David Hamidović

1.

construction des savoirsvalidationtémoignage typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie construction des savoirspolitique des savoirsguerre inscription des savoirslivremanuscrit pratiques savantespratique discursivedescriptionBaignés d’une lumière à la fois chaude et blafarde et enveloppés de l’air étouffant, saturé de sel, propre au littoral occidental de la mer Morte, des Bédouins exhumèrent des manuscrits du désert de Judée entre 1947 et 1956. C’était il y a soixante-dix ans. L’histoire de la découverte a été racontée mille fois, tant elle intègre les ingrédients d’un bon roman policier : un arrière-plan politique tourmenté avec la fin du mandat britannique sur la Palestine, la création de l’État d’Israël, la guerre avec les pays arabes environnants ; les balbutiements de l’archéologie moderne, encore à la recherche quasi-mystique des personnages bibliques ; la présence de multiples institutions religieuses à Jérusalem comme autant de témoignages d’un passé compliqué ; l’identification, enfin, des plus anciens témoins physiques de la Bible hébraïque ou Ancien Testament dès le déchiffrement des premiers rouleaux.

1.1. Patrimoine de l’humanité

inscription des savoirslivremanuscrit matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptioncodex construction des savoirslangage et savoirslanguehébreuEn effet, les manuscrits de la mer Morte demeurent célèbres parce qu’un tiers d’entre eux donne à voir le texte biblique en hébreu. Malgré des polémiques maintenant anciennes, aucun texte du Nouveau Testament ne fut cependant trouvé. Comme les traductions modernes de la Bible hébraïque se fondent sur un codex complet du 10e siècle de l’ère chrétienne, le « Codex de Léningrad », la découverte de manuscrits bibliques copiés entre la fin du 3e siècle avant l’ère chrétienne et le milieu du 1er siècle de celle-ci suscita un fort engouement dans les milieux savants, mais aussi auprès du grand public, comme en témoignent les nombreuses unes de journaux à travers le monde. On se demandait si les manuscrits contenaient le texte massorétique du Codex de Léningrad ou une autre version. On s’interrogeait sur les propriétaires des manuscrits et sur la raison de leur présence dans onze grottes. On dissertait même sur des allusions possibles à Jésus de Nazareth et à ses disciples. Les interrogations redoublèrent lorsque les premiers déchiffreurs identifièrent des variantes textuelles du livre du prophète Isaïe sur un grand rouleau. Comme l’écrit contient explicitement des paroles de Dieu, que signifient ces différences dans la révélation divine ?

typologie des savoirsobjets d’étude inscription des savoirslivremanuscrit construction des savoirstraditionreligionjudaïsme typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologieParallèlement, l’interrogatoire des Bédouins conduisit à localiser les grottes. Aussitôt, en 1949, l’inspecteur en chef des antiquités jordaniennes, G. Lankester Harding, rejoint par le père Roland de Vaux, directeur de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, entreprit la fouille de la première grotte. Ils exhumèrent des jarres, des couvercles, des tissus, quelques monnaies, et une centaine de fragments appartenant à environ soixante-dix manuscrits ; certains provenaient des manuscrits déjà connus. Interrogés sur la résidence des propriétaires des rouleaux exhumés, les archéologues se déplacèrent à plusieurs reprises en 1949 et lors de cinq campagnes entre 1951 et 1956, pour fouiller la ruine de Qumrân, selon l’appellation donnée par les Bédouins au site proche des grottes. La comparaison des poteries découvertes sur le site avec celles des grottes certifia un lien entre les habitants du lieu et le dépôt des manuscrits dans ces dernières. Le déchiffrement de manuscrits non bibliques ajouta des informations sur l’identité de ceux qui les copièrent et les conservèrent : les idées et les croyances spécifiées dans les textes orientent vers des Juifs du mouvement essénien, c’est-à-dire des rigoristes qui veulent voir leurs idées – extrapolées de la Bible hébraïque – appliquées à l’ensemble du judaïsme.

construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique artistiquelittérature construction des savoirslangage et savoirslanguehébreu construction des savoirslangage et savoirslanguelatin construction des savoirslangage et savoirslanguegrecPar ailleurs, les manuscrits non bibliques attestent de textes juifs en hébreu ou en araméen qui n’étaient connus que par des traductions médiévales en grec, en latin ou en éthiopien ancien (« ge‘ez ») principalement. Ils contribuent ainsi à enrichir le paysage littéraire, mais aussi religieux et historique, du judaïsme ancien. Ces textes ne furent pas écrits par les esséniens, mais ceux-ci les ont sélectionnés parce qu’ils allaient dans le sens de leurs idées et, en quelque sorte, les justifiaient. Ces écrits jouissaient aussi d’une autorité dans la communauté, ce qui remet en question le seul primat des textes bibliques. Les distinctions entre les textes bibliques et les textes non bibliques, et entre les textes canoniques et les textes apocryphes et pseudépigraphiques, en deviennent anachroniques.

construction des savoirstraditionreligionchristianisme inscription des savoirsécriture inscription des savoirslivremanuscrit typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions typologie des savoirsobjets d’étudesociété construction des savoirsépistémologiecroyanceEnfin, d’autres textes de Qumrân contiennent des discussions sur la bonne application de la loi juive, notamment des prescriptions de pureté et le respect du calendrier. Ils révèlent les idées et croyances esséniennes en tension avec le reste de la société juive et les prêtres du Temple de Jérusalem. L’ensemble des textes de Qumrân n’est plus perçu aujourd’hui dans la recherche comme une bibliothèque au sens moderne du terme, parce que les écrits contenant les opinions de tel ou tel groupe juif ne furent pas tous retenus. Les esséniens ont bien plutôt sélectionné les textes juifs préexistants qui allaient dans le sens de leur doctrine, et ils ont écrit d’autres textes pour établir cette filiation et mettre en place leur système théologique. Ainsi, les écrits de Qumrân sont à la fois un conservatoire de la culture juive au tournant de l’ère chrétienne et une sélection essénienne au sein de la littérature religieuse juive. Ils apparaissent comme un chaînon manquant entre le judaïsme de la Bible hébraïque et celui des textes rabbiniques qui fondent le judaïsme actuel, entre le judaïsme bouillonnant du tournant de notre ère et l’émergence de nouveaux mouvements comme le groupe de Jésus de Nazareth, qui donna naissance au christianisme. C’est pourquoi les manuscrits de la mer Morte, plus précisément les manuscrits de Qumrân, appartiennent non seulement au patrimoine culturel juif, mais aussi au patrimoine de l’humanité.

1.2. L’époque des pionniers (1947-2009)

inscription des savoirsécriture construction des savoirstraditionpatrimoine matériel matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionrouleau pratiques savantespratique lettréepublication inscription des savoirslivremanuscrit construction des savoirsépistémologieidée construction des savoirsépistémologiecroyanceDans ce cadre, le déchiffrement de tous les textes s’est avéré primordial afin de discuter les variantes du texte biblique et de caractériser au plus près les croyances et les idées en circulation au tournant de l’ère chrétienne. La publication des premiers rouleaux découverts dans la grotte 1 fut rapide, parce qu’ils étaient complets ou presque. Les manuscrits des livres bibliques, notamment le rouleau d’Isaïe (1QIsa), n’eurent même pas besoin d’être traduits dans un premier temps, car le texte est très proche du texte massorétique. Après moult problèmes, les premiers rouleaux découverts échurent à la jeune Université hébraïque de Jérusalem, avec Éléazar Sukenik, et à l’American School de Jérusalem avec John C. Trever, William Brownlee et Millar Burrows (voir ill. p. 74, en haut à gauche). Ceux-ci débutèrent les publications préliminaires dès 1948. En 1950, la première édition complète de quelques rouleaux parut en anglais sous la direction de Burrows : le volume 1 se nomme The Dead Sea Scrolls of St. Mark’s Monastery: The Isaiah Manuscript and the Habakkuk Commentary. En 1951 fut publié le volume 2, fascicule 2 : Plates and Transcription of the Manuel of Discipline. Il s’agit d’un texte de la communauté essénienne qui reçut plus tard le nom de Règle de la communauté, selon l’incipit du rouleau 1QS. À ce stade, ceux qui lisaient l’hébreu d’imprimerie pouvaient aisément déchiffrer la belle écriture, dite hébreu carrée ou araméenne, de ces premiers textes très bien conservés. Le fascicule 1 était réservé à la publication d’un rouleau en mauvais état, qui fut déroulé méticuleusement en 1955 (voir ill. p. 74, en haut à droite) et publié indépendamment en 1956 par Nahman Avigad et Yigael Yadin sous le titre A Genesis Apocryphon, désignant ainsi un texte inédit proche du livre de la Genèse mais sans en être une copie.

Figure 1. Photographie en couverture du livre
            de souvenirs de John C. Trever, , Grands Rapids (MI), Eerdmans,
            1979. John C. Trever prépare la photographie d’un rouleau de la
            grotte 1 à l’American school de Jérusalem, le 21 février 1948. ©
            Library of Claremont/CA
Figure 1. Figure 1. Photographie en couverture du livre de souvenirs de John C. Trever, The Dead Sea Scrolls: A Personal Account, Grands Rapids (MI), Eerdmans, 1979. John C. Trever prépare la photographie d’un rouleau de la grotte 1 à l’American school de Jérusalem, le 21 février 1948. © Library of Claremont/CA
Figure 2. Photographie de l’« épluchage »
            (après avoir fait sécher le rouleau et contrôlé son humidité
            pendant des mois) du rouleau de l’par James E. Bieberkraut en 1955, dans un
            laboratoire de l’Université hébraïque de Jérusalem. © Musée
            d’Israël, Jérusalem
Figure 2. Figure 2. Photographie de l’« épluchage » (après avoir fait sécher le rouleau et contrôlé son humidité pendant des mois) du rouleau de l’Apocryphe de la Genèse par James E. Bieberkraut en 1955, dans un laboratoire de l’Université hébraïque de Jérusalem. © Musée d’Israël, Jérusalem

inscription des savoirsécriture construction des savoirslangage et savoirslanguehébreu pratiques savantespratique lettréetranscription pratiques savantespratique artistiquephotographie pratiques savantespratique lettréepublication matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionrouleauLes trois rouleaux en possession de Sukenik (le rouleau fragmentaire d’Isaïe, le Règlement de la guerre et le Rouleau des hymnes) furent publiés peu de temps après sa mort en 1954, sous le titre (en hébreu) La collection des manuscrits cachés qui sont en possession de l’Université hébraïque. Par ailleurs, les centaines de fragments exhumés lors des fouilles de la grotte 1 furent publiés en 1955 dans le premier volume de la collection Discoveries in the Judaean Desert (DJD), éditée par les éditions Clarendon à Oxford : Qumrân Grotte 1, par Dominique Barthélemy et Josef T. Milik, deux prêtres associés à l’École biblique et archéologique française. Ainsi, toutes les photographies et les transcriptions en caractères hébraïques sont accessibles à la communauté scientifique et au public dès 1956, soit moins de dix ans après la découverte de la grotte 1.

inscription des savoirslivremanuscrit construction des savoirstraditionpatrimonialisation inscription des savoirslivreéditionPendant l’édition des manuscrits de cette dernière, d’autres grottes à manuscrits furent découvertes. Un petit groupe de scientifiques se partagea l’édition des fragments exhumés des grottes 2 à 10 dans le deuxième volume de la collection DJD, édité par Pierre Benoit, J. T. Milik et R de Vaux en 1961, et dans le troisième volume sous la direction de Maurice Baillet, J. T. Milik et R de Vaux en 1962. Les rouleaux de la grotte 11, en bon état de conservation, furent publiés différemment, car ils furent achetés par des institutions étrangères devenues détentrices du droit de publication. Ils furent édités dans les années 1960 et 1970. Ainsi, la publication des manuscrits de Qumrân se déroula selon les normes scientifiques et suivant un calendrier raisonnable.

Les problèmes commencèrent avec les fragments de la grotte 4, découverts en 1952. Leur nombre astronomique – près de 40 000 – et leur taille réduite nécessitèrent un travail éditorial très méticuleux et donc très long. À l’époque, on estimait de dix à douze ans la durée jugée nécessaire pour les éditer. Au total, quarante volumes des DJD furent publiés ; à quelques exceptions près pour des manuscrits venant d’autres sites du désert de Judée, et sans compter les trois premiers volumes, ils furent consacrés à ces fragments. Le dernier volume parut en 2009.

inscription des savoirslivremanuscrit typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie construction des savoirstraditionpatrimonialisation pratiques savantespratique intellectuelleanalyseD’un point de vue technique, l’étude et la publication des premiers manuscrits ne suscitèrent pas véritablement de réflexion technologique sur leur conservation. Comme tout matériel archéologique, le contact avec les agents atmosphériques multiplia la vitesse de décomposition. John D. Rockefeller Jr. donna en 1954 des fonds pour étudier les manuscrits durant six ans au Musée Rockefeller ou Musée archéologique de Palestine (PAM), sous l’égide du Département des antiquités jordaniennes puis sous le contrôle de l’Autorité des antiquités israéliennes (IAA) à partir de 1967. Un travail fastidieux débuta alors : nettoyer les fragments, les inventorier, les collationner, les étudier et bien entendu les déchiffrer. Les rouleaux trouvés dans les grottes 1 et 11 sont en bon état et ne nécessitèrent pas un long travail de restauration avant leur déchiffrement. Mais pour les fragments exhumés des autres grottes, notamment les milliers de fragments de la grotte 4, le problème était autre. Un membre de l’équipe des déchiffreurs, Frank Moore Cross, décrivit ainsi le travail minutieux à entreprendre :

acteurs de savoirprofessionconservateur construction des savoirstraditionpatrimoine matériel« Plusieurs fragments sont si fragiles et friables qu’ils pouvaient à peine être touchés avec une brosse en poil de chameau. La plupart étaient pliés, froissés ou ratatinés, encroûtés avec les produits chimiques du sol, noircis par les moisissures et le temps. Les problèmes de nettoyage, de dépliage, d’identification, de collationnement des uns avec les autres sont considérables.
Les fragments, quand ils étaient achetés aux Bédouins, arrivaient généralement dans des boîtes, boîtes à cigarettes, boîtes à pellicules ou boîtes à chaussures, cela dépendait de leur taille. Les précieux cuir et papyrus étaient délicatement maniés par les mains rugueuses des Bédouins, car la valeur du matériel était trop âprement appréciée. Souvent, de la laine de coton ou du papier tissu ont été utilisés par les Bédouins pour séparer et protéger les petits fragments de manuscrits ; et à l’occasion, ils ont appliqué des bouts de papier collant pour assembler les morceaux qui menaçaient de se craqueler ou de se détacher. Depuis les fouilles clandestines de la grotte 1, les propriétaires ont brisé de larges feuilles ou des colonnes pour les vendre au morceau (Frank Moore Cross, The Ancient Library of Qumran, 3e éd., Minneapolis, Fortress, 1995, p. 38) ».

pratiques savantespratique intellectuellecomparaison pratiques savantespratique artistiquephotographiePour mesurer la dégradation des fragments, il suffit de comparer les photographies prises dans les années 1950 et 1960 par Najib Anton Albina et les dernières photographies publiées dans l’édition des DJD. Les planches photographiques de J. C. Trever, prises en février 1948 sur les manuscrits de la grotte 1, ont aujourd’hui une valeur inestimable pour reconstruire les lettres cassées sur les bordures (voir ill. p. 74, en haut à gauche).

inscription des savoirslivremanuscrit pratiques savantespratique intellectuelleclassementUn patient travail de restauration débuta alors au Musée Rockefeller. Après nettoyage, les fragments sont classés par groupes selon la nature du support (cuir ou papyrus), selon sa couleur, l’encre et le type d’écriture (voir ill. p. 74, en bas à gauche). Une fois les fragments d’un même manuscrit repérés, commence le collationnement : des « joints » entre les morceaux sont recherchés comme dans un puzzle, à la différence près que des pièces manquent.

Figure 3. Photographie de la salle (appelée
            « Scrollery ») au Musée Rockefeller de Jérusalem dans les
            années 1950, où les fragments des manuscrits de Qumrân furent
            entreposés et où travaillaient les premiers déchiffreurs. © Droits
            réservés
Figure 3. Figure 3. Photographie de la salle (appelée « Scrollery ») au Musée Rockefeller de Jérusalem dans les années 1950, où les fragments des manuscrits de Qumrân furent entreposés et où travaillaient les premiers déchiffreurs. © Droits réservés

inscription des savoirsécriture pratiques savantespratique artistiquephotographie inscription des savoirslivremanuscritLes déchiffreurs cherchent ensuite à reconstruire les mots cassés sur les bordures et même à restituer les lacunes du texte. Diverses méthodes existent. La lacune du manuscrit peut être comblée par un autre manuscrit de Qumrân qui a conservé un passage similaire, ou par des textes déjà connus comme les textes bibliques, et dans une moindre mesure, les textes apocryphes et pseudépigraphiques. Des traces de lettres peuvent suggérer des hypothèses de reconstruction du mot perdu avec divers degrés de vraisemblance en comparant, par exemple, avec la place disponible dans la lacune, la signification des bribes de phrases conservées… Quelques fragments à l’écriture devenue illisible bénéficient de photographies infrarouges depuis les années 1960.

construction des savoirsépistémologiehypothèse matérialité des savoirssupportsupport d’inscriptionrouleauLe déchiffrement d’une seule lettre ou d’un seul mot sur un fragment demeure frustrant, mais Hartmut Stegemann, de l’Université de Göttingen, a développé une méthode de reconstruction devenue éponyme pour replacer les fragments d’un même manuscrit les uns par rapport aux autres, tels qu’ils étaient dans le rouleau avant les attaques du temps. Il se fonde sur le constat que les feuilles de cuir cousues les unes aux autres et mises bout à bout sont roulées sur elles-mêmes. Ainsi stocké en position enroulée dans les grottes, le rouleau a été attaqué par des agents extérieurs : champignons, insectes, humidité… Selon l’endroit où le dommage a été porté, un même dessin apparaît sur les feuilles de cuir attenantes à la feuille endommagée. Déroulé, le rouleau abîmé ressemble à une dentelle décroissante, plus on regarde vers l’intérieur. Des hypothèses de reconstruction du rouleau et donc de l’écrit deviennent possibles. Cette astucieuse méthode de calcul permet aussi de retrouver des variantes textuelles entres les manuscrits, car on mesure si l’espace manquant peut correspondre, dans l’écriture du scribe, à ce qui est écrit dans un autre manuscrit moins bien conservé.

pratiques savantespratique lettréedéchiffrement typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textespaléographieToutefois, l’expérience du paléographe et sa connaissance des écrits juifs anciens sont primordiales pour suggérer des rapprochements entre petits fragments et des restitutions. Les déchiffreurs regardaient les fragments sous microscope pour tenter d’identifier, en bordure de ceux-ci, des traces d’encre. Ils consultaient aussi les fragments alors enchâssés entre deux plaques de verres fixées avec du ruban adhésif pour repérer par transparence toute trace d’encre. Ces planches de fragments furent mises ensuite dans des tiroirs pour les plonger dans l’obscurité et furent déposées dans une pièce à l’hygrométrie contrôlée, afin de mieux les conserver.

1.3. L’avènement de l’ère numérique (années 1990-)

matérialité des savoirssupportinfrastructure numériquebase de données typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrechimiechimie physique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrechimiechimie analytique inscription des savoirsvisualisationimage matérialité des savoirssupportinfrastructure numérique acteurs de savoircommunautéinstitutionConscientes des enjeux de connaissance attachés aux manuscrits de Qumrân, des institutions publiques et privées décidèrent d’investir pour améliorer le déchiffrement des fragments. Ainsi, en 1993, de nouveaux essais de lecture infrarouge des manuscrits furent effectués par des scientifiques de l’Ancient Biblical Manuscript Center de Claremont, du Jet Propulsion Laboratory et du West Semitic Research en Californie. Ils reconstituèrent des images numériques des fragments avec un dôme de photographies selon tout le spectre colorimétrique, c’est-à-dire des images multi-spectrales (voir ill. p. 74, en bas à droite). La technique s’est récemment perfectionnée dans le cadre d’un projet développé depuis 2010, impliquant l’Autorité des antiquités israéliennes (IAA), la société américaine Megavision pour les aspects techniques, et l’entreprise Google pour la diffusion gratuite d’images multi-spectrales sur le site internet www.deadseascrolls.org.il (voir ill. p. 77). Des problèmes de lecture de quelques fragments, voire des collationnements, peuvent trouver une solution grâce à cette base de données régulièrement alimentée en nouvelles images. L’accessibilité, ainsi que les images de très haute qualité, en font le projet phare de l’ère numérique des manuscrits de Qumrân. Des métadonnées sur les manuscrits commencent à être ajoutées. Ainsi, après les déchiffrements et les discussions sur le contenu des manuscrits, ceux-ci redeviennent des artefacts reconstruits par les outils numériques.

Figure 4. Photographies du procédé de
            fabrication des images multi-spectrales avec trois différentes
            colorimétries d’une même planche de manuscrit. © The Leon Levy
            Dead Sea Scrolls Digital Library, cliché Shai Halevi
Figure 4. Figure 4. Photographies du procédé de fabrication des images multi-spectrales avec trois différentes colorimétries d’une même planche de manuscrit. © The Leon Levy Dead Sea Scrolls Digital Library, cliché Shai Halevi
Figure 5. Images multi-spectrales du
            manuscrit 4Q225, fragment 2. En haut, le fragment en couleurs
            naturelles, en bas le fragment en image infrarouge. © The Leon
            Levy Dead Sea Scrolls Digital Library, cliché Shai Halevi
Figure 5. Figure 5. Images multi-spectrales du manuscrit 4Q225, fragment 2. En haut, le fragment en couleurs naturelles, en bas le fragment en image infrarouge. © The Leon Levy Dead Sea Scrolls Digital Library, cliché Shai Halevi

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueimagerie numérique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatique construction des savoirsvalidation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique inscription des savoirsvisualisationimagedessin pratiques savantespratique lettréedéchiffrementD’autres innovations existent. Par exemple, nous avons mis au point en 2002 une nouvelle technique pour faire des apographies, c’est-à-dire le dessin des fragments. Il est d’usage dans une publication scientifique de dessiner les fragments afin de montrer des reconstructions de lettres et des restitutions de textes selon la main du scribe. En effet, le dessin du fragment et des lettres permet au déchiffreur d’établir une typologie de la manière dont le scribe a dessiné chaque lettre. Une fois que le déchiffreur a compris le « ductus », c’est-à-dire le tracé des lettres propres à chaque scribe, il dessine à la main les lettres reconstruites à partir des points d’encre conservés, voire il ajoute des mots totalement perdus dans la lacune, à la manière du scribe. Le dessin vient justifier l’hypothèse du déchiffreur. Pour objectiver davantage l’étape de validation ou non des hypothèses de restauration du texte perdu, notre méthode d’apographie est assistée par ordinateur. Sur une image multi-spectrale, le procédé informatique de dessin assisté par ordinateur permet de dessiner toutes les lettres visibles avec une grande précision. À partir du répertoire numérique des lettres du scribe, et par un jeu de calques numériques, on peut reconstruire les lacunes avec la main (numérique) du scribe afin de valider ou non des hypothèses de reconstruction (voir ill. p. 78). L’imprécision des reconstructions est ainsi diminuée d’autant.

Figure 6. Dessin assisté par ordinateur
            (CorelDRAW X5) du manuscrit 4Q225, fragment 2. © David
            Hamidović
Figure 6. Figure 6. Dessin assisté par ordinateur (CorelDRAW X5) du manuscrit 4Q225, fragment 2. © David Hamidović

matérialité des savoirssupportinfrastructure numériquebase de données pratiques savantespratique artistiquelittérature construction des savoirslangage et savoirsstylePar ailleurs, plusieurs projets de bases de données utilisent les outils statistiques appliqués aux textes de Qumrân pour déceler des milieux de rédacteurs différents. On cherche à repérer l’emploi d’un même terme, un style littéraire… En cela, ces projets sont un décalque numérique des études exégétiques. En conséquence, ils souffrent des mêmes critiques. Toutefois, certains de ces projets entendent croiser les textes de Qumrân avec des bases de données existantes sur d’autres écrits juifs, afin de trouver des affinités. En ce sens, ils sont ancrés dans le « big data ». Mais à ce jour, peu d’études ont été publiées, et les résultats ne sont guère probants.

acteurs de savoirqualités personnellesintelligence typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiquealgorithmique et combinatoire typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueintelligence artificielle typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatique pratiques savantespratique intellectuelleanalyse inscription des savoirsécriture acteurs de savoirprofessionscribe inscription des savoirslivremanuscritEnfin, une nouvelle étape numérique dans l’étude des textes de Qumrân est en train d’être franchie. Les chercheurs tentent désormais d’identifier les manuscrits copiés par les mêmes scribes, et donc de mieux comprendre qui sont ceux de Qumrân. En effet, il était assumé dans la recherche qu’il y avait presque autant de mains de scribes que de manuscrits. Mais près de mille scribes ayant copié un seul texte dans le désert de Judée au tournant de l’ère chrétienne est une hypothèse difficilement concevable. De plus, les textes de Qumrân ne mentionnent pas de scribes : devons-nous comprendre que la communauté essénienne était en fait un groupe de scribes ? Ceux-ci ont-ils eu différentes spécialisations, comme plus tardivement dans le judaïsme rabbinique ? À ces questions, quatre projets universitaires tentent de répondre. Le point commun des projets des universités de Groningue et de Leuven, de celles de Tel Aviv, de Haïfa et de Lausanne est d’utiliser l’analyse computationnelle appliquée à l’écriture des scribes. Il s’agit de définir un ou plusieurs modèles numériques d’écriture à partir de leur « ductus » (voir ill. p. 78). La mesure des ressemblances entre les mains de scribes par un algorithme permettrait de certifier que l’un d’entre eux a copié deux manuscrits. La limite de cette approche est la définition par le chercheur de critères pour caractériser l’écriture d’un scribe. Pour résoudre ce problème, nous menons actuellement, à l’Université de Lausanne, un projet recourant aux technologies du « deep learning » ou apprentissage profond. L’objectif est d’éduquer une machine virtuelle, qui fera elle-même la reconnaissance des critères et déterminera ainsi les manuscrits copiés par un même scribe. Les premiers résultats sont attendus en 2023, et une transférabilité à d’autres recherches est visée. Ainsi, l’intelligence artificielle rencontre l’intelligence des scribes sans passer par l’intelligence des chercheurs (ou presque). Une révolution est enclenchée dans les sciences humaines.

Figure 7. Images illustrant le processus de
            reconstruction de la lettre dans
            l’ostracon 24 de Tel Arad. Deux calques sont appliqués sur la
            photographie originale de la lettre (A) pour distinguer le module
            supérieur (B) et le module inférieur (C) du « ductus » du scribe,
            afin que l’algorithme reconstruise la lettre complètement (D).
            Extrait de l’article de Sh. Faigenbaum-Golovin, A. Shaus,
            B. Sober, D. Levin, N. Na’aman, B. Sass, E. Turkel, E. Piasetzky,
            I. Finkelstein, « Algorithmic handwriting analysis of Judah’s
            military correspondence sheds light on composition of biblical
            texts »,
Figure 7. Figure 7. Images illustrant le processus de reconstruction de la lettre waw dans l’ostracon 24 de Tel Arad. Deux calques sont appliqués sur la photographie originale de la lettre (A) pour distinguer le module supérieur (B) et le module inférieur (C) du « ductus » du scribe, afin que l’algorithme reconstruise la lettre complètement (D). Extrait de l’article de Sh. Faigenbaum-Golovin, A. Shaus, B. Sober, D. Levin, N. Na’aman, B. Sass, E. Turkel, E. Piasetzky, I. Finkelstein, « Algorithmic handwriting analysis of Judah’s military correspondence sheds light on composition of biblical texts », www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1522200113