1.
construction des savoirstraditionpatrimonialisation construction des savoirstraditionhéritage espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieuarchives inscription des savoirslivre construction des savoirstraditionpatrimoine matérielPatrimoine, livre, monument, archive… Ces mots devenus courants peuvent sembler renvoyer à des objets et des concepts aisément perceptibles. Le terme « patrimoine écrit », apparu au début des années 1980 dans le sillage du rapport rendu à la Direction du livre et de la lecture1, élève le contenu des bibliothèques et des centres d’archives au rang d’héritage culturel collectif. Cet héritage est constitué d’artefacts dont l’agencement des éléments matériels (l’objet/« opus mechanicum » selon la terminologie kantienne) véhicule un ensemble de signes, qui forment un texte (l’œuvre/« opera ») destiné la plupart du temps à être transmis et/ou conservé. La nature du patrimoine écrit est donc complexe : il englobe des objets matériels, tangibles, transmettant une parole évanescente, un énoncé, traduit en signes.
Le dramatique incendie survenu au printemps 2019 à la cathédrale Notre-Dame de Paris a remis au cœur du débat public les problématiques soulevées par le patrimoine culturel matériel. La vigueur des débats autour de la future restauration du bâtiment a été à la mesure de la soudaineté et de l’ampleur de la catastrophe.
construction des savoirstraditionpatrimonialisationÀ cette occasion, le grand public a montré son attachement au patrimoine, qui « se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des sacrifices »2.
1.1. La conservation-restauration des biens-culturels
1.1.1. L’exemple du patrimoine bâti
construction des savoirstraditionmémoire pratiques savantespratique artistiquearchitecture espaces savantslieucathédrale construction des savoirstraditiondestructionLa destruction de la charpente de Notre-Dame de Paris en a conduit plus d’un, découvrant alors l’origine récente de la flèche disparue, à s’intéresser au passé matériel de la cathédrale. La stratigraphie structurelle du bâtiment, infiniment plus complexe que ne le pensait le public, a compliqué d’autant les discussions quant aux interventions à mener dans le futur : la flèche monumentale, réinterprétation d’un état alors disparu, est due à Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879), l’architecte français désigné par Prosper Mérimée (1803-1870)3 pour mener à bien la réhabilitation de la cathédrale décidée en 1843. Ces travaux ont été entrepris parallèlement à l’émergence d’une administration élaborée en réaction aux exactions révolutionnaires contre les bâtiments anciens : celle des monuments historiques4. Le terme monument, issu du latin « monumentum », lui-même dérivé de « monere » (avertir, rappeler) désigne à l’origine le résultat d’une entreprise humaine destinée à incarner et à réactualiser sans cesse une certaine mémoire. La destination première d’un monument, quelle que soit sa forme, est d’être préservé pour être transmis. En ce sens, la charge mémorielle accordée à certains bâtiments peut être comparée à celle véhiculée par les écrits, ce que Victor Hugo a admirablement illustré dans le chapitre intitulé Ceci tuera cela 5. Même si tout semble les opposer, les patrimoines bâtis et écrits ont beaucoup en commun, depuis leur rôle mémoriel jusqu’à leur nature ontologiquement utilitaire.
construction des savoirstraditionpatrimoine matériel acteurs de savoircommunautéinstitution inscription des savoirsgenre éditorialinventaire inscription des savoirsgenre éditorialcatalogue espaces savantslieubibliothèque inscription des savoirslivreLe patrimoine bâti est donc abondamment inventorié et restauré en France entre les années 1830 et la promulgation en 1887 de la première loi sur les monuments historiques. À la même époque, le monde du livre imprimé connaît une série de bouleversements profonds qui conduisent à la production mécanisée de livres à des échelles jamais atteintes auparavant. Les bibliothèques publiques et les archives tentent d’organiser leurs fonds, largement issus des saisies révolutionnaires, et en dressent les premiers inventaires et catalogues. Des mesures de préservation sont mises en place par ces institutions en quête d’identité, parmi lesquelles le recours massif à la reliure neuve et à la restauration. L’interlocuteur naturellement désigné pour mettre en pratique ces interventions est le relieur, qui trouve ainsi un moyen de contourner la menace que représente l’industrialisation de la fabrication des livres. Mais les interventions de reliure et de restauration du patrimoine écrit soulèvent au 19e siècle moins de questionnements que celles entreprises sur le patrimoine bâti, malgré des tentatives menées par un petit groupe de bibliophiles adeptes de traitements chimiques modernes6.
L’approche de Viollet-le-Duc incarne un interventionnisme effréné. Ses détracteurs réduisent souvent sa pensée à une définition devenue célèbre : « Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné »7. Dans le monde du livre, les recherches anglo-saxonnes visant à reconstruire l’« ideal copy » d’une édition peuvent être assimilées à la démarche de Viollet-le-Duc. À l’opposé, John Ruskin (1819-1900) refuse toute intervention physique sur les objets et monuments du passé8. Une humilité extrême le pousse à affirmer que nous n’avons aucune légitimité à modifier les édifices, tout acte de restauration étant assimilé à la destruction de l’historicité. Au crépuscule du 19e siècle, les réflexions sur la restauration du patrimoine bâti semblent irréconciliables, entre partisans d’un interventionnisme extrême et défenseurs d’un refus de toute modification.
1.1.2. L’évolution de la notion de conservation
construction des savoirstraditionpatrimonialisationÀ la fin du 19e siècle, Camillo Boito (1836-1914) dépasse l’opposition entre les positions de Viollet-le-Duc et de Ruskin, et jette les bases de la restauration critique, toujours appliquée de nos jours9. À la même époque, grâce aux écrits d’Aloïs Riegl (1858-1905)10, la restauration commence à percevoir les contradictions inhérentes aux interventions directes sur les objets issus du passé, dont la finalité doit concilier respect du passage du temps et besoin d’actualisation. Dans les années 1960, c’est au tour de Cesare Brandi (1906-1988) de faire évoluer la pensée de la restauration. Il suggère que l’acte de restauration est une reconnaissance du statut d’œuvre d’art de l’objet, prêtant un rôle fondamental au restaurateur dans le processus de patrimonialisation.
construction des savoirstraditionpatrimoine matériel acteurs de savoircommunautéinstitution typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire inscription des savoirsécriture construction des savoirstradition 1966 marque un tournant dans le monde du patrimoine écrit. Les spectaculaires inondations de Florence et les dégâts innombrables sur le patrimoine de la ville, et particulièrement sur son patrimoine écrit, mobilisent l’attention internationale (voir aussi l’article de C. Federici p. 26). Une équipe de relieurs et de restaurateurs venus du monde entier accourt au chevet des ouvrages sinistrés et met au point un ensemble de techniques de sauvetage des documents, faisant franchir un bond gigantesque à la préservation de l’écrit. Du point de vue des institutions, la discipline de la conservation-restauration (terme adopté par l’ICOM en 1984 11) s’est organisée à l’échelle mondiale dès son émergence. La célèbre charte de Venise de 1964 est considérée comme un tournant puisqu’elle met sur un pied d’égalité les instances historiques et artistiques12. La conservation-restauration comprend aujourd’hui trois pôles : la conservation préventive – qui vise à préserver les objets en intervenant de façon indirecte sur leur environnement ; la conservation curative – qui a pour objectif d’arrêter ou de ralentir un processus de dégradation actif par une intervention directe sur l’objet ; et la restauration – qui vise à améliorer la lisibilité d’un objet dont l’état matériel est stable.
1.2. Le livre, entre image et matière
1.2.1. « Opus mechanicum » et « opera »
Mise en évidence par Cesare Brandi, l’articulation entre matière et message est au cœur du paradigme contemporain de la conservation-restauration. La complexité des interventions directes sur la matérialité des objets patrimonialisés réside dans la possible modification de l’image transmise par cette matérialité. La récente restauration de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne de Léonard de Vinci 13 l’a bien montré : l’éventuelle modification du message – en l’occurrence des couleurs et des modelés auxquels nous étions habitués, même s’il s’agissait d’une image biaisée par des couches successives de vernis oxydé et encrassé – a soulevé de vives réactions, alors même que l’intervention n’a consisté qu’en un allègement du vernis (voir ill. p. 42).

construction des savoirsépistémologieidée construction des savoirstraditiontransmission inscription des savoirslivre acteurs de savoirstatutintellectuel construction des savoirsépistémologieréflexivité inscription des savoirsvisualisationimageLa question de la dualité des biens culturels, entre image et matière, est posée très tôt dans le cas des livres. Dès le 16e siècle, la multiplication des textes imprimés sans autorisation ni privilège engendre une première réflexion qui aboutira deux siècles plus tard à la notion de propriété intellectuelle, fondée sur la distinction « opus mechanicum »/ « opera » élaborée par Emmanuel Kant 14. Selon que l’intérêt est axé sur la matérialité ou sur le discours, le livre peut être perçu comme un objet de collection ou comme un objet utilitaire. Ainsi, la tension entre valeur d’art et valeur d’usage s’avère épineuse dans le cas des livres, où toutes les combinaisons sont possibles. Outre ce double aspect, le livre peut être à la fois monument (objet d’étude et de mémoire) et document (objet d’enquête, permettant d’étudier le monument), tels que définis par Erwin Panofsky 15. Matière et discours, objet de collection et objet utilitaire, monument et document, le livre est un artefact complexe aux multiples dualités. Ces dualités rejoignent celle évoquée par Cesare Brandi. Mais à l’inverse des œuvres issues des beaux-arts, qui véhiculent une image immédiatement perceptible par les sens, les écrits transmettent, selon Kant, des idées « au moyen des signes visibles du langage ».
1.2.2. La reliure, un objet singulier
typologie des savoirsobjets d’étude pratiques savantespratique intellectuelleanalyse typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique pratiques savantespratique artistiquelittérature typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieLe message principal véhiculé par le document relié est le discours porté par le texte. Cet aspect est depuis longtemps étudié par des disciplines telles que la philologie, la linguistique, la littérature, l’histoire, etc. Mais l’objet-livre contient d’autres types de messages au sein même de sa matérialité, nécessitant d’autres types de langages pour être décodés. À la différence du texte, les indices matériels décelables sur les objets n’ont pas pour destination première d’être décodés, mais de véhiculer ou de préserver la matière, de la rendre intelligible et durable, pour que le discours perdure. Ces messages matériels secondaires peuvent être étudiés dans une démarche archéologique, développée dans le monde anglo-saxon dès la seconde moitié du 19e siècle, et divisée en deux volets : la codicologie qui s’attache à étudier les aspects matériels des manuscrits, tandis que la bibliographie a pour objet le livre imprimé. Ces approches ont pour objectif la compréhension des processus matériels qui ont mené à la fabrication des livres (leur création) et de ceux qui président à leur circulation (leur réception).
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textescodicologie construction des savoirstraditionmémoire construction des savoirspolitique des savoirsgestionadministration espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieuarchives inscription des savoirslivreimprimé inscription des savoirslivremanuscritLa principale différence entre manuscrit et imprimé est à chercher dans les notions de sérialité et d’unicité. A priori, l’imprimé peut être perçu comme multiple (l’ensemble des exemplaires formant une édition), tandis que le manuscrit est d’emblée envisagé comme unique. Mais une fois encore, les frontières entre ces deux types de livres sont plus mouvantes qu’il n’y paraît : les différences d’états repérables entre les exemplaires issus d’une même édition nuancent l’aspect sériel de l’imprimé, tandis que le caractère comparable de certaines séries de manuscrits relativise leur unicité16. Une autre catégorisation vise à séparer le patrimoine écrit entre archives et bibliothèques. Les volumes préservés par les bibliothèques peuvent être définis comme issus de l’esprit de l’homme, tandis que les archives conservent les documents régissant la vie quotidienne des hommes. On appelle souvent livres les objets reliés des bibliothèques (qu’ils soient manuscrits ou imprimés), et registres ceux des archives. Pourtant, tous les volumes d’archives ne sont pas des registres stricto sensu17, et les livres de bibliothèques peuvent receler une importante dimension administrative ou juridique. Le statut du livre d’archive, manuscrit dont le contenu se trouve à cheval entre bibliothèques et archives, est encore peu exploré en France 18. C’est pourtant le cas de nombreux volumes issus des établissements ecclésiastiques, et dont les textes peuvent naviguer entre gestion administrative et écrits liturgiques, rendant complexe leur catégorisation (voir ill. ci-contre). Du point de vue de la reliure, il n’existe pas de réelle différence entre manuscrit et imprimé, ni entre livre de bibliothèque et livre d’archives. Dans ce cadre, le choix d’employer le terme livre pour désigner indifféremment ces catégories d’objets, dont les frontières sont floues, peut se justifier.

inscription des savoirslivrereliure construction des savoirstraditionpatrimoine matériel inscription des savoirslivre typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologieÉtudier l’archéologie d’un livre relié n’est pas aisé. Les procédés intellectuels, marchands et artisanaux (ou industriels) de fabrication d’un livre sont complexes et multiples et de nombreux acteurs peuvent revendiquer la paternité de l’objet (auteur, scripteur, éditeur, imprimeur, libraire, etc.). Le dernier maillon de la chaîne de fabrication est le relieur, dont l’activité première est de fournir un dispositif matériel, d’élaborer une structure (la reliure) permettant à la fois la consultation et la protection du volume. Cette destination première s’est très tôt enrichie d’une dimension décorative, voire ostentatoire, la reliure incarnant l’aspect extérieur – visible – des livres. Les ouvrages imprimés de la période moderne étaient le plus souvent vendus sous forme de feuilles que le relieur devait ensuite plier pour constituer les cahiers. La reliure incarne donc une volonté double de protection et de mise en valeur, elle s’effectue dans une zone floue, à cheval entre création et réception. Elle n’est jamais autonome puisqu’elle s’adapte à un objet préexistant – le livre en cahiers, dont elle devient une partie intégrante une fois achevée. De la même façon, les interventions de conservation-restauration d’un livre relié sont le reflet de sa réception, de ses usages, des différents accidents subis, de son existence dans le temps. L’étude des anciennes interventions de préservation, incluant les opérations de reliure, pourrait enrichir l’archéologie du livre en éclairant les rapports successifs entretenus avec ces objets si particuliers.
1.3. Les spécificités de la conservation-restauration des livres
1.3.1. Que signifie restaurer un livre ?
matérialité des savoirsmatériauparchemin inscription des savoirslivrereliure construction des savoirstraditionpatrimoine matériel construction des savoirstraditionpatrimonialisationSi un livre peut être défini d’un point de vue matériel comme « un objet transportable destiné à accueillir, partager et transmettre des contenus immédiatement lisibles de façon ordonnée et durable »19, que signifie restaurer un livre ? A priori, les interventions de conservation-restauration concernent exclusivement l’objet transportable, et non les contenus (si un texte est lacunaire, seul le matériau – papier ou parchemin – sera comblé, jamais le texte). Mais qu’en est-il si l’on considère les informations matérielles présentes dans la structure du livre comme des contenus secondaires, non destinés à être lus, mais pouvant néanmoins être décodés ? Restaurer un livre peut engendrer des modifications dans la lisibilité des éléments subsistants avant l’intervention, et il est fondamental de savoir repérer et documenter cet état avant toute opération20. En 2018, lors d’une intervention de renfort en vue d’une numérisation, le démontage de reliures courantes en parchemin datant de la première moitié du 19e siècle a par exemple révélé la présence de clous en métal ferreux insérés entre les deux moitiés de chacun des supports de couture. Cet ajout avait probablement pour objectif de fournir à peu de frais un maintien à la structure du dos, sur lequel aucun encollage n’était effectué et aucune claie21 n’était posée. Une rapide inspection du fonds dont était extraite cette reliure (les registres de la connétablie du 16e siècle) a dévoilé la remarquable fréquence de cette pratique de renfort jusqu’alors peu connue.
inscription des savoirslivre typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie construction des savoirstraditionhistoriographieAu cours du 20e siècle, la conservation-restauration des livres a suivi les évolutions historiographiques qui ont effectué un progressif retour à la matérialité de la source elle-même22. D’une logique majoritairement esthétique, la restauration a évolué vers une approche de plus en plus prudente, axée sur l’archéologie et la structure. Paradoxalement, un livre n’est consultable par les chercheurs que s’il est en bon état, mais sa structure n’est bien souvent accessible que lorsqu’il est en mauvais état, donc non communicable. Les interventions de conservation-restauration des livres sont autant d’occasions uniques d’observer et de décrire l’architecture des objets, et placent le restaurateur dans un rapport privilégié, presque intime, avec le document. Comprendre les enjeux de cette position en développant les partenariats entre chercheurs et restaurateurs pourrait ouvrir de nouvelles voies passionnantes à l’archéologie du livre.
1.3.2. L’exemple de l’atelier des Archives nationales
espaces savantslieuatelier espaces savantslieuarchives construction des savoirstraditionsourceLes sources écrites pour l’étude des anciennes interventions de préservation des livres sont maigres. En revanche, les sources matérielles que sont les objets eux-mêmes abondent, portant les traces de la volonté de nos prédécesseurs de faire perdurer l’objet dans le temps. En effectuant des allers et retours entre les rares sources écrites (archives des ateliers de reliure et de restauration, anciens manuels techniques, etc.) et l’observation archéologique des ouvrages, il est possible de dégager des tendances dans les anciennes politiques de préservation (voir ill. ci-contre, en haut).

espaces savantslieuarchives inscription des savoirslivrereliureDans le cas des Archives nationales, nées avec la Révolution française 23, la première vague de traitement matériel commence avec le fonds le plus emblématique dans les années 1840. Les Archives font appel à un relieur nommé Hirou, installé rue Saint-Jacques, pour réaliser – entre autres travaux – de nouvelles reliures pour les registres du célèbre Trésor des chartes, fonds d’archives des rois de France remontant à l’époque de Philippe Auguste. Une grande partie des volumes du Trésor reçoivent des mains de Hirou de nouvelles reliures luxueuses mais très sobres, en maroquin brun orangé exempt de tout décor. La renommée exceptionnelle de ce fonds et l’attrait inépuisable qu’il exerce sur les chercheurs ont engendré une frénésie d’interventions de reliures et de restauration depuis la première moitié du 19e siècle jusqu’à nos jours (voir ill. ci-contre, en bas). La dernière campagne en date fait suite à la numérisation de registres de chancellerie dans le cadre du projet Himanis 24. Certains volumes ont dû être sortis de leur ancienne reliure pour pouvoir être numérisés dans de bonnes conditions, et une partie d’entre eux a bénéficié d’une nouvelle structure de reliure réalisée sur mesure. Les reliures des registres du Trésor des chartes peuvent ainsi être comparées au bateau de Thésée dont il est difficile de retrouver les premières planches.

inscription des savoirslivrereliure espaces savantslieusalle de lecture espaces savantslieuarchives inscription des savoirslivreDans la seconde moitié du 19e siècle, les livres d’archives (registres, cartulaires, censiers, obituaires, etc.) des séries historiques ont été séparés des documents en liasses (feuillets volants regroupés par une simple sangle) et placés dans la salle de l’armoire de fer, centre névralgique du dépôt construit dans les années 1860 le long de la rue des Quatre-Fils (voir ill. p. 51). Ce choix de mise en valeur illustre la prédominance intellectuelle et symbolique de la forme livresque. Les volumes d’archives ont été abondamment reliés de façon similaire (reliures demi-maroquin et plats en papier Annonay), mais les ouvrages porteurs d’une reliure ancienne en plein cuir ont été le plus souvent épargnés et seulement restaurés. Les livres d’archives de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés illustrent très bien ces traitements différenciés. Certains volumes ont reçu une demi-reliure en cuir rouge – il est probable qu’ils présentaient auparavant une reliure de moindre valeur ou trop détériorée pour être conservée –, tandis que d’autres ouvrages porteurs d’une reliure plein veau estampé à froid ont conservé une grande partie de leur structure et de leur décor d’origine (voir ill. p. 51). On relève donc une certaine forme d’adaptation à l’existant : on préserve ce que l’on estime précieux et luxueux (à condition que les dégradations ne soient pas trop sévères), et on refait en réactualisant selon les goûts de l’époque ce qui semble trop grossier et/ou trop dégradé. La navigation entre logique de collection et valeur d’usage est ici flagrante, et entre en résonance avec les questionnements menés par Viollet-le-Duc et Ruskin.


construction des savoirstraditionpatrimonialisation inscription des savoirslivrereliure typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireParadoxalement, les documents considérés comme les plus précieux au milieu du 19e siècle ayant été abondamment remaniés, les volumes délaissés à cette époque présentent aujourd’hui, du fait de l’absence de traitement antérieur, un intérêt plus important pour l’histoire de la reliure ancienne. Les reliures estampées à froid de Saint-Germain-des-Prés constituent à cet égard un ensemble précieux pour l’histoire de la reliure et de la restauration, puisque nous possédons tous les cas de figure : certains volumes n’ont jamais été touchés depuis le début du 16e siècle, quand d’autres ont été remaniés jusqu’à cinq ou six fois.
1.4. Conclusion
typologie des savoirsobjets d’étudepensée construction des savoirstraditionpatrimonialisation inscription des savoirslivre typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoireLorsqu’un livre est qualifié d’œuvre d’art, on évoque plus volontiers son texte que son aspect matériel (impression, mise en page, décoration, structure et décor de la reliure). Pourtant, la matérialité est centrale dans notre rapport au livre : en témoignent les nombreux termes issus du corps humain pour désigner certains outils des professionnels du livre, ou certaines parties du dessin des lettres ou de la reliure. En témoignent également les évolutions dans la pensée initiées par des changements matériels (par exemple le développement des idées humanistes catalysé par l’utilisation du caractère romain, qui remplace progressivement la gothique au 16e siècle). Le livre revêt aujourd’hui des rôles multiples et complexes, et sa matérialité est l’objet d’une attention grandissante de la part des historiens. Entre matière et discours, collection et usage, document et monument, manuscrit et imprimé, bibliothèques et archives, le monde du patrimoine écrit est incroyablement vaste. Les recherches le concernant opèrent aujourd’hui une spectaculaire diversification, depuis le développement de l’archéologie du livre jusqu’à l’exploration des possibilités offertes par les technologies numériques. L’étude des modalités de préservation – passées, présentes et à venir – de ce patrimoine riche et complexe peut proposer un éclairage nouveau sur le rapport qu’entretiennent les hommes avec leurs livres.
Le patrimoine des bibliothèques, Rapport à monsieur le Directeur du livre et de la lecture par une commission de douze membres, ministère de la Culture, 1er juin 1982
Jean-Pierre Babelon et André Chastel, La notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994, p. 101
Premier inspecteur général des monuments de France.
Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine. Nouvelle édition revue et corrigée. Paris, Seuil, 1996
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. 1482, Paris, Pocket, 2013, p. 222-237
Voir les deux ouvrages d’Alfred Bonnardot, publiés à la fin des années 1850 et cités supra dans les Orientations bibliographiques.
Eugène Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XI e au XVI e siècle. Tome huitième. Paris, A. Morel, 1866, p. 14-34
John Ruskin, The seven lamps of architecture. Sixième édition. Sunnyside, G. Allen, 1889
Camillo Boito, Conserver ou restaurer ? [1893], Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2013
Alois Riegl, Le culte moderne des monuments, Paris, L’Harmattan, 2003
Document de travail du comité pour la conservation, Conseil international des musées (ICOM), 1984 (https://www.ffcr.fr/files/pdf%20permanent/textes%20reference%20Icom.pdf)
Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS), 1964 (https://www.ffcr.fr/files/pdf%20permanent/textes%20reference%20Icom.pdf)
Réalisée par Cinzia Pasquali ; voir la page dédiée sur le site du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) : https://c2rmf.fr/collection/la-sainte-anne-une-restauration-majeure
Immanuel Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris, Auguste Durand, 1853, p. 131-134
Erwin Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les arts visuels [1955], Paris, Gallimard, 1969
C’est le cas par exemple de certains livres d’heures manuscrits produits en série au début du 15e siècle.
« Registre » désigne à l’origine un volume dans lequel des actes sont copiés pour que leur mémoire soit préservée.
Paul Bertrand, « Une codicologie des documents d’archives existe-t-elle ? », in Gazette du livre médiéval, 54, 2009, p. 10-18
Patrick Andrist, Paul Canart et Marilena Maniaci, La syntaxe du codex. Essai de codicologie structurale, Turnhout, Brepols, 2013 (Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia, 34)
Andrea Giovannini, « Archéologie et restauration des livres et des documents médiévaux », in Gazette du livre médiéval, 17, 1990, p. 719
Élément de renfort du dos et des mors, en papier ou en parchemin souvent de réemploi.
Étienne Anheim, « La matière de l’histoire, du texte à l’objet », in Mélanie Roustan et al. (éd.), La recherche dans les institutions patrimoniales : sources matérielles et ressources numériques, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2016, p. 154-169
Lucie Favier, La mémoire de l’État. Histoire des Archives nationales, Paris, Fayard, 2004
Projet de recherche mené par l’IRHT, qui permet aux chercheurs d’effectuer des recherches plein texte dans le contenu des registres de chancellerie du 13e au 15e siècle (http://himanis.huma-num.fr/himanis/).
Appendix A Orientations bibliographiques25
- Appelbaum, Barbara, Conservation treatment methodology, Amsterdam-Boston, Butterworth-Heinemann, 2007
- Berducou, Marie-Claude (dir.), La conservation en archéologie. Méthodes et pratique de la conservation-restauration des vestiges archéologiques, Paris, Masson, 1990
- Bonnardot, Alfred, De la réparation des vieilles reliures, complément de l’essai sur l’art de restaurer les estampes et les livres, Paris, Castel, 1858
- Bonnardot, Alfred, Essai sur l’art de restaurer les estampes et les livres ou traité sur les meilleurs procédés pour blanchir, détacher, décolorier, réparer et conserver les estampes, livres et dessins, Paris, Castel, 1858
- Brandi, Cesare, Théorie de la restauration, Paris, Allia, 2011
- Cometti, Jean-Pierre, Conserver/Restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation technique, Paris, Gallimard, 2015
- Côte, Marie et Daniel, Floréal, « De Diafoirus aux thérapies de groupe : une petite histoire des techniques de conservation/restauration du livre », in Association pour la recherche scientifique sur les arts graphiques (éd.), La conservation : une science en évolution, bilans et perspectives, Paris, 1997, Paris, ARSAG, 1997, p. 94-102
- Heinich, Nathalie, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2009
- Kriche, Myriam, « Les reliures des registres d’archives médiévales, XIVe-XVe siècles. Premiers résultats », in Bourlet, C. et Zerdoun Bat-Yehouda, M., Bibliologia 30, Matériaux du livre médiéval, Turnhout, Brepols, 2010, p. 249-268
- Leveau, Pierre, « Restaurer l’invisible : un éclairage philosophique », in Restaurer l’invisible. Postprints des journées d’étude internationales APROA-BRK, 6, Bruxelles 2011, Bruxelles, Marjan Buyle, Agence du patrimoine de Flandre, 2012, p. 11-16
- Philippot, Paul, Pénétrer l’art, restaurer l’œuvre : une vision humaniste. Hommage en forme de florilège, Bruxelles, Groeninghe, 1990