1.

pratiques savantespratique discursiverécitUn marmot potelé est accroupi dans l’herbe, robe arrondie en cloche en ce temps-là, ronde face brune sous le grand chapeau rond. On l’appelle de la maison :
– « Federico !
– Laissez-le, souffle la domestique, il cause avec les fourmis ».
acteurs de savoirprofessionprofesseur espaces savantslieumaison pratiques savantespratique discursivedescriptionLa maison natale de García Lorca à Fuente Vaqueros, trop discrète toile de fond de sa vie et de son œuvre ultérieures, apparaît au regard du visiteur telle une fermette rurale sur le modèle de celles connues à l’époque où le petit village de la « Vega » de Grenade se nichait parmi les peupliers tremblant d’ailes d’oiseaux bruissants. Érigée en 1880 pour l’union de Don Federico García Rodríguez avec sa première épouse Matilde Palacios, décédée sans descendance, elle avait en 1897 abrité le remariage du riche propriétaire terrien d’idées libérales avec Doña Vicenta Lorca Romero, institutrice au village avant ses noces, qui se chargerait d’élever son fils aîné. Une santé fragile retenant parfois le petit garçon au domicile conjugal, sis 4 calle de la Trinidad, sa mère attentive lui fournirait les bases d’une éducation diversifiée, dont l’influence prégnante serait essentielle dans l’évolution de sa sensibilité et le développement de sa personnalité en devenir.
pratiques savantespratique discursiverécit inscription des savoirsgenre éditorialbiographieLa découverte de la « Casa Natal » se fera ici sans guide, avec pour unique souci d’y voir revivre et d’y réentendre Federico, depuis le blanc refuge muet de son décor infantile tardivement reconstitué : un espace réservé, protégé, souffert, vécu, mémorisé, fantasmé rêvé, puis écrit-réécrit sous la plume véloce du prosateur adolescent (1915-16?), dans les pages méconnues bien après sa mort des chapitres constitutifs de Mi Pueblo (Mon Village) ; autant d’échos autobiographiques précieux ignorés avant leur publication en 1994, venus a posteriori éclairer d’un jour neuf et très personnel les années d’enfance. C’est ce cadre quotidien privilégié, témoin de l’éveil lorquien, qu’il faut aller retrouver et interroger dans ce Village tranquille « entouré de peupliers qui rient, chantent, sont les palais des oiseaux » ; ce berceau natif dont les secrets si longtemps celés dans des tiroirs affleureraient aux rives de son imaginaire créateur dans une image, un vers, une musique, un récit permettant d’extraire sa claire silhouette de l’ombre opaque et du silence pesant qui la masquaient, pour la projeter sur l’écran radieux de son existence restituée au grand jour dans sa libre mouvance lumineuse et volubile :
pratiques savantespratique discursiverécit« Lorsque j’étais enfant, je vivais dans un petit village très silencieux et odorant de la Vega de Grenade. Tout ce qui s’y passait avec tous ses sentiments repasse aujourd’hui par moi, voilé par la nostalgie de l’enfance et par le temps. Je veux dire ici ce que j’éprouvais de sa vie et de ses légendes. Je veux exprimer ce qui est passé par moi à travers un autre tempérament. J’aspire à relater les lointaines modulations de mon autre cœur. Ce que je fais est pur sentiment et vague souvenir de mon âme de cristal […] C’est dans ce village que je suis né et que s’est éveillé mon cœur. C’est dans ce village que j’ai fait mon premier rêve de lointains… C’est dans ce village que je serai terre et fleurs… Ses rues, ses gens, ses coutumes, sa poésie et sa méchanceté seront comme l’échafaudage où nicheront mes idées d’enfant, fondues dans le creuset de la puberté. Écoutez… »
acteurs de savoircommunautéfamille construction des savoirstraditionmémoire Écouter, oui, celui dont nul n’a conservé la voix, mais qui au fil de sa mémoire affective s’exprimera d’emblée en termes de mutations internes multipliées et de métamorphoses passées ou à venir. Et voir en ce sens dans sa maison de Fuente Vaqueros l’enveloppe protectrice de son éden originel : le cocon douillet dont il avait émergé au beau soir du 5 juin 1898 et qui l’abriterait avec son frère Francisco, né en 1902, avant un second domicile calle de la Iglesia, où sa sœur Concha verrait le jour en 1903. Pour saisir qu’il s’y sentait venu au monde tel un oisillon des bois et des champs en attente d’ailes, blotti sur les ramures de sa future créativité ; déjà en quête de son difficile envol, vite compromis après quelque bouleversement intime éprouvant. Dans ce cas, il s’agira de la disparition prématurée d’un petit frère Luis, né en 1900, dont la mention récurrente témoignera plus tard de la trace mémorielle profonde laissée chez le Federico de quatre ans. Il convient donc de revisiter l’habitation familiale première sous son aspect d’enveloppe protectrice constitutive du moi évolutif de l’auteur : maison-membrane isolante, nourricière, fragilisée, doublement éprouvée au seuil de ses morts-renaissances initiatiques successives.
construction des savoirstraditionpatrimoine matériel construction des savoirstraditiontransmission construction des savoirstraditionsourceSans doute faut-il rappeler que la Casa Natal jadis délaissée fut finalement acquise par la Diputación de Granada en 1982, après moult abandons, changements d’habitudes, de décors et d’occupants successifs, avant de devenir « espacio museístico », sous sa désignation de Museo-Casa Nataldepuis 1986, avec la constitution du Patronato Cultural FGL. Précisons que ladite Diputación inaugura en outre, le 5 juin 1998, un Centro de Estudios Lorquianos à Fuente Vaqueros : une extension régionale au service du patrimoine documentaire et bibliographique à conserver, à divulguer auprès de chercheurs ou d’artistes, mais surtout à sauvegarder après acquisition auprès des actuels descendants, aussi réticents à son envoi que peu enclins à sa transmission depuis Madrid vers l’Andalousie, Fuente Vaqueros et Grenade en particulier.
inscription des savoirsgenre éditorialcatalogue acteurs de savoirmodes d’interactionconflictualitéUne preuve éloquente en serait parmi d’autres le long et coûteux conflit juridico-familial ayant opposé sur des années au ministère espagnol de la Culture la nièce héritière du poète Laura García Lorca de los Ríos, actuelle présidente de la Fundación portant son nom, suite à la cession annoncée et restée non effective d’un « Archivo » de plus de 4 000 pièces au Centro F. G. Lorca de Grenade, ouvert en 2015 mais resté vide au-delà de 2018. Face à l’impossibilité d’héberger ce legs d’une valeur unique, non sécurisé car menacé à cette date d’être racheté à la famille par une université nord-américaine, le ministère de la Culture et la Communauté de Madrid s’obstinèrent, de 2016 à avril 2021 (date officielle de l’accord), pour faire déclarer l’ensemble « Bien de Interés Cultural (B.I.C) », en l’inscrivant dans le Catalogue général du patrimoine historique andalou « pour en éviter la vente à l’étranger par ses propriétaires de la Fondation » – ceci grâce à l’aide effective conjointe de la mairie de Grenade, de la Junte andalouse et de la Députation.
espaces savantslieumuséeFaut-il ajouter qu’en ce qui concerne le Musée-maison natale de Fuente Vaqueros, l’alliance restée en vigueur de « Casa Natal » et de « Museo » aurait bien déçu le voyageur de retour chez lui, dans la froide relation établie entre un hier figé dans le temps et un aujourd’hui semé de signes poussiéreux – cet univers hanté de silhouettes immobiles et silencieuses, de formes fixes et solitaires n’ayant d’égal, au regard restauré de l’enfant curieux, inventif et débordant d’imagination, que sa soif d’une liberté de mouvement et de pensée créatrice jamais démentie, depuis son plus jeune âge ?
acteurs de savoirémotion construction des savoirstraditionpatrimonialisation espaces savantslieumusée construction des savoirstraditionmémoire construction des savoirsvalidationtémoignage acteurs de savoircommunautéfamilleIl suffit juste pour s’y glisser librement ce jour de pousser la porte, jadis hermétiquement close sur les traces brouillées, présences rejetées, souvenirs omis, témoignages tronqués ou faussés, dans l’effacement voulu-réalisé à travers le temps du passage éclairé des hôtes disparus. Issue franchie sous les pas pressés, vite offerte à la curiosité après s’être enfin rouverte, grâce à sa propre clef tournée le 29 juillet 1986 par la sœur cadette du poète de Grenade, Isabel García Nieto, dans la serrure jusque-là verrouillée à double tour (voir ill. p. 55). La benjamine survivante de la famille qui, sous l’égide du Patronato Cultural FGL déjà cité, venait de connaître la joie d’inaugurer cet ancien lieu de vie qui n’avait pas été le sien dans sa jeunesse (elle avait vu le jour Acera del Darro à Grenade en 1909, quand Federico avait onze ans), mais qui représentait à ses yeux l’espace un qu’elle avait souhaité dédier à la récupération de la mémoire si longtemps occultée de son frère aîné, fusillé non loin de là, en août 1936. Elle ignorait alors qu’y serait aussi célébré, en juillet 2020, le souvenir de ce notable acte fondateur, avec la commémoration du 34e anniversaire du Museo-Casa Natal de Fuente Vaqueros. Elle ne savait pas non plus qu’à cette occasion, la députée provinciale de Cultura y Memoria Histórica y Democrática, Fátima Gómez, regretterait son décès survenu en 2002, évoquant Isabel, artisane du laborieux cheminement semé d’obstacles vers la restauration du précieux patrimoine ancestral, aidée de collaborateurs obstinés à reconstituer l’incontournable centre d’enracinement lorquien dans la terre qu’il aimait. « Toute mon enfance est village, bergers, champs, soleil, solitude, simplicité en somme », avait écrit le jeune citadin né une seconde fois du petit campagnard d’un avant de lui-même soudain remémoré, non sans émotion ni mélancolie.

espaces savantscirculationvoyage espaces savantslieumaison espaces savantscirculationPousser la porte, oui, du domaine privé justifiant ce pèlerinage de retour à la source vive de ses débuts énigmatiques, lors d’une libre déambulation parmi les éléments de l’espace intime tardivement recomposé : au rez-de-chaussée la salle à manger, la cuisine, les chambres et la cour intérieure déserte, parcours émouvant venu résonner d’antiques réminiscences vitales à restaurer. Le projet écartait donc une hypothétique visite groupée chronométrée, hostile à l’envol de la réalité possiblement vécue là vers l’imaginaire poétique plus tard libéré par elle, lors de la rédaction secrète des pages éclairantes gardées dans une ombre longtemps non dévoilée. La prise de contact immédiate implique alors, avec le voyage dans le temps, la nécessaire perte de conscience de son passage, seule susceptible de favoriser au regard et à l’oreille du visiteur le retour de la lumineuse et sonore existence d’antan ; quand, dès le seuil enjambé, la disposition recréée montre l’adaptation interne de la vibrante « casa de labranza » connue de l’enfant, aux exigences du « Museo » susceptible d’en assombrir les couleurs et d’en assourdir les notes.
pratiques savantespratique artistiquepratique musicaleDans cette crainte, l’œil se fixe d’entrée sur le piano aperçu entre deux fauteuils, en réouvre de loin le clavier, puis s’en approche pour y voir courir sur les touches les petites mains de l’enfant de trois ans installé par sa mère sur le tabouret bleu ciel, après sa découverte du précoce talent musical de son fils (voir ill. p. 56). Comme le feront sa grand-mère Isabel Rodríguez, sa « tía Isabel », ou sa nourrice Dolores, l’initiant dès son jeune âge au solfège, à la guitare, à la culture orale traditionnelle des berceuses et des romances ; avant les leçons, dès 1908, de son vieux maître de musique don Antonio de Segura, infortuné disciple de Verdi. Scènes rares qui redonnent vie et sens aux objets posés là, donc présence aussi aux portraits de l’artiste devant son instrument selon son habitude : pianiste doué avant de se transformer en écrivain talentueux, son père lui ayant interdit de devenir concertiste en 1916, mais dont nul n’oublie que son jeu brillant allait impressionner Manuel de Falla à Grenade en 1919, au départ d’une longue et fidèle amitié musicalement et artistiquement fructueuse (marionnettes et théâtre).

construction des savoirslangage et savoirsgenreconte espaces savantslieumaisonComment cependant restituer, ici la vision d’une salle à manger sonore occupée par ses hôtes, là les parfums d’une cuisine lourde d’effluves culinaires ? En les retrouvant aux lueurs et senteurs des pages de Mon parrain le berger : l’homme aux loups du Il était une fois de l’enfant Federico ; à l’heure de la veillée où tout agit dans l’assemblée sur le mode du récit d’histoires réelles ou de contes imaginaires, le soir au coin du feu où se réchauffent et restaurent quotidiennement, avant de rentrer chez eux au terme d’une dure journée de labeur, les ouvriers agricoles de la famille :
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel« Dans les nuits froides de l’hiver, lorsque les rues sont des fantômes ombreux et que l’air a des allures sonores de loups affamés, les valets de ferme se réunissaient sous le manteau de la cheminée et entre cigarette et cigarette, ils racontaient des choses qui étaient arrivées et qu’ils avaient vues… La cuisine où l’on parlait était vaste, peinte à l’ocre, avec des reflets bruns. Au-dessus de la cheminée brillaient le cuivre et le verre. Une odeur se répandait de coing et de charcuterie en train de sécher au-dessus de la flamme du foyer. Tous les employés arrivaient très lentement, s’asseyaient et, avec beaucoup d’élégance, ils roulaient leur cigarette, empreints d’une majestueuse solennité. Comme à cette époque il n’y avait pas de lumière électrique, la cuisine était éclairée par un bougeoir de quatre mèches, posé sur une table où dormaient les chats. D’abord, ils parlaient des semis et des bêtes et, ensuite, ils commentaient chacun leur lecture des choses, ce qui ne manquait pas de piquant. Leurs sorties étaient étranges comme leurs bons mots ; et c’est ainsi que d’une plaisanterie inattendue à l’autre, onze heures sonnaient et chacun se retirait dans son foyer respectif, afin de reprendre quelques forces en vue du lever du jour ».
Or parmi eux se trouvait celui qui donne son nom et son visage à cet épisode si marquant de la vie quotidienne d’hier, un peu répétitive parfois, dans la maison de Fuente Vaqueros et qu’il rend si différente par sa présence même. L’auteur dresse ainsi son portrait :
pratiques savantespratique discursiverécit« Arrivé le premier, il s’en allait le dernier et sur son visage de vieil enfant il y avait une douceur et une bonté infinies. Son corps était maigre et ses mains plissées comme un vieux cuir. Il était toujours habillé de noir et sa tête toute blanche arborait un chapeau tout brodé de sueur. Il s’asseyait tout contre l’âtre et les flammes ne se reflétaient pas dans ses yeux qui semblaient morts ».
espaces savantsterritoiremontagneIl était originaire d’Alomartes, un village des collines septentrionales de la Vega. En fait, il n’était pas berger de son métier, même si le prosateur explique que dans sa jeunesse il avait été combattre les animaux sauvages avec d’autres compagnons dans les montagnes hostiles, expéditions à la source de terribles histoires vraies qui donnaient au petit garçon des cauchemars la nuit :
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire construction des savoirstraditionreligion« Ses histoires portaient toutes sur des sujets religieux, sur les démons et les saints. Parfois, il me contait des légendes de fées et de princesses qui étaient sauvées par des chevaliers aux boucles dorées… Mais ce que j’aimais le plus, c’était qu’il me raconte ses rencontres dangereuses avec les loups lorsqu’il était jeune pâtre dans les Alpujarras. Mon parrain le berger était un héros. Par une nuit sans lune et à la lueur de la neige, il avait lutté contre les loups jusqu’à les vaincre, sauvant ainsi un autre berger de ses amis ».
typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastronomie typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine acteurs de savoircorpssanté acteurs de savoircommunautéfamilleEst-ce à cette aventure hors du commun qu’il devait son surnom ? Nul ne le savait au juste. Fils d’un ancien employé de son père, il travaillait pour lui comme intendant, vivant avec sa famille dans la rue de la Trinité mais jouant souvent le rôle de conseiller dans certaines décisions d’importance concernant des affaires financières, à régler au mieux des intérêts de don Federico García Rodríguez. Tenu en haute considération après avoir fait preuve d’une grande sagesse et clairvoyance lors de l’achat d’une propriété à Daimuz, il jouissait à la fois de la totale et amicale confiance paternelle et d’une réelle affection maternelle. Car il livrait toujours des avis d’oracle, mi-rebouteux mi-guérisseur, selon les heures et les besoins de chacun : « Lorsqu’il parlait, tout le monde dans la cuisine faisait silence et l’on n’entendait plus que le bruit des respirations. S’il donnait une bonne recette pour n’importe quelle maladie, on écartait l’idée d’appeler le médecin. Il possédait le secret des herbes. Avec du thym et de la rose trémière, il fabriquait des onguents qui calmaient la douleur ». Un peu astrologue aussi, ou peut-être astronome : « Il lisait dans les étoiles les pluies et les neiges futures ». Et le prosateur d’ajouter, pour traduire la fascination exercée à l’entour : « À la maison, nous le vénérions ; mon père le consultait à propos de tout ce qu’il faisait et ma mère bavardait avec lui durant de très longs moments des enfants et de toutes sortes de sujets différents, tous savants et sacrés », insistant sur les exceptionnelles qualités de ce personnage resté sans autre nom que celui qui fait de lui, au fil du récit en cours, un véritable ange gardien, un être spirituel à caractère christique doté de dons rares : « Mon parrain le berger plein d’amour, de dignité et de sagesse ».
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel construction des savoirsépistémologiefiction pratiques savantespratique artistiquepoésie pratiques savantespratique artistiquepratique musicaleFasciné par la magie verbale venue ainsi peupler son imaginaire créateur, chaque soir plus riche d’images et d’échos culturels poétiques et musicaux, le Federico de la Maison natale dit avoir accumulé de la sorte « contes et cantates montagnardes », au sein d’un décor personnel où le fantastique le disputait sans cesse à la réalité vécue : « La cuisine s’emplissait de la fumée des cigares et des bûches et les formes des gens semblaient des ombres effrayantes avec les flammes… Je m’endormais bercé par mon parrain le berger et j’entendais à moitié endormi sa voix qui disait « Taisez-vous », avant que le bras d’un de ses fils ne m’ait soulevé jusqu’à l’endroit où était ma mère qui me serrait contre son sein en me couvrant de baisers ». Et le lecteur comprend mieux, de ligne en ligne, pourquoi l’évocation faite suscite chez l’écrivain des années 1916-17 le retour de qu’il ressent selon ses propres termes : « une tendresse intérieure qui me donne envie de pleurer », elle-même accompagnée du besoin mentionné de retrouver la rare atmosphère affective qui régnait en ce temps-là sur l’ensemble de la demeure : « Toutes les nuits se passaient de la même façon et plus d’une fois ma mère ne me laissait pas aller à la cuisine ; mais lorsqu’elle avait un moment de distraction ou qu’elle somnolait, je courais à la cheminée pour m’endormir entre les bras de mon parrain le berger… Jusqu’au jour où il ne fut plus là ». Car vint l’heure où la mort avait fixé rendez-vous à celui qui, héros, ange ou saint, ne pourrait plus faire appel à aucun de ses divers pouvoirs pour lui échapper, cette fois, quoi qu’il advînt.
Le regard du visiteur ému quitte alors les tableaux de vie qui précèdent pour se porter plus loin sur les deux chambres à coucher vides, dont celle de Federico montre un lit de bébé qui fut au départ le sien. Or, entrant dans la chambre du petit garçon d’hier, contiguë à celle de ses parents, ce n’est pas sur les barreaux blancs protecteurs que devront se fixer ses yeux, mais sur « el andador » de l’angle : ce trotteur où le bébé en photo sur son cheval à bascule avait ébauché ses premiers tracés maladroits, selon les récits rapportant un retard de sa marche après une maladie infantile, ou les séquelles d’une blessure aux jambes survenue dans sa première année, épisode nié farouchement par ses actuels descendants. Certes, notre poète éprouvait une légère gêne lui donnant une allure boitillante s’il accélérait le pas. Une allusion indirecte en témoigne dans des vers de son Prologue (24 juillet 1920), où il dit vouloir « Emprunter un cœur » : « Robuste, avec la grâce / D’un jeune paysan / Apte à franchir d’un saut / Le fleuve » ; elle est suivie de ce constat exprimé dans « Madrigal d’été » (août 1920), qui n’a rien d’un effet poétique mais traduit une réalité vitale contraignante : « Ô ma gauche démarche ! » L’attitude un peu chaloupée notée par son frère Francisco s’accompagnait chez lui d’un certain manque d’agilité mal vécu, cause de sa peur récurrente d’être happé par une voiture en traversant la rue, ou de son hésitation à dévaler les escaliers avec ses amis dont les pages de Mes jeux se feront à leur tour l’écho bavard qu’il conviendrait de développer bien davantage ici, tout en signalant que Federico contournait la difficulté en dirigeant de main de maître les activités ludiques organisées chez lui les jours sans classe, avant de copieux goûters venus remplir de chocolat et de gâteaux l’estomac de ses amis du village, souvent très pauvres, régulièrement nourris et vêtus par sa mère comme le relève un peu partout l’auteur, très sensible et attentif déjà à la vue de la misère généralisée autour de lui.
pratiques savantespratique artistiquephotographie matérialité des savoirssupportsupport de communicationexposition espaces savantslieuécoleCette évocation de l’école, peu fréquentée par Federico et renvoyant aussi à ses lignes prolixes de Mi Escuela, fait lever un instant la tête du visiteur vers le grenier à grains de l’étage parfois transformé en galerie d’expositions et montrant portraits, textes, ouvrages postérieurs, tandis qu’y résonnent maintenant à notre oreille ces phrases de Mes jeux : « Tous les enfants du village étaient très amis avec moi et comme ma maison était très grande avec de vastes chambres et greniers, ils venaient chez moi pour y jouer en ma compagnie les jours où il n’y avait pas d’école » ; à l’heure où s’y déroule de nouveau, entre joie et frayeur, la fable de la brebis et du loup, au milieu des cris pous. sés en prose, puis en vers : « Le soleil s’est couché. / […] Fillettes, dormez, le loup va venir. / Les jeunes brebis bêlent ». Mais la référence scolaire remet aussi devant les yeux du visiteur la photographie bien connue de ce petit garçon de quelque trois ans habillé avec une robe de fillette (il l’était souvent dans son enfance sur son cheval de bois, ou sur d’autres représentations) et coiffé d’un grand chapeau-cloche en paille, assis par terre au premier rang de la file « des grands » de maternelle dans la cour où le maître premier, Antonio Rodríguez Espinosa ensuite muté à Jaen, pose avec eux.
pratiques savantespratique discursivedescription pratiques savantespratique artistiquethéâtreQuant à la vision du lit parental, elle renvoie brutalement à l’écriture de Yerma en 1934, où le dramaturge évoque sur la scène du théâtre la trajectoire fatale de la femme stérile en mal d’enfant – celui non né après quatorze ans d’union matrimoniale prenant peut-être alors pour modèle fantasmatique l’absent bébé sans visage de l’infortunée Matilde Palacios des premières noces sans fruit de son père, sur la base de cet aveu impromptu rapporté en 1928 par La Gaceta Literaria : « Mon enfance est traversée par l’obsession de quelques portraits de cette autre femme qui aurait pu être ma mère, Matilde Palacios ». Car partout rôdait déjà autour de lui le spectre de l’invisible mort omniprésente, avec la hantise qu’elle suscitait au passage, après avoir vu l’insidieuse visiteuse planer sur le lit de sa chambre, puis emporter d’une pneumonie à vingt-deux mois, en mai 190.2, son premier frère Luis, le Luisillo-Luisín de son Épitaphe pour un oiseau dont un fragment fera le deuil poétique vingt ans plus tard (1922) :
« Adieu, bel oiseau vert. / Tu dois être en les limbes. / Visite de ma part / Mon frère Luisillo / Là-bas sur la prairie / Avec les nourrissons./ Adieu, bel oiseau vert, / Si grand et si petit ! / De limon et narcisse / Admirable chimère ! »


construction des savoirstraditionmémoire pratiques savantespratique discursiverécitEn sortant dans le patio, en fin de visite (voir ill. p. 53), la vision du seau figé dans son précaire équilibre, sur la margelle du puits ombré, interroge à son tour le regard du visiteur, soudain désorienté. Où sont passés les fameux arbres du jardin secret de Federico ? Où sont ces peupliers d’un aveu-témoignage inspiré de 1934, venus rappeler sans raison apparente la présence insistante, dans la mémoire de l’homme de trente-six ans, d’un événement précis, très ancien, livré à un journaliste sous la forme d’une confidence inespérée, en Argentine :
construction des savoirstraditionmémoire pratiques savantespratique discursiverécit« Je vais vous raconter. C’est la première fois que j’en parle, parce que c’est quelque chose qui n’appartient qu’à moi, quelque chose de si personnel, de si intime, de si privé, que pas même moi n’ai voulu l’analyser ; non, jamais. Tout enfant, je vécus dans une atmosphère naturelle, en pleine nature. Comme tous les enfants, j’attribuais une personnalité propre à chaque chose. Je conversais avec chacune en particulier, avec amour… Dans le patio de ma maison, il y avait des peupliers. Un après-midi, il m’apparut que les peupliers chantaient. Le vent, en passant à travers leurs branches, produisait un son aux tonalités variées qui résonna en moi, musical. Et je pris l’habitude de passer des heures à écouter la chanson des peupliers… Un beau soir, je m’arrêtai net, stupéfait. Quelqu’un prononçait mon prénom en séparant les syllabes, comme s’il épelait : “Fe…de…ri…co…” Je regardai tout autour mais ne vis personne. Cependant, dans mes oreilles, mon nom continuait à striduler. Après avoir écouté un long moment, j’en trouvai la cause : c’étaient les branches d’un vieux peuplier qui, en se frottant entre elles, produisaient un bruit monotone, plaintif, qui à moi me parut être mon prénom… »
Nul ne le sait plus vraiment, tant le décor est autre depuis ce jour inoubliable où le petit garçon du Village tranquille avait perçu son imperceptible mystère, à l’heure magique où les feuilles des ramures frôlées dans la brise venaient de susurrer musicalement ses initiales d’élu, en le révélant à lui-même au centre de son domaine intérieur secrètement entrevu dans ses toutes premières années. Le tenace souvenir accroché à son éternelle enfance tel le seau à sa corde est néanmoins là, trente ans plus tard ; et il y reste, inexplicablement de retour pour de mystérieuses raisons d’ordre fantasmatique, parmi les impressions premières, latentes, aujourd’hui restaurées à son contact, comme dans notre propre mémoire de visiteur, afin d’être rétrospectivement proposées à celle, également vitale, du passant attentif.
espaces savantslieumaisonCeci explique qu’en quittant le patio pour sortir de la Maison natale de Fuente Vaqueros, ces vers tardifs de « Autrement » (Dernières Chansons), résonnent dans l’air du soir en écho de départ :
« Moi, dans mes yeux, je me promène entre les branches. / Les branches se promènent en la rivière. / Arrivent les choses essentielles. / Ce sont des refrains de refrains. / Parmi les joncs et le jour déclinant, / Qu’il est étrange que je me nomme Federico !