e siècle, Keith Baker indique :
L’espace conceptuel dans lequel la Révolution française fut inventée, l’édifice de significations par rapport auquel les actions fort disparates de 1789 revêtirent une cohérence symbolique et acquirent une force politique, sont une création de l’Ancien Régime. Si les révolutionnaires en vinrent à ressentir profondément que leurs actions et leurs déclarations prirent le caractère d’une rupture radicale, cette affirmation, elle aussi, se constitua historiquement (et se déploya rhétoriquement) à l’intérieur d’un champ linguistique ou symbolique existant. Dans cette perspective, l’autorité politique ainsi que la transformation politique sont, pour l’essentiel, de nature linguistique. Le répertoire discursif est, en même temps, contraignant, hétérogène et changeant : « les agents humains trouvent leur être au sein du langage ; […] ils sont sous la contrainte du langage. Toutefois, ils ne cessent de travailler avec lui et sur lui, jouant sur ses marges, exploitant ses possibilités, étendant le jeu de ses significations potentielles tandis qu’ils se hâtent vers leurs fins et qu’ils exécutent leurs projets34.
Ainsi, l’abbé Sieyès bricole-t-il un langage politique nouveau (celui de la Nation), mais il n’est pas en mesure de contrôler les implications révolutionnaires qu’il a contribué à inventer. Quelques années plus tard, Baker blâme toute image réaliste du social, selon laquelle le social est le « réellement réel », « un fait préalable, ayant quelque chose d’objectif, une sorte d’extériorité à la conscience », pour affirmer :
Ce que l’on accepte comme un donné social est quelque chose qui est constitué discursivement […] Il n’existe pas de phénomènes extra-discursifs, pas de phénomènes antérieurs au discours ou entièrement séparés de lui, pas de faits, sociaux ou autres, qui peuvent être appréhendés ou éprouvés en eux-mêmes, indépendamment de leurs représentations35.
Au-delà des différences thématiques et d’approche qui les séparent, Stedman Jones, Joyce, Vernon et Baker partagent au moins deux éléments fondamentaux et qui sont assez éloignés des soucis de Hayden White. D’une part, loin de refléter la réalité, d’être un véhicule d’informations, le langage est conçu comme un système de signes performatifs. De l’autre, il est multiple : dans chaque société existent plusieurs langages qui se chevauchent, se complètent et s’interpénètrent. Cette complexité dynamique est fondée, en même temps, sur des contraintes et sur une grande flexibilité : les acteurs sociaux peuvent faire appel à différents langages, mais ils peinent à contrôler la signification de leurs expressions.
6. Dans les années suivantes, la question politique devient centrale. Elle permet de découvrir ou de redécouvrir des thèmes, tel que le genre, ou d’expérimenter des approches moins eurocentrées. Mais elle prend également des formes extrêmes. Dans le sillage de Hayden White, de nombreux historiens insistent sur la nature idéologique de l’histoire. En 1991, Keith Jenkins écrit que l’histoire est un discours problématique et changeant, sur un aspect du monde, le passé, un discours produit par un groupe de travailleurs salariés, marqués par leurs intérêts économiques et leurs préférences idéologiques36. Les historiens ne sont pas neutres : ils jouent un rôle dominant dans la constitution des dispositifs politiques, car, à travers l’enseignement universitaire, ils contribuent à la reproduction sociale, à la surveillance culturelle et au contrôle idéologique37. Dans cette perspective, la conscience historique représente le fondement théorique d’une position idéologique, qui permet de marquer la supériorité de la société moderne occidentale sur celle des époques précédentes et des « autres » sociétés contemporaines.
Il s’agit donc là d’un renversement fondamental par rapport à l’approche linguistique prônée par Stedman Jones et Baker. Dans le cas de Jenkins et de la plupart des historiens réunis autour de la revue Rethinking History, l’idéologie n’est que l’expression des intérêts matériels d’un groupe social. Plutôt que de travailler les écarts et les glissements discursifs, ils réintroduisent un lien de causalité simpliste (« a determinist fix », comme l’appelle Stedman Jones) et réaffirment la logique de l’appartenance sociale. Avec deux différences par rapport à la « vieille » histoire sociale. D’une part, au lieu d’expliquer les attitudes culturelles du passé (par exemple, celles de la classe ouvrière du xix e siècle), cette logique est employée pour enchaîner l’historien : c’est sa lecture du passé qui n’est qu’un produit idéologique déterminé par sa position sociale. De l’autre, les rapports de production, propres à la vulgate marxiste, sont remplacés par les rapports de pouvoir (dans le droit fil de la réflexion de Michel Foucault).
construction des savoirsvalidationautoritéLe but de cette politisation est assez évident : il est de dénoncer, derrière l’idée d’objectivité ou de neutralité, le travail des idéologies dominantes – les Lumières depuis le xviii e siècle, ou encore le nationalisme depuis le xix e siècle. Comme l’écrit Nancy Partner, il s’agit aussi de défier l’autorité de l’autorité, de démystifier les anciennes formes d’écriture historique, fondées sur l’emploi de la troisième personne impersonnelle, caractéristiques du positivisme et de l’empirisme de la fin du xix e au milieu du xx e siècle 38. Certains historiens ont poussé la politisation jusqu’à proposer l’explosion du projet historique. Dans le sillage de Nietzsche, et de la lecture donnée par White (qui a intitulé son essai sur Jameson Getting out of history, sortir de l’histoire), ils parlent d’endism. Loin de chercher à restituer le passé, ils souhaitent aider notre époque à sortir de la fascination ou de la croyance en l’histoire (pour reprendre le titre du dernier livre de François Hartog).
Jenkins a intitulé sa longue introduction à Why History ? Ethics and Postmodernity : « Living in Time but Outside History : Living in Morality but Outside Ethics ». En effet, il souhaite « la fin de l’histoire ». Par cette expression, il ne signifie pas que la vie en tant que telle est en train de finir, ni que le passé ne pourrait pas continuer à être rappelé. Il veut souligner que nous assistons actuellement à la fin des façons spécifiques dans lesquelles la modernité a conçu le passé. La fin de l’histoire va de pair avec la fin de l’éthique : il s’agit pour lui à la fois d’un destin et d’un souhait. Bref, c’est le prix à payer pour permettre l’élaboration de nouveaux imaginaires d’émancipation radicale : on peut oublier l’histoire et vivre dans les imaginaires produits par les théoriciens de la postmodernité39. Pour sa part, Sande Cohen s’est lancé dans un combat contre la pensée historique. Pour lui, il faut non seulement changer les règles de l’écriture de l’histoire, mais remettre en débat l’essentiel du projet historiographique, qu’il dénonce comme fondé sur une manipulation continuelle de la réalité40.
construction des savoirsépistémologiescepticismePeut-on définir cette attitude comme sceptique ? Je n’en suis pas sûre. Car il n’y a rien de tragique chez ces auteurs. Plus que rage et désespoir, le soupçon jeté sur l’histoire semble susciter un genre particulier d’euphorie, presque un soulagement. On a affaire à un relativisme (narcissique ?), qui ne relève guère de la grande tradition sceptique – que ce soit celle de Pyrrhon et de Sextus Empiricus, celle du pyrrhonisme historique ou l’éloge du doute de Voltaire.
7. La vague politique est parfois allée de pair avec la recherche de nouvelles formes de récit. Déjà en 1966, dans son article « The Burden of History », Hayden White reprochait aux historiens d’employer des intrigues propres au roman du xix e siècle et d’être restés indifférents à l’art du xx e siècle, notamment à l’écriture dadaïste ou expressionniste41. Sur ce point, deux expériences narratives au moins méritent d’être rappelées.
Dans Dead Certainties, Simon Schama raconte deux histoires42 : la première concerne la mort de James Wolfe, le commandant de l’armée britannique qui a battu les Français et marqué la conquête du Canada, alors que la seconde reconstruit l’assassinat de George Parkman, un spéculateur et bienfaiteur de l’université de Harvard. Cet ouvrage a été retenu par Frank Ankersmit comme exemple de la forme moyenne, évoquée par White, car les deux parties commencent par un long monologue intérieur dans lequel événements historiques et questions personnelles se mélangent43. Schama imbrique les témoignages d’archives dans des dialogues fictifs, afin de nous laisser dans l’incertitude : qui a tué George Parkman ? Le général Wolfe est-il mort en héros ou en lâche ? Comme il l’écrit dans la postface de son livre, la certitude des faits se dissout dans les multiples possibilités de différents récits.
Robert A. Rosenstone cherche lui aussi à rompre avec les conventions narratives de l’historiographie traditionnelle fixées par le roman réaliste du xix e siècle. À cette fin, dans Mirror in the Shrine 44, il recourt à trois stratégies narratives : il refuse le récit à la troisième personne, pour éviter de donner l’impression que le passé parle par lui-même (et réaffirmer la différence entre passé et histoire) ; il emploie le temps présent, de manière à souligner que c’est à partir du présent que l’historien s’exprime toujours ; enfin, il s’adresse directement au lecteur pour indiquer que le sens du texte n’est pas le produit d’une parole d’autorité (l’historien qui donne une leçon), mais le résultat de la rencontre entre l’historien et le lecteur. Quelques années plus tard, en repensant à son itinéraire, Rosenstone souligne que le style simple et impersonnel, caractéristique de l’histoire, ne le satisfait pas, car il ne permet pas de s’approcher des expériences passées (les images, les sons, les odeurs, et les sentiments). Dans cette perspective, il propose d’adopter la narration propre au roman et au cinéma du xx e siècle 45.
Cette invitation à l’expérimentation narrative est importante. Sans aucun doute, la littérature peut aider l’histoire à développer des narrations du passé plus complexes. Je pense, en particulier, à trois ouvertures : multiplier les points de vue ; montrer un sujet qui est aussi l’objet de l’action ; raconter les événements non pas comme des entités monumentales, mais comme des carrefours d’itinéraires entre la « grande » et la « petite » histoire. Toutefois, cette expérimentation n’implique pas nécessairement le projet de replacer l’histoire sous la houlette de la fiction. Reconnaître les affinités qui existent entre l’histoire et la littérature ne signifie pas qu’il faille confondre ou assimiler les deux genres. Au contraire, peut-être les échanges de l’un à l’autre ne peuvent avoir lieu qu’à partir d’une délimitation bien précise. Par ailleurs, la contamination des genres a rarement produit des résultats esthétiques satisfaisants. Il y a un siècle, Virginia Woolf insistait sur l’impossibilité esthétique de concilier l’écriture historique avec l’écriture littéraire. Dans un texte dédié à Lytton Strachey, elle fit observer que le biographe et l’historien vivent dans un monde sous contrôle : ils savent et doivent accepter que leurs élaborations peuvent être vérifiées par d’autres personnes. En revanche, le romancier vit dans un monde libre où les faits sont maîtrisés par une seule personne : lui-même. La vérité réside alors dans l’authenticité de sa vision. C’est en raison de cette différence qu’il faut éviter de mêler les deux types d’écriture : s’ils interfèrent ils se détruisent. « Personne, semble être la conclusion, ne peut obtenir le meilleur des deux mondes46. »
Il est étonnant de voir la quantité de métaphores de guerre employées dans la discussion historiographique : « machine de guerre », « contre-attaque », « ennemi », « barbare », etc.
Nancy Partner, « History in the Age of Reality-Fictions », dans Frank R. Ankersmit et Hans Kellner (eds.), A New Philosophy of History, Londres, Reaktion Books, 1995, p. 21-22.
En 1824, dans la préface à son premier livre, Geschichten der romanischen und germanischen Völker von 1494 bis 1514 (dans Sämmtliche Werke, Leipzig, Duncker und Humblot, 1867-1890, vol. 33, p. vii), Ranke écrit : « On a assigné à l’histoire la mission de juger le passé et d’informer le présent au bénéfice de l’avenir. Notre essai n’élève pas d’aussi hautes prétentions. Il veut seulement montrer comment cela s’est réellement passé (Wie es eigentlich gewesen). » Cette phrase, souvent mal interprétée et citée en dehors de son contexte, demeure très complexe. Le terme eigentlich peut être traduit comme effectivement, donc laisser entendre que l’historien ne doit décrire que les faits. Mais il peut aussi être traduit par essentiellement ou réellement : le cas échéant, il implique que l’historien doit saisir la réalité profonde, qui demeure derrière les faits. De toute manière, Ranke vise, en particulier, Machiavel et Friedrich Christoph Schlosser, un historien allemand, auteur d’une célèbre histoire universelle, Weltgeschichte in zusammenhängender Darstellung, pour qui l’histoire sert à établir des règles politiques pour l’avenir. Voir Felix Gilbert, History : Politics or Culture ? Reflections on Ranke and Burckhardt, Princeton, Princeton University Press, 1990. Par ailleurs, on a attribué un fictionnalisme intégral au passage de Derrida (s’il n’y a pas de hors-texte, il n’y a plus de possibilité de se référer à une réalité) ; toutefois, il me semble que son De la grammatologie (Paris, Minuit, 1967) ne propose pas de réfuter le référent, mais de conceptualiser une « pensée de la trace ».
Erich Auerbach, Mimesis : dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Berne, A. Francke, 1946 (Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. fr. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968).
Selon White, il existe peut-être d’autres modes de mises en récit, comme l’épopée, et le récit historique est susceptible de mêler des modes différents ; toutefois, l’historien est obligé d’opter pour un type d’intrigue dominant et de rattacher son histoire à une forme archétypale.
Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1973. Je cite d’après la traduction proposée dans le dossier consacré à White par la revue Labyrinthe. Atelier interdisciplinaire, 32, 2009, p. 31.
Ibid., p. 26. Dans « The Politics of Historical Interpretation » (1982), publié dans The Content of the Form, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1987, p. 76, White déclare que chaque objet historique peut tolérer un certain nombre de descriptions et de narrations, mais il refuse l’idée selon laquelle cette position implique la négation de la réalité du référent et encouragerait en conséquence une sorte de relativisme invalidant ou débilitant. Dans « Literary Theory and Historical Writing » (1993), publié dans Figural Realism : Studies in the Mimesis Effect, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1999, p. 17, il conteste les critiques du relativisme. Il note en particulier que les théories tropologiques ne visent pas à dissoudre les différences entre langage littéraire et langage figuratif, discours référentiel et discours non référentiel, prose factuelle et prose de fantaisie, etc., mais à conceptualiser les différences d’une manière nouvelle.
Northrop Frye, Anatomy of Criticism : Four Essays, Princeton, Princeton University Press, 1957 (Anatomie de la critique, trad. fr. Guy Durand, Paris, Gallimard, 1969).
Sur les rapports entre White et Barthes, voir Wulf Kansteiner, « Hayden White’s Critique of the Writing of History », History and Theory, vol. 32 (3), 1993, p. 273-295.
La dimension formelle de l’histoire est soulignée également par F.R. Ankersmit, « Historiography and Postmodernism », History and Theory, vol. 28 (2), 1989, p. 137-153, ici p. 144.
Déjà Johann Gustav Droysen, Historik. Die Vorlesungen von 1857, éd. Peter Leyh, Stuttgart, Bad Canstatt, 1977, p. 229, remarquait que l’historien ressemble à un artiste qui doit peindre un portrait ou un paysage de mémoire, à partir des récits des autres.
Voir W. Kansteiner, « Hayden White’s Critique of the Writing of History », art. cit.
H. White, The Content of the Form, op. cit., p. ix.
On renvoie ici à Peter Novick, That Noble Dream : The « Objectivity Question » and the American Historical Profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
H. White, « The Politics of Interpretation », art. cit., p. 59, 62.
Id., « Droysen’s Historik : Historical Writing as a Bourgeois Science », dans The Content of the Form, op. cit., p. 87. L’idée selon laquelle l’historicisme est une forme de légitimation et de justification du pouvoir établi est partagée par de nombreux auteurs : voir Elizabeth Deeds Ermarth, Sequel to History : Postmodernism and the Crisis of Representational Time, Princeton, Princeton University Press, 1991 ; Linda Hutcheon, The Politics of Postmodernism, Londres-New York, Routledge, 2002 ; Elisabeth A. Smith et Ellen Somekawa, « Theorizing the Writing of History, or, “I can’t think why it should be so dull, for a great deal of it must be invention” », Journal of Social History, vol. 22 (1), 1988, p. 149-161 ; Ann Wordswoth, « Derrida and Foucault : Writing the History of Historicity », dans Derek Attridge et al. (eds.), Post-Structuralism and the Question of History, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 116.
H. White, « Droysen’s Historik », op. cit., p. 65, 72.
Dans l’Historik, op. cit., p. 114, Droysen reproche à Ranke de proposer une conception naïve et étriquée du fait historique : « Infatigable dans la “critique des sources” [… l’école critique] croyait pouvoir parvenir jusqu’aux faits purs. »
Voir Arnaldo Momigliano, « The Rhetoric of History and the History of Rhetoric : On Hayden White’s Tropes », Comparative Criticism, 3, 1981, p. 259-268 ; Carlo Ginzburg, « Just One Witness », dans Saul Friedländer (ed.), Probing the Limits of Representation : Nazism and the Final Solution, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 82-96. Pour une reconstruction du débat, voir James E. Young, « Toward a Received History of the Holocaust », History and Theory, vol. 36 (4), 1997, p. 21-43 ; Michael Dintenfass, « Truth’s Other : Ethics, the History of the Holocaust, and Historiographical Theory after the Linguistic Turn », History and Theory, vol. 39 (1), 2000, p. 1-20.
H. White, Historical Emplotment and the Problem of Truth, dans Saul Friedländer (ed.), Probing the Limits of Representation…, op. cit., p. 37-53.
Voir Berel Lang, Act and Idea in the Nazi Genocide, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1990, p. 144.
Walter Benjamin, Erfahrung und Armut (1933) (Expérience et pauvreté, trad. fr. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, dans Œuvres, Paris, Gallimard [coll. « Folio essais »], 2000, t. II, p. 364-372).
H. White, « The Modernist Event » (1992), Figural Realism…, op. cit., p. 68. Sur le lien entre la Shoah et la question du récit postmoderne, voir Gabrielle M. Spiegel, The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1997.
Pour White, la représentation parahistorique se distingue du roman historique du xix e siècle. Celui-ci est fondé sur un renversement (des événements réels assument des traits imaginaires et des événements imaginaires sont doués de réalité), alors que la métafiction vise à annuler la distinction entre le réel et l’imaginaire : les deux relèvent du même ordre ontologique. Il cite, comme exemples de métafiction, des romans (Truman Capote, Doctorow, DeLillo), des séries TV (Holocaust, Roots), et des films (Portier de nuit, Les damnés, JFK, La liste de Schindler).
Frederic Jameson, Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism (1984), Durham, Duke University Press, 1991 (Le postmodernisme ou La logique culturelle du capitalisme tardif, trad. fr. Florence Nevoltry, Paris, École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, 2007).
Sur la dimension anhistorique du modèle tropologique de White, voir Roger Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998.
H. White, « The Modernist Event », art. cit., p. 77-78, 75.
Dominick La Capra, History and Memory after Auschwitz, Ithaca-Londres, Cornell University Press 1998 ; Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
H. White, Figural Realism, op. cit., p. viii.
Id., « Writing in the Middle Voice » (1992), dans The Fiction of Narrative : Essays on History, Literature, and Theory, 1957-2007, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 2010, p. 255-262. Sur l’idée de voix moyenne, voir Roland Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? » (1966), Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984.
Éditorial du numéro de History Workshop Journal, 10, « Language and History », 1980, p. 1-5. Pour une reconstruction du débat dans les milieux de l’histoire sociale, voir Simona Cerutti, « Le linguistic turn en Angleterre », Enquête, 5, Débats et controverses, 1997, p. 125-140.
Gareth Stedman Jones, Languages of Class : Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 7-8, 94-95, 24.
James Vernon, Politics and the People : A Study in English Political Culture, c. 1815-1867, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; Patrick Joyce, Visions of the People : Industrial England and the Question of Class, 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
Keith M. Baker, Inventing the French Revolution : Essays on French Political Culture in the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 (Au tribunal de l’opinion. Essai sur l’imaginaire politique au xviii e siècle, trad. fr. Louis Évrard, Paris, Payot, 1993, p. 13, 17).
K.M. Baker, R. Chartier, « Dialogue sur l’espace public », Politix, vol. 7 (26), 1994, p. 5-22.
Keith Jenkins, Re-thinking History, Londres-New York, Routledge, 1991, p. 26.
Id., On « What is History ? » From Carr and Elton to Rorty and White, Londres-New York, Routledge, 1995, p. 37-38.
Nancy Partner, « The Linguistic Turn along Post-Postmodern Borders : Israeli/Palestinian Narrative Conflict », New Literary History, vol. 39 (4), 2008, p. 823-845. Voir également Robert Berkhofer, Beyond the Great Story : History as Text and Discourse, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
K. Jenkins, Why history ? Ethics and Postmodernity, Londres-New York, Routledge, 1999, p. 15, 2, 11.
Sylvère Lotringer et Sande Cohen (eds.), French Theory in America, Londres-New York, Routledge, 2001. Voir aussi S. Cohen, History Out of Joint : Essays on the Use and Abuse of History, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 2006. La politisation a également touché des adversaires du linguistic turn. Au-delà des accusations de fascisme formulées par Ginzburg, voir Gene H. Bell-Villada, « Criticism and the State (Political and Otherwise) of the Americas », dans Gerald Graff et Reginald Gibbons (eds.), Criticism in the University, Evanston, Northwestern University Press, 1985, p. 124-144, citation p. 143, selon lequel, alors que le paysage sociopolitique interne commençait à ressembler de plus en plus à celui de certains régimes autoritaires de l’Amérique du Sud, « la seule réponse proposée par l’“establishment critique”, aux États-Unis, a été celle d’élaborer des schèmes paralittéraires, avec ses guerres autour de la référentialité et ses sermons sur le fait que “l’histoire est une fiction, un trope et un discours”. Les familles de nombreux milliers de Salavadoriens victimes des escadrons de la mort pouvaient s’attendre à d’autres pensées sur l’histoire ».
H. White, « The Burden of History », History and Theory, vol. 5 (2), 1966, p. 111-134.
Simon Schama, Dead Certainties : Unwarranted Speculations, New York, Alfred A. Knopf, 1991 (Certitudes meurtrières, trad. fr. Josée Kamoun, Paris, Seuil, 1996).
Voir F.R. Ankersmit, « Hayden White’s Appeal to the Historians », History and Theory, vol. 37 (2), p. 182-193.
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Virginia Woolf, « The Art of Biography », Atlantic Monthly, vol. 163, 1939, p. 506-510.