Anne-Marie Turcan-Verkerk

1.

1.1. Une impossible reconstitution ?

« À Clairvaux, en 1471 : un jeune moine est en train de fouiller des placards regorgeant de manuscrits. Il cherche des exemples de prose latine de qualité à inclure dans une anthologie de lettres, en cours de compilation, allant de l’Antiquité chrétienne à son époque. Aucun inventaire n’existe pour l’aider à se retrouver dans la quantité de parchemins qui se sont accumulés à l’abbaye pendant trois siècles et demi depuis sa fondation par saint Bernard en 1115 […] »2.

Ces phrases, écrites par un grand connaisseur de l’histoire intellectuelle du Moyen-Âge central, illustrent toute la difficulté de se représenter les bibliothèques médiévales, de les faire revivre, et donc de les reconstituer. Car on ignore tout de la disposition physique de la bibliothèque de l’abbaye cistercienne de Clairvaux en 1471, malgré le grand catalogue établi en 1471-1472 pour l’abbé Pierre de Virey, monument de catalographie qui décrit bien les volumes et leur affecte des cotes, mais ne dit rien des conditions matérielles de leur rangement3. Probablement pas des placards (mais qui sait ?), non plus que des parchemins volants ou entassés en désordre, parmi lesquels le gardien des livres ne saurait s’orienter… Dans cette évocation romancée, on saisit tout le besoin d’une reconstitution virtuelle des bibliothèques médiévales, et tous les dangers bien réels d’un tel désir si l’on ne veut pas répandre de fausses informations en cédant à l’envie trop humaine de visualisation. Si l’on veut imaginer la bibliothèque de Clairvaux vers la fin du 15e siècle, c’est plutôt un modèle comme celui de la Malatestiana de Césène qui vient à l’esprit : conservée aujourd’hui dans son état d’origine de 1464, y compris pour les manuscrits qui y sont enchaînés, elle est organisée en deux rangées de pupitres de part et d’autre d’une nef centrale. C’est ce mode d’organisation assez commun à la fin du Moyen-Âge qu’évoque, vers 1521, le catalogue de la bibliothèque de Clairvaux rédigé par Mathurin de Cangey, dans lequel sont bien distingués les volumes rangés dans 37 pupitres, 19 du côté nord et 18 du côté sud de la nouvelle librairie construite entre 1495 et 1503 4. Mais rien ne permet de savoir si, en 1472, il en était déjà ainsi. Des placards ? La plus ancienne armoire à livres en bois conservée, aujourd’hui visible dans l’église d’Obazine, remonterait au 12e siècle. Elle transpose en menuiserie les niches pratiquées dans les murs de pierre des cloîtres, des églises, des réfectoires depuis des siècles, encore bien visibles dans quantité d’abbayes et d’églises médiévales – dont celle d’Obazine (voir ill. p. 94) –, et qui pouvaient contenir, le plus souvent, de dix à vingt manuscrits. Les portes étaient en bois et solidement fermées par des verrous.

Figure 1. Église d’Obazine : deux niches de
            pierre et leurs rayonnages. Cliché Anne-Marie Turcan
Figure 1. Figure 1. Église d’Obazine : deux niches de pierre et leurs rayonnages. Cliché Anne-Marie Turcan

En fait, dès l’Antiquité, qu’elle ait consisté en une grande niche dans les bibliothèques publiques ou en une petite armoire de bois dans les bibliothèques privées (comme celle qui est représentée dans le mausolée de Galla Placidia à Ravenne 5), l’armoire était un mode de rangement des livres très commun. Le terme médiéval générique « armarium » désigne, selon les époques, ces niches, ces armoires, ou la pièce qui, à partir de la toute fin du 11e siècle, commence à s’appeler « bibliotheca ». Mais ce mode de rangement n’était pas le seul : nous savons par les textes et par les représentations figurées que les livres étaient souvent rangés dans des coffres, et cela tout au long du Moyen-Âge. Les manuscrits étaient entreposés autant que possible à l’abri de l’humidité, du feu, à l’abri surtout des emprunts ou des vols, et là où ils servaient, comme nous l’indiquent de très nombreux inventaires médiévaux : dans l’église, le cloître, la salle du chapitre, le réfectoire, l’infirmerie, la cellule de l’abbé, celle du maître d’école, et ainsi de suite, sans que nous sachions, la plupart du temps, à quel endroit exactement ni dans quel contenant6. Quand nous avons des représentations, il importe d’ailleurs de garder à l’esprit que ce sont, justement, des représentations : la profusion des livres dans le « studiolum » de l’intellectuel, si fréquente dans les enluminures de la fin du Moyen-Âge, et la surcharge de son pupitre ou de sa roue à livres veulent surtout signifier l’intensité du travail intellectuel et la richesse de ses sources (voir ill. ci-contre, en haut) 7.

Figure 2. Ésope écrivant (Smith-Lesouëf 68,
            f. 27 ; coll. BnF). BnF, Smith-Lesouëf 68, f. 27 ; source
            Gallica
Figure 2. Figure 2. Ésope écrivant (Smith-Lesouëf 68, f. 27 ; coll. BnF). BnF, Smith-Lesouëf 68, f. 27 ; source Gallica

Seules peuvent nous guider les indications topographiques et matérielles des inventaires anciens, quand elles existent, et les lieux conservés ou leurs traces archéologiques. Alors, en quoi la reconstitution virtuelle d’une bibliothèque ancienne, en particulier médiévale, peut-elle consister, et comment concevons-nous aujourd’hui les bibliothèques virtuelles ?

1.2. Réunifier des collections dispersées

Aujourd’hui, la plupart des bibliothèques virtuelles sont en réalité des sites de recherche et de médiation scientifique appuyés solidement sur des catalogues donnant accès aux reproductions numériques des livres conservés, consultables une à une avec leur description. On peut citer, en France, parmi les plus abouties, la Bibliothèque virtuelle de Clairvaux (BVC, en maintenance à ce jour) ou la Bibliothèque virtuelle du Mont-Saint-Michel (BVMSM), qui donne accès tant aux manuscrits qu’aux imprimés de l’abbaye et à leurs notices scientifiques, pour le moment surtout à partir des collections de la BM d’Avranches (http://www.unicaen.fr/bvmsm/pages/index.html). Les quelques manuscrits conservés ailleurs seront mis en ligne progressivement, ces bibliothèques virtuelles étant essentiellement nourries par la numérisation de collections conservées dans une seule bibliothèque municipale, conséquence des partages faits à la Révolution, qui ont garanti une certaine stabilité géographique des fonds. Mais les bibliothèques virtuelles revêtent un intérêt encore plus grand dès lors qu’elles permettent de reconstituer des ensembles dispersés dans un grand nombre d’institutions de conservation à l’échelle internationale, à la suite d’une histoire parfois mouvementée.

À cette échelle, parmi les réalisations les plus remarquables par leur qualité scientifique et leur exhaustivité, on peut citer la bibliothèque virtuelle de l’abbaye de Lorsch (https://www.bibliotheca-laureshamensis-digital.de), réalisée entre 2010 et 2014. Elle est excellente d’abord parce qu’elle s’appuie sur des décennies de recherche, en particulier sur les travaux scientifiques de Bernhard Bischoff et Angelika Häse sur les catalogues anciens et les quelque 300 manuscrits conservés8, et parce qu’elle a réussi, sur cette base, à mobiliser avec agilité les 73 bibliothèques et archives détentrices aujourd’hui des documents, sous la houlette d’Alexandra Büttner. On peut donc réellement naviguer, sans frontières, parmi les manuscrits conservés de cette bibliothèque, tout en bénéficiant, grâce à des notices scientifiques détaillées et mises à jour par Michael Kautz, des dernières avancées de la science9. La base de données permet de rechercher les manuscrits par noms de lieux, par noms d’auteurs et par sujets, avec un degré de détail très appréciable (par exemple, on peut accéder aisément à l’ensemble des notes de copistes par le mot-clé « Schreibervermerk »). La « Bibliothèque abbatiale virtuelle de Lorsch » est donc un formidable instrument de travail pour le chercheur, et d’une honnêteté intellectuelle absolue, dans la mesure où elle n’impose aucune visualisation erronée de ce que pouvait être la collection de livres de l’abbaye à telle ou telle époque. Mais du coup, elle ne permet pas d’immersion réelle dans la bibliothèque ancienne de l’abbaye de Lorsch, si ce n’est item après item. Sans doute parce que cela n’était pas encore possible techniquement en 2010-2014, elle ne permet pas de comparer sur l’écran des manuscrits d’une même époque, attribuables à un même copiste ou transmettant un même texte – mais on peut le faire en téléchargeant les documents (souvent dans une résolution ne permettant pas de zoom profond) et leurs notices, et en travaillant sur son propre ordinateur. Elle ne permet pas non plus de retrouver le cheminement et les logiques médiévales, comme on pourrait le faire en partant des inventaires anciens, en particulier ceux du 9e siècle conservés aujourd’hui à la Bibliothèque Vaticane.

1.3. La numérisation du patrimoine et ses objectifs

Toutes les bibliothèques virtuelles ne visent pas à reconstituer une collection ancienne. La plupart sont avant tout des bibliothèques numériques donnant accès à des documents patrimoniaux selon diverses logiques : nationale (comme e-codices – Bibliothèque virtuelle des manuscrits en Suisse : https://www.e-codices.unifr.ch/fr), thématique (comme les BVH, Bibliothèques virtuelles humanistes, qui sont avant tout un programme de recherche associant des numérisations d’ouvrages imprimés ou manuscrits et des éditions en TEI : http://www.bvh.univ-tours.fr/), institutionnelle (comme Mazarinum à la Bibliothèque Mazarine : https://mazarinum.bibliotheque-mazarine.fr/), la logique institutionnelle rejoignant parfois la logique nationale, comme c’est le cas de Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, avec ses six millions (et plus) de documents numérisés et son ouverture à d’autres bibliothèques (https://gallica.bnf.fr/).

Il n’est pas question, avec ces bibliothèques numériques, de reconstruire des ensembles historiques perdus, mais de donner les moyens de le faire, de fournir des matériaux plus ou moins sophistiqués, avec des fonctionnalités plus ou moins avancées, permettant d’accéder aux données avec une plus ou moins grande transversalité et un degré de finesse variable, selon que l’on se trouve dans un projet de recherche ou de médiation, ou dans un projet qui associe les deux. Il n’est d’ailleurs pas certain que les usagers attendent plus de leurs bibliothèques numériques, leur désir premier étant d’accéder aux documents numérisés en haute définition, et si possible, dans le cas des imprimés mais peut-être aussi bientôt des manuscrits, avec une possibilité de recherche plein texte10.

1.4. Combiner les deux modèles : Biblissima

L’équipement d’excellence (EquipEx) Biblissima se situe à la croisée de ces modèles de bibliothèques numériques mettant en valeur des contenus patrimoniaux ou visant à la reconstitution d’ensembles historiques dispersés ou détruits au fil du temps, par ses actions, comme par son portail principal et ses différents sites web11.

Biblissima, conçu en 2010-2011 et lancé fin 2012, avait en effet des buts multiples et complémentaires : il s’agissait de créer un « équipement de données» sur la circulation des textes et des manuscrits du haut Moyen-Âge à la fin de l’époque moderne (en réalité, il est difficile, sur de telles thématiques, de ne pas aller de l’Antiquité aux collections de livres actuelles), essentiellement en Occident, et de recréer un public pour ce type de données. Il fallait donc accumuler des données de qualité et se projeter dans le temps, ce qui supposait d’agir dans trois grandes directions :

  • financer des projets de recherche, et en particulier des reconstitutions de collections historiques, et la mise en ligne des données ;
  • dépasser l’hétérogénéité des ressources numériques en travaillant à leur interopérabilité, et à un mode d’accès unique à leur extrême variété ;
  • et enfin, fournir des outils tant pour exploiter les données que pour en produire de nouvelles qui soient nativement interopérables, et former les futures générations de chercheurs érudits et rompus aux technologies du web sémantique12.

Le premier axe a permis de financer des projets de numérisation, de catalogage et de mise en ligne de collections historiques, portés par des établissements de conservation, mais obligatoirement en lien avec un projet de recherche qui, par sa problématique, assurait la pertinence du corpus, et constituait par là-même de petites communautés de recherche associant étroitement universitaires, chercheurs et professionnels du patrimoine. C’est ainsi qu’ont été aidés les projets de bibliothèques virtuelles de Clairvaux, Saint-Amand, Saint-Bertin, Saint-Martin de Sées, des dominicains de Toulouse, du Mont-Saint-Michel, des bibliothèques chartraines et, pour la Renaissance, les travaux portant sur les bibliothèques de la Région Centre et de très grands écrivains, Rabelais, Montaigne et La Boétie. Certains sont déjà en ligne en tant que bibliothèques virtuelles à part entière, d’autres pas encore, d’autres enfin alimentent des outils plus larges vers lesquels il a paru utile de faire converger les données pour en assurer nativement l’interopérabilité, comme la BVMM (Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux de l’IRHT, CNRS), les BVH ou Gallica.

La reconstitution de bibliothèques anciennes n’est pas passée que par ces opérations à caractère largement patrimonial. Il est tout aussi important de documenter les ensembles historiques dans toutes leurs dimensions, en rendant compte de tous les documents qui n’existent plus, ou qui n’existent plus dans leur état d’origine (comme c’est le cas pour les manuscrits dont ne subsistent que des fragments, ou qui ont été séparés en entités portant aujourd’hui des cotes différentes, dans des dépôts différents, ou qui au contraire ont été agrégés tardivement, etc.). Biblissima comprend donc un important volet de recherches sur les inventaires anciens, les collections qu’ils décrivent et les livres ou archives éventuellement conservés. Il peut s’agir d’entreprises à caractère généraliste, comme l’étude du contenu des catalogues de vente de livres dans la France d’Ancien Régime (base Esprit des livres), ou comme la recherche systématique, dans les dépôts d’archives en particulier, de listes de livres documentant les collections anciennes (pour constituer les répertoires d’inventaires français, les BMF, Bibliothèques médiévales de France, mais aussi d’inventaires de manuscrits grecs comme le RIMG, Répertoire des catalogues anciens, inventaires et listes diverses de manuscrits grecs aux périodes byzantine et moderne [XI e -XIX e s.], créé sur le modèle des BMF). D’autres ont un caractère semi-généraliste, comme le grand chantier ouvert sur la Bibliotheca Belgica Manuscripta de Sanderus (1641-1644), ou celui sur les mauristes et leurs travaux érudits aux 17e et 18e siècles, qui a donné lieu à des campagnes de numérisation à la BnF, d’analyse des inventaires pour les BMF et d’édition des inventaires eux-mêmes, en particulier de la Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum nova de dom Bernard de Montfaucon (1738-1739), à laquelle le nom de Biblissima, Bibliotheca bibliothecarum novissima, rend hommage ; ou encore les numérisations systématiques d’inventaires révolutionnaires aux Archives nationales et à la BnF (à l’Arsenal en particulier), dans le but de monter un jour un projet sur l’état des bibliothèques privées de France à la fin de l’Ancien Régime, que permet cette documentation exceptionnelle. L’étude des catalogues anciens et des manuscrits conservés de certaines bibliothèques de première importance a enfin été privilégiée : les manuscrits de Florus de Lyon, les collections du Collège de Sorbonne, la librairie de Charles V et Charles VI, la Sainte-Trinité de Chalki, les bibliothèques de Richelieu et de Mazarin, ou telle bibliothèque que les projets financés ont permis d’étudier, comme celle de Gembloux en Belgique, dont le catalogue de 1795 a été retrouvé grâce à la campagne de numérisation aux Archives nationales13.

L’enrichissement et la refonte des bases de données documentaires ont complété ces travaux, à la BnF (Base Archives et Manuscrits, Mandragore, Reliures BnF), à l’ENC (Esprit des livres, Miroir des classiques), à l’EPHE (Books within books, Manuscripta medica), à l’IRHT (Bibale et le projet sur les provenances de livres conservés dans les bibliothèques de France, Bude, Collecta, Comparatio, Initiale, Jonas, Medium, Pinakes, RegeCart, Sourcencyme), à la MRSH de Caen (base prosopographique utilisée pour Thecae, dont il sera question plus bas), qu’il se soit agi de développements informatiques, de nettoyage des données, de saisie ou d’enrichissement des contenus via les projets financés et co-financés.

Biblissima a ainsi favorisé une acquisition de données anciennes et nouvelles sans précédent, et encouragé, outre le rapprochement dans des projets communs des communautés de l’enseignement supérieur et du patrimoine – et de leurs outils et méthodes –, deux mouvements de convergence complémentaires : celle des données ainsi accumulées dans une quinzaine de bases de données (quelle que soit leur forme, bases de données documentaires, catalogues en ligne, bibliothèques numériques, bases textuelles en TEI…), et la convergence, pour la création de données, vers des formats ouverts, pérennes et communs. Cette double convergence vise à simplifier la mise en interopérabilité des données de ces ressources numériques afin de garantir à l’usager un accès unique à leur extrême diversité. C’est le second axe de Biblissima, qui devient ainsi une méta-bibliothèque numérique, une « bibliothèque des bibliothèques ».

Biblissima, avec son portail (https://portail.biblissima.fr/fr), permet une recherche fédérée dans toutes les ressources partenaires, progressivement intégrées. Cette intégration nécessite plusieurs opérations longues et compliquées, plus compliquées scientifiquement que techniquement d’ailleurs. Il faut d’abord que les données soient transformées vers un format XML dit « format-pivot », défini par l’équipe en charge de l’infrastructure en concertation avec les équipes partenaires. Ce format permet de gérer de manière unifiée les structures hétérogènes des données source, tout en prenant en compte les spécificités de leur objet, de leur histoire et de leurs objectifs. L’équipe effectue ensuite un alignement des données dans lequel chaque entité reçoit un identifiant Biblissima unique. Cette opération est essentielle, c’est elle qui permet d’agréger les informations disponibles sur une même entité (personne, collectivité, cote de manuscrit, œuvre, lieu, collection, etc.). Celles-ci sont ensuite interrogeables grâce à un moteur de recherche simple (voir ill. p. 97, en bas).

Figure 3. Capture d’écran du moteur de
            recherche de Biblissima. Source Biblissima
Figure 3. Figure 3. Capture d’écran du moteur de recherche de Biblissima. Source Biblissima

L’opération est également importante dans la mesure où elle permet de détecter quantité d’approximations, d’erreurs, de divergences ou d’appellations obsolètes dont le signalement aux partenaires doit permettre une amélioration de la qualité des données. Ainsi, Biblissima constitue des référentiels indispensables au bon fonctionnement du portail et à la qualité de ses données, dont dépend celle des résultats recueillis par les usagers : un référentiel des cotes de livres anciens manuscrits et imprimés (actuellement plus de 180 000), un référentiel de noms de lieux, y compris les lieux représentés dans les enluminures, un thesaurus iconographique permettant l’interrogation simultanée des deux grandes bases de données du domaine, Mandragore et Initiale, dont les vocabulaires aujourd’hui divergent, un référentiel des personnes, où l’on trouvera aussi bien des auteurs ou collectionneurs très connus que des personnages très peu documentés (environ 30 000 personnes ou familles et 4 000 organisations à ce jour), etc. La plate-forme data.biblissima (https://data.biblissima.fr/w/Accueil) est l’outil offrant progressivement l’accès à ces référentiels et le mapping des données avec les référentiels fiables. Cette méthode très exigeante, qui exige un énorme travail scientifique car elle ne peut être automatisée qu’à moitié, étant donné la nature des données, évite les redondances ou les recherches multiples sur un même objet, et s’avère indispensable à une mise en interopérabilité réelle.

Aujourd’hui, data.biblissima est l’épine dorsale du moteur de recherche IIIF Collections créé par l’équipe Biblissima, qui permet une navigation très rapide et efficace dans les numérisations interopérables de grandes bibliothèques partout dans le monde : par exemple, à partir d’une chaîne de caractères (Ausonius : 28 résultats) ou de l’identifiant d’Ausone fourni par data.biblissima (Q2007 : 23 résultats), on trouve instantanément tous les manuscrits numérisés interopérables d’Ausone (ou en rapport avec lui) sur un ensemble à ce jour de 73 000 manuscrits, que l’on peut ensuite consulter, comparer, collationner à sa guise dans le visualiseur Mirador de Biblissima (voir ill. p. 98, en haut). On peut évidemment faire le même type de recherche pour un lieu ou un collectionneur quelconque.

Figure 4. IIIF Collections : exemple d’une
            recherche sur « ausonius ». Source Biblissima
Figure 4. Figure 4. IIIF Collections : exemple d’une recherche sur « ausonius ». Source Biblissima

Biblissima, grâce à ces outils, permet de naviguer, en partant d’un point unique, dans l’ensemble des collections anciennes documentées par les ressources électroniques que le portail agrège, dans toute leur diversité de points de vue, d’histoire, de formats et d’objectifs, avec la possibilité constante d’aller explorer plus à fond ces ressources, mais aussi de rebondir de l’une à l’autre et de suivre toutes les ramifications d’une recherche, comme le fait la pensée. Sans prétendre reconstituer quelque collection que ce soit, Biblissima le fait en réalité en « clusterisant » tous les matériaux et en les éclairant les uns par les autres. Biblissima offre aussi des possibilités de visualisation que ne proposent que rarement les bibliothèques virtuelles (mais certaines ont commencé à le faire à la suite de l’implémentation de IIIF et de Mirador par Biblissima) : montrer jusqu’à 25 manuscrits sur un même écran (ce qui, sur un écran de la taille d’un mur, ouvrirait des possibilités heuristiques mais aussi pédagogiques extraordinaires), comparer les écritures, la décoration, collationner les manuscrits, les imprimés, se livrer à des études d’iconographie sur tel ou tel descripteur (voir ill. p. 98), remettre en cause des datations, constituer des séries, des corpus partageables avec des collègues, des étudiants, des amis… en somme, une immersion dans les collections médiévales, modernes et contemporaines, reconstituables grâce au protocole IIIF en dépit de l’éloignement géographique ou des détériorations subies au cours de l’histoire, comme personne avant notre génération n’a pu la connaître. Les cartes permettent de suivre l’histoire des manuscrits chaque fois que cela est possible, cependant que les graphes des œuvres offrent un outil de visualisation de leurs avatars (manuscrits et imprimés) à travers le temps, mais aussi de langue en langue et de remaniements en commentaires, cliquables pour qui veut en consulter les témoins.

Figure 5. Portail Biblissima : exemple
            d’interrogation sur le descripteur « dragons ». Source
            Biblissima
Figure 5. Figure 5. Portail Biblissima : exemple d’interrogation sur le descripteur « dragons ». Source Biblissima

1.5. Aller plus loin

Le travail d’agrégation des ressources des partenaires n’est pas terminé. L’EquipEx Biblissima prend fin au 31 décembre 2020, mais il restera beaucoup à faire. Il faudrait d’abord parvenir à une automatisation des mises à jour, ce qui suppose un investissement des partenaires. Il faudrait aussi – c’est techniquement parfaitement possible à ce jour, et le travail est préparé – permettre à l’usager d’accéder, depuis ce point unique qu’est le portail, non seulement aux ressources des partenaires mais aussi au CCFr et à Calames, afin d’avoir en réponse à une seule requête le maximum d’informations sur les manuscrits et les incunables de France, et de pouvoir les croiser, les comparer, les critiquer.

Pour le moment, le portail n’a pas encore agrégé les ressources textuelles en TEI14. Biblissima en a financé trois types principaux : les éditions de sermons médiévaux, témoins de l’oralité des textes, l’édition électronique des gloses de la Bible latine, véritable bibliothèque portative de tout le Moyen-Âge occidental, et le corpus pionnier d’éditions critiques d’inventaires de livres Thecae, Thesaurus Catalogorum Electronicus, publié en ligne par les Presses universitaires de Caen (https://www.unicaen.fr/services/puc/sources/thecae//accueil). Ce corpus, le premier au monde de ce type, publication scientifique stable et citable de façon pérenne, inscrite au catalogue d’un éditeur professionnel, a vocation à accueillir toute édition d’inventaire. Les inventaires qui documentent une même bibliothèque sont liés les uns aux autres item par item, annotés, les entrées décrivant des volumes conservés étant commentées et liées aux numérisations en ligne quand elles existent.

L’existence de ce corpus pourrait permettre de franchir un nouveau cap dans la reconstitution virtuelle des collections anciennes, en offrant une nouvelle porte d’entrée vers leur contenu. Pourquoi ne pas greffer, sur les bibliothèques virtuelles plus classiques, qui sont avant tout des catalogues électroniques très sophistiqués de documents conservés, les outils mêmes du bibliothécaire médiéval, avec la logique qui était la sienne, qui diffère tant d’un cas à l’autre, et accéder autant aux livres perdus (décrits, commentés) qu’aux livres conservés (décrits, commentés, numérisés) ? On pourrait, au choix, partir de l’édition électronique, comme le permet Thecae, ou de la numérisation du catalogue ancien (toujours liée à l’édition en TEI dans Thecae), dont chaque titre serait cliquable à partir de l’image et renverrait vers la numérisation du document et sa notice savante.

C’est toujours en partant des inventaires que notre collègue Monique Peyrafort-Huin, chargée de l’identification de tous les possesseurs de livres liés de près ou de loin à Charles V et Charles VI 15, propose de faire un pas supplémentaire. Les sources sont assez précises, en l’occurrence, sur la localisation des collections. Monique Peyrafort propose non seulement de cartographier ces bibliothèques parisiennes, mais d’en créer un plan interactif, qui pourrait aller jusqu’à la reconstitution 3D (on peut penser à une collaboration avec le projet Bretez, qui va jusqu’à la 5D en intégrant le son : https://sites.google.com/site/louisbretez/home). Je lui laisse la parole : « Ne pourrait-on aussi pousser la porte de ces bibliothèques et en examiner le contenu ? Sauf exception, on ne peut évidemment rêver de reconstituer la disposition, le classement précis de chacune de ces collections, mais on pourrait au moins inviter le visiteur à s’asseoir pour consulter les inventaires, listes et documents qui nous les font connaître ; il s’agirait en effet de lui donner accès à la numérisation des manuscrits, mais aussi aux éditions et transcriptions qui ont pu en être données et, dans certains cas, on pourrait même montrer quels types de livres utilisaient les lecteurs du 14e/15e siècle, selon leur condition sociale (les princes et grands seigneurs de l’entourage du roi, mais aussi les chanoines, les clercs de l’entourage du roi, les marchands et bourgeois de la ville de Paris) […] Les identifications des possesseurs de livres mentionnés dans les inventaires de la bibliothèque du Louvre dont l’édition est en cours fourniront une grande partie des informations nécessaires sur l’existence de ces collections ; il restera à insérer ces données dans ce qu’on sait de la topographie parisienne sous Charles V et Charles VI, période pour laquelle on commence à avoir des renseignements assez précis par diverses sources »16. Les outils constitués par Biblissima contribueront bientôt à la réalisation de ce rêve, en toute rigueur scientifique, chaque fois que les inventaires anciens et l’iconographie en donneront la possibilité.

Figure 7. Exemple d’édition dans  la de Montfaucon. Source Biblissima
Figure 6. Figure 7. Exemple d’édition dans Thecae : la Bibliotheca bibliothecarum de Montfaucon. Source Biblissima
Notes
1.

Je remercie pour son travail et pour son aide dans la rédaction de cet article l’équipe du portail Biblissima, composée aujourd’hui de Régis Robineau, coordinateur technique de l’EquipEx, expert en interopérabilité des images (IIIF), de Kévin Bois, chargé du développement des applications web et des scripts de traitement de données, et d’Eduard Frunzeanu, chargé de l’analyse, du traitement et de l’interopérabilité des données.

2.

Constant J. Mews, The Lost Love Letters of Heloise and Abelard. Perceptions of Dialogue in Twelfth-Century France, with translations by N. Chiavaroli and C. J. Mews, New York, Macmillan, 1999 et 2000 ; deuxième éd. avec compléments en nov. 2008, p. 3. Traduction française : La voix d’Héloïse. Un dialogue de deux amants, Fribourg (Suisse), Paris, Academic Press, Cerf, 2005 (Vestigia, 31), p. 1.

3.

André Vernet et Jean-François Genest (éd.), La bibliothèque de l’abbaye de Clairvaux du XIIe au XVIII e  siècle. 1. Catalogues et répertoires, Paris, CNRS, 1979, p. 65-345

4.

Pour la bibliographie, voir Gilbert Fournier, « Clairvaux - vers 1521 », dans BMF : Notices, Paris, IRHT, 2015 (Ædilis, Sites de programmes scientifiques, 4). En ligne : http://www.libraria.fr/fr/BMF/clairvaux-vers-1521, mis en ligne le 21/02/2015.

5.

Voir à ce sujet l’article de Robert Bedon dans La Revue de la BNU, no 15, p. 11

6.

Anne-Marie Turcan-Verkerk, « Accéder au livre et au texte dans l’Occident latin du Ve au XVe siècle », in De l’argile au nuage, une archéologie des catalogues (II e  millénaire av. J. C. – XXI e  siècle), Paris, Genève, Bibliothèque Mazarine, Éditions des Cendres & Bibliothèque de Genève, 2015, p. 47-61 (ici p. 50-53)

7.

Voir Claudia Rabel, « ‘L’estude d’un tres noble seigneur garny a planté de pluseurs beaulx livres’. L’iconographie des bibliothèques médiévales dans les manuscrits enluminés », in Le goût du lecteur à la fin du Moyen Âge, dir. Danielle Bohler, Paris, Le Léopard d’or, 2005, p. 245-289 (Cahiers du Léopard d’or, 11). On voit dans cet espace privé les bancs et pupitres apparus avec les bibliothèques proprement dites, désormais ouvertes aux lecteurs.

8.

Bernhard Bischoff, Die Abtei Lorsch im Spiegel ihrer Handschriften. Zweite, erweiterte Auflage, Lorsch, Laurissa, 1989 ; Angelika Häse, Mittelalterliche Bücherverzeichnisse aus Kloster Lorsch. Einleitung, Edition und Kommentar, Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag, 2002 (Beiträge zum Buch-und Bibliothekswesen, 42).

9.

Notices publiées également en version imprimée : Michael Kautz (Bearb.), Bibliothek und Skriptorium des ehemaligen Klosters Lorsch. Katalog der erhaltenen Handschriften, 2 Bde, Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag, 2016.

10.

C’est l’un des résultats de la thèse d’Elina Leblanc, Bibliothèques numériques enrichies et participatives : utilisateurs, services, interfaces, Université Grenoble Alpes, 2019.

11.

Biblissima, Bibliotheca bibliothecarum novissima. Observatoire du patrimoine écrit, 8e-18e siècles, bénéficie d’une aide de l’État gérée par l’ANR au titre du programme « Investissements d’avenir », portant la référence ANR-11-EQPX-0007. Les projets financés par Biblissima sont présentés dans la brochure Biblissima. Innover pour redécouvrir le patrimoine écrit, Paris, 2018 (réalisée avec Eduard Frunzeanu et Régis Robineau, et la collaboration de Kévin Bois), téléchargeable : https://projet.biblissima.fr/fr/evenements/journee-biblissima-iiif-innover-redecouvrir-patrimoine-ecrit-2018.

12.

Je ne développe pas cet aspect ici : voir la boîte à outils Baobab et les écoles d’été Biblissima.

13.

Anastasia Shapovalova, « L’importance des sources de la période révolutionnaire pour la reconstitution des bibliothèques médiévales. Le cas de l’abbaye bénédictine de Gembloux », in Gazette du livre médiéval, 63, 2017, p. 20-40

14.

TEI : Text Encoding Initiative, solution d’encodage des éditions électroniques permettant de rendre compte avec rigueur et finesse de toutes les particularités des documents écrits.

15.

Au sein du projet d’édition des inventaires anciens de Charles V et Charles VI, dirigé par Marie-Hélène Tesnière (BnF).

16.

Communication privée, dont je remercie très chaleureusement Monique Peyrafort-Huin, qui a accompagné la naissance et le développement de Biblissima à la section de Codicologie et histoire des bibliothèques de l’IRHT.