Nicolas Ducimetière

‘L’entreprise de la Bodmeriana est ambitieuse. Elle tente en effet d’embrasser l’humain dans sa totalité, l’Histoire donc, telle que la reflète la création spirituelle à travers tous les âges et dans toutes les parties du monde […] Nous étions certes loin d’un musée et, cependant, la Bodmeriana est plus proche de cette notion que de celle d’une bibliothèque au sens usuel du terme […] Elle est une collection de monuments littéraires […] [Elle] n’est pas seulement une bibliothèque, mais un musée de documents retraçant l’histoire de l’esprit humain ; un lieu où devient perceptible le cheminement de l’homme à la recherche de lui-même.1

1.

1.1. Un musée-bibliothèque créé par un collectionneur hors pair

inscription des savoirsécriture typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysique construction des savoirspolitique des savoirs construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique artistiquelittérature acteurs de savoirstatutintellectuel construction des savoirstraditionhéritage inscription des savoirslivreédition acteurs de savoircorpssanté espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieumuséeCes mots du bibliophile suisse Martin Bodmer (1899-1971) avaient une valeur testamentaire, à quelques mois seulement de sa disparition des suites d’une longue maladie (voir ill. ci-dessous). Il pouvait alors dire, à la manière d’un de ces auteurs anciens qu’il avait tant aimés : « Exegi monumentum aere perennius »2. Héritier d’une richissime famille de soyeux zurichois, Martin Bodmer commença son activité de collectionneur durant la Première Guerre mondiale, par un effet de rencontre : s’arrêtant un jour devant la vitrine d’un libraire de sa ville natale, il tomba en admiration devant une édition de luxe de La Tempête de Shakespeare, illustrée par Edmond Dulac. L’achat de cet exemplaire constitua l’acte de naissance de soixante années de passion bibliophilique qui devaient aboutir à l’une des plus grandes bibliothèques privées jamais réunies. Très vite, le jeune homme s’attacha à structurer sa collection selon les doctrines de son mentor intellectuel, Goethe, qui avait théorisé dans les dernières années de sa vie le concept de « Weltliteratur » (« littérature mondiale » ou « littérature universelle »), désignant par-là les plus grands textes (de littérature à proprement parler, mais aussi de sciences humaines, naturelles ou physiques, de droit, de politique, de religion…) sortis de l’imaginaire humain depuis les débuts de l’écriture, des œuvres si puissantes qu’elles pouvaient dépasser les cultures et les époques qui les avaient vu naître, pour devenir des biens communs à toute l’humanité, sans cesse lus, transmis, traduits, commentés, illustrés, déclinés, adaptés…

Figure 1. Martin Bodmer tenant un feuillet de
            papyrus (début des années 1960). © et clichés Fondation Martin
            Bodmer
Figure 1. Figure 1. Martin Bodmer tenant un feuillet de papyrus (début des années 1960). © et clichés Fondation Martin Bodmer

construction des savoirstraditionpatrimonialisationRassembler ces fleurons de la pensée humaine était un projet audacieux, à vrai dire presque irréalisable pour un particulier, si fortuné soit-il. Bodmer en avait d’ailleurs pleinement conscience, écrivant :

espaces savantslieubibliothèquela collection restera toujours fragmentaire. La bibliothèque devrait contenir des millions de volumes. Mais le but n’est pas d’être exhaustif, c’est le choix qui compte : choix des auteurs, des textes, des langues, des éditions, pour saisir ce qui a une valeur universelle dans ce qui est typique3.

espaces savantslieubibliothèque inscription des savoirslivremanuscritAinsi sont énoncés les critères que le collectionneur mit en œuvre au fil des années, attachant une attention toute particulière à la notion d’édition originale, non pour son intérêt bibliophilique pur (il professait un certain mépris pour les collectionneurs traditionnels « à marottes », englobant même les envois autographes dans cette notion), mais parce que ces volumes en premier tirage étaient souvent la plus ancienne manifestation observable d’une pensée devenant matière. Dans le cas des auteurs antérieurs à l’art typographique, il s’ingéniait alors à retrouver les plus anciens témoignages manuscrits. Cette obsession pour l’acte créateur, le moment de la « première étincelle », lui fit également rechercher avec passion les manuscrits autographes d’auteurs modernes et contemporains, des milliers de pages noircies, souvent couvertes de ratures et de repentirs, où l’auteur déposait son esprit sur le papier. C’est ainsi qu’au fil des années ont pu être réunis des dizaines de milliers d’ouvrages de grand prix : la seule Bible de Gutenberg conservée en Suisse (voir ill. ci-dessous) ; le plus ancien exemplaire complet connu de l’Évangile selon saint Jean (le fameux PB II ou P 66, en grec sur papyrus, du début du 3e siècle) ; les 1 800 feuillets constituant les « Papyri Bodmer » (vestiges probables d’une bibliothèque monastique de Moyenne Égypte), avec des textes canoniques, apocryphes, mais aussi païens (comme trois comédies de Ménandre, jusqu’alors considérées comme perdues) ; le quatrième fonds goethéen au monde (après ceux des bibliothèques de Weimar, Francfort et Düsseldorf) ; le premier fonds shakespearien ancien en dehors des bibliothèques anglo-saxonnes ; sans compter une collection de 300 manuscrits médiévaux ou orientaux, de 270 incunables (en majorité des éditions princeps) et de 2 000 manuscrits autographes (comptant de nombreux inédits, de Newton à Beaumarchais).

Figure 2. Bible de Gutenberg en exposition
            (coll. Fondation Martin Bodmer). © Fondation Martin Bodmer, cliché
            Naomi Wenger
Figure 2. Figure 2. Bible de Gutenberg en exposition (coll. Fondation Martin Bodmer). © Fondation Martin Bodmer, cliché Naomi Wenger

inscription des savoirslivre pratiques savantespratique intellectuelle acteurs de savoirstatutintellectuel espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieumuséeD’abord appuyée, dans les années 1930, sur cinq grands « piliers » très ethnocentrés (Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe), la structure de la collection Bodmer gagna en complexité après la Seconde Guerre mondiale, s’ouvrant notamment aux textes orientaux, du monde arabo-musulman au Japon. Cette époque marqua également un changement de statut radical de la collection. Jusqu’alors abritée dans la grande demeure familiale du Freudenberg à Zurich (que fréquentèrent assidûment ses amis Paul Valéry et Hugo von Hofmannsthal dans les années 1920-1930), la bibliothèque allait déménager sur les bords du Léman, aux portes de Genève. Entré en 1939 au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Martin Bodmer s’occupa en effet pendant la guerre du service de « Secours intellectuel aux prisonniers de guerre », qui permit l’envoi de millions d’ouvrages dans les camps de tous les belligérants. Son action, remarquée, lui valut d’être nommé vice-président du CICR en 1947 ; l’importance de ses nouvelles fonctions lui fit donc quitter Zurich pour Genève, emportant ses livres. Ceux-ci furent installés dans un hôtel particulier du 19e siècle, dont les bâtiments furent totalement réaménagés en vue de leur nouvel emploi de bibliothèque. Après quatre ans de travaux, la « Bibliotheca Bodmeriana » (pour reprendre le nom voulu par son créateur) ouvrait officiellement ses portes au public en 1951.

Le changement n’était donc pas que géographique. Sans modifier encore totalement son statut, cette collection privée entrouvrait ses portes, par la volonté de son propriétaire. Les bâtiments avaient été conçus pour présenter une partie choisie des ouvrages dans de modestes, mais véritables expositions, comme le souligna Martin Bodmer dans son discours d’inauguration le 6 octobre 1951 : « Des expositions, des publications de textes et d’études illustreront dès maintenant de façon vivante l’histoire générale des idées. L’exposition organisée à l’occasion de l’ouverture solennelle se consacre au grand siècle de la littérature allemande si parfaitement inspiré de valeurs universelles, et simultanément, elle offre la promesse de travaux à venir »4. En rupture avec le comportement souvent secret de la majorité des collectionneurs de son temps (et même avec l’état d’esprit de la haute bourgeoisie suisse d’alors, toujours encline à une extrême discrétion), Martin Bodmer avait donc bâti l’embryon d’un véritable musée. Certes, les lieux étaient appelés à conserver et à communiquer les documents à des chercheurs triés sur le volet, mais la plus belle salle du grand pavillon (dite « salle historique »), œuvre de l’architecte Hans Leuppi, présentait bien, sous les fresques gigantesques de Karl Walser, de luxueuses vitrines basses de noyer marqueté, gainées de velours crème. Au cours des deux décennies suivantes, des extensions virent le jour : d’abord une impressionnante galerie souterraine reliant les deux pavillons de surface, afin de poursuivre et de développer les expositions (voir ill. ci-dessous) ; ensuite une nouvelle salle, jouxtant la salle de lecture et dotée elle aussi de vitrines basses. Martin Bodmer avait donc œuvré pour que l’odyssée de livres qui constituait son œuvre devienne visible (« sichtbar wird ») et donc « partageable ».

Figure 3. Galerie d’exposition souterraine
            dans les années 1960. © et clichés Fondation Martin Bodmer
Figure 3. Figure 3. Galerie d’exposition souterraine dans les années 1960. © et clichés Fondation Martin Bodmer

pratiques savantespratique artistiquelittérature acteurs de savoirstatutérudit inscription des savoirslivre espaces savantslieumusée construction des savoirséducationcycle éducatif acteurs de savoirprofessionchercheur acteurs de savoircommunautéinstitutionPour assurer la pérennité de sa collection, Martin Bodmer, après avoir envisagé plusieurs solutions (dont une donation à l’UNESCO, voire au Vatican), en vint à créer une fondation privée en mars 1971, quelques semaines seulement avant sa mort. Assurée du soutien de l’État et du canton de Genève, la nouvelle structure était d’emblée reconnue « d’intérêt public ». Plus encore que par le passé, elle poursuivit sa mission d’accueil des chercheurs du monde entier et, plus modestement, de quelques classes scolaires, voire de petits groupes de visiteurs, durant des horaires d’ouverture parcimonieux. Car l’existence d’un musée déjà vieux de vingt ans ne signifiait pas pour autant une fréquentation nombreuse. Martin Bodmer l’avait lui-même souligné : la « Bodmeriana » était certes « une merveille », mais existant « discrètement à l’abri des curieux »5. De même, l’historien Martin Bircher, directeur de la Fondation entre 1996 et 2003, se souvenait des lieux comme d’« un Tusculum pour les amis du livre et les érudits, niché dans le plus beau décor que peuvent offrir le lac de Genève, les Alpes et le Jura »6. Si l’allusion à la célèbre villégiature de Cicéron, haut lieu littéraire, est flatteuse, elle n’en renvoie pas moins à un cénacle resserré à quelques « happy few ». À l’orée du 21e siècle, il convenait de partager plus largement ce patrimoine exceptionnel.

1.2. La Fondation Martin Bodmer, « bibliothèque et musée »

construction des savoirstraditionpatrimonialisation inscription des savoirslivre acteurs de savoircommunautéinstitution espaces savantslieumusée espaces savantslieubibliothèqueQue cela soit dans son acte fondateur de 1971 ou sur les murs de ses bâtiments, la Fondation Martin Bodmer affiche et revendique clairement sa double nature, voulue par son créateur, de bibliothèque et de musée. À la fin des années 1990, pour améliorer la visibilité de l’institution, le Conseil de fondation, sous la présidence du professeur Charles Méla, décida la construction d’un nouvel ensemble muséal moderne, doté des plus récentes technologies en matière climatique notamment. Financés par la vente d’une partie du fonds des dessins (dont une pièce-phare, Le Christ et la Samaritaine de Michel-Ange), les nouveaux bâtiments, de deux étages entièrement souterrains, furent conçus par l’architecte tessinois mondialement connu Mario Botta. Ce dernier imagina une ambiance muséographique tout à fait particulière, tout en étant au service de la préservation des livres exposés, expliquant son projet en ces termes : « le caractère exceptionnel des documents conservés a suggéré l’idée de concevoir cet espace d’exposition comme un écrin enfoui, sans que rien n’émerge depuis le sol, à l’exception de cinq volumes parallélépipédiques en verre […] qui dirigent l’attention du visiteur vers le lac »7 (voir ill. ci-dessus).

Figure 4. Vue aérienne de la Fondation
            Martin Bodmer (2015). © et clichés Fondation Martin Bodmer
Figure 4. Figure 4. Vue aérienne de la Fondation Martin Bodmer (2015). © et clichés Fondation Martin Bodmer

inscription des savoirslivre construction des savoirstraditionpatrimoine matérielÀ l’intérieur du musée en forme de crypte, « les documents exposés ont, en raison même de leur caractère précieux, exigé une attention toute particulière ; les vitrines sont en fer brut avec des vitrages blindés. Il en résulte une apparence à la fois forte et simple, à l’image d’un écrin. Le métal brut des compartiments et des supports articulés entre en contraste avec la nature fine et légère du papier des livres exposés, contenant et contenu se valorisant ainsi dans un enrichissement réciproque ». Inaugurés à l’automne 2003, ces nouveaux bâtiments permettaient l’accueil d’un nombre beaucoup plus important de visiteurs, tout en garantissant la préservation des documents présentés ou simplement conservés (voir ill. ci-dessous). En effet, ce projet d’ensemble incluait la création de réserves sécurisées de grande qualité. L’effort porté sur les installations climatiques et leur perfectionnement au fil des années permet de garantir à l’année, tant dans les vitrines d’exposition que dans les réserves, le maintien des constantes à une température de 18°C (20°C dans les salles elles-mêmes pour le confort des visiteurs) pour 50 % d’humidité. De la même manière, les conditions d’éclairage, par fibres optiques alimentées par LED (50 lux), avec enclenchement seulement par détection de présence, permettent de garantir une exposition la plus limitée possible à la lumière.

inscription des savoirslivreMontrer un livre suggère une scénographie tout à fait particulière, les contraintes étant radicalement différentes de celles rencontrées pour l’accrochage d’une toile ou l’installation d’une statuette. Hors son usage de lecture, l’ouvrage, a fortiori ancien, a vocation à être conservé fermé. Comment faire coïncider esthétisme et conservation dans sa présentation ? Se rappelant les expositions de livres traditionnelles, et notamment celles du musée primitif de la Fondation, sous vitrines basses, Mario Botta avait d’emblée exclu de « présenter ces livres alignés comme des chocolats dans une boîte », pour préférer une impression de « papillons en vol ». Pour ce faire, des vitrines hautes et profondes ont été réalisées, permettant des volumes d’installation confortables, tandis que des supports métalliques articulés, démontables et réemployables à l’envi, étaient mis au point avec la conservatrice Florence Darbre, permettant de « suspendre » les ouvrages en toute sécurité, tout en respectant les possibilités mécaniques des reliures.

espaces savantslieubibliothèquePrévus pour accueillir un public bien plus nombreux que par le passé, ces locaux muséaux se sont accompagnés naturellement d’une évolution de l’accueil des publics. Afin de se positionner dans l’offre culturelle locale, très riche pour un bassin de population d’environ 700 000 habitants, la Fondation a dû se doter assez vite d’un espace et d’un programme d’expositions temporaires, les collections permanentes (bien que renouvelées intégralement environ tous les quatre à cinq ans) ne permettant pas d’attirer le public local assez régulièrement. Depuis 2004, ce sont donc 46 expositions qui se sont succédé, présentant pour la plupart, aux côtés des ouvrages de Bodmer, des emprunts à des institutions extérieures partenaires de longue date (Bibliothèque nationale de France, British Library, Bodleian Library, Pierpont Morgan, Bibliothèque de Genève, Biblioteca Laurenziana…). Dirigées par des commissaires externes invités et/ou par la direction de la Fondation, ces expositions sont généralement accompagnées d’un ouvrage de référence, comportant essais et catalogue, publié en partenariat avec des éditeurs majeurs français (Gallimard, Flammarion, Albin Michel…) ou suisses (Infolio, La Baconnière, Slatkine, Syrtes, etc.).

Figure 5. Exposition permanente au sein du
            musée (2014)
Figure 5. Figure 5. Exposition permanente au sein du musée (2014)

© Fondation Martin Bodmer, cliché Naomi Wenger

inscription des savoirslivre acteurs de savoircommunautéinstitution pratiques savantespratique discursiveconférence espaces savantslieumuséeLes nouveaux locaux muséaux permirent des plages d’accueil plus larges des visiteurs : d’un après-midi par semaine, les portes demeurent désormais ouvertes tous les après-midi, du mardi au dimanche (horaires de fonctionnement normal, restant en vigueur jusqu’à ce jour). Au fil des années, des événements exceptionnels (conférences, concerts, « nocturnes culturelles ») sont venus s’ajouter à la proposition initiale. Si le musée et ses expositions demeurent le cœur même des activités de l’institution, ils ne résument plus à eux seuls les demandes du public : il convient donc d’apporter des compléments de qualité à l’offre culturelle, mais toujours en relation avec les thématiques développées par les expositions ou la collection. La médiation culturelle joue à cet égard un rôle de plus en plus fondamental. En 2003, le musée, voulu sobre afin de magnifier les livres et documents en exposition, ne présentait que peu, voire pas d’explications. Les cartels, laconiques, se contentaient d’énumérer les éléments de base (auteur, titre, date), sans plus d’explications. À moins d’appartenir à une frange très spécialisée de bibliophiles ou de chercheurs, le visiteur pouvait céder au découragement, faute de connaître l’histoire (ou les histoires) des livres exposés et les raisons de leur caractère précieux. Pour faire comprendre et apprécier l’édition princeps grecque de l’Odyssée (Milan, 1488), magnifique mais sobre incunable, il faut être en mesure d’expliquer non seulement l’importance du texte homérique, mais aussi l’histoire de cette édition particulière et sa résonance dans l’Italie et l’Europe de la Renaissance. Cette mise en perspective indispensable peut passer par plusieurs supports : cartels plus détaillés (sans qu’ils prennent pour autant la vedette sur l’original exposé), audioguides classiques (de 2009 à 2015), puis sur tablettes (2015) avec désormais du contenu multimédia interactif (2018, permettant par exemple de feuilleter les livres ou d’écouter un petit reportage sur la Bible de Gutenberg et son histoire), et bien entendu visites guidées. Ces efforts ont permis d’augmenter et de diversifier le public de la Fondation Martin Bodmer, sans toutefois perdre de vue les missions fondamentales : de 3 000/4 000 visiteurs annuels dans les années 1980-1990, le musée actuel permet d’accueillir désormais près de 20 000 visiteurs, dont 3 500 scolaires (des premières classes de l’école primaire à l’université). L’objectif serait d’atteindre, au cours des années 2020, les 30 000 visiteurs annuels, limite d’accueil prévue des bâtiments.

inscription des savoirslivremanuscrit construction des savoirstraditionpatrimonialisation espaces savantslieumusée construction des savoirséducationcycle éducatifPour autant, l’activité muséale de la Fondation, la part la plus en vue de son activité, ne doit pas faire croire que la bibliothèque est délaissée. Le musée ne tire son existence et sa légitimité que de la présence d’une collection. Certes, la « Bibliotheca Bodmeriana », d’essence patrimoniale, n’a pas vocation à accueillir un large public : le musée remplit cette fonction. Mais la mission d’accueil des chercheurs n’a jamais été oubliée et se poursuit : en 2018, 162 chercheurs ont fréquenté (sur demande préalable) ou contacté la Fondation dans le cadre de leurs travaux. À ce chiffre doivent être ajoutées désormais les nombreuses consultations « dématérialisées » de nos documents. Soucieuse à la fois de préserver son patrimoine et de le communiquer le plus largement possible au monde académique comme au grand public, la Fondation est devenue pionnière dans le domaine de la numérisation, accueillant deux ateliers dans le cadre de partenariats universitaires, l’un étant dévolu aux manuscrits médiévaux de Suisse (projet « e-codices », Université de Fribourg, depuis 2013 8), l’autre à un examen minutieux de certains « points forts » de nos collections, scrutés par des équipes de chercheurs chargés d’élaborer des métadonnées inédites à partir des images produites (projet « Bodmer Lab », Université de Genève, depuis 2015 9). Dans les deux cas, le matériel ainsi produit par les photographes est disponible sur des plateformes « open source » gratuites, permettant aux chercheurs comme aux curieux de découvrir et de feuilleter ces ouvrages ou documents en haute définition. Loin de réduire la fréquentation de notre bibliothèque, cette politique de numérisations ciblées (« smart data »), avec des contenus enrichis, a dynamisé l’intérêt des chercheurs, fait découvrir l’institution, produit des découvertes et montré la possibilité d’emploi de ces matériaux dans d’autres secteurs (élèves et professeurs des enseignements primaire et secondaire, écoles d’art, édition, etc.).

Figure 6. Visualisation 3D de l’extension de
            la bibliothèque (2019). © Fondation Martin Bodmer, dessin
            Archilab
Figure 6. Figure 6. Visualisation 3D de l’extension de la bibliothèque (2019). © Fondation Martin Bodmer, dessin Archilab

pratiques savantespratique intellectuelle construction des savoirstraditionpatrimonialisation construction des savoirséducationcycle éducatif espaces savantslieubibliothèqueCette « coexistence pacifique » et coordonnée des deux missions de la Fondation Martin Bodmer va trouver une forme de parachèvement en fin d’année 2019. La construction des structures muséales en 2003 avait donné un coup d’accélérateur bienvenu et salutaire à ce pan des activités. La bibliothèque en elle-même avait bien bénéficié de locaux de conservation de grande qualité, mais sans pouvoir disposer de capacités d’accueil de même niveau, limitant ainsi le nombre de chercheurs. Un programme de développement a donc été initié en 2014 pour la construction de deux nouveaux étages souterrains (voir ill. ci-dessus). Entièrement financés par des institutions philanthropiques genevoises, ces bâtiments vont doubler la surface des installations et apporteront le complément attendu pour l’activité de la bibliothèque. Ils contiendront de nouvelles réserves (pour un total de 4 kilomètres linéaires de compactus), un atelier de restauration de grandes dimensions avec lumière naturelle (ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent) et une salle de lecture pouvant accueillir une douzaine de chercheurs ou des séminaires universitaires, le tout en climat contrôlé 19°C/50 % (permettant notamment la communication et la consultation sans risque de manuscrits médiévaux en toute saison). Ces travaux sont également l’occasion de développer la qualité d’accueil de la partie muséale, avec la création d’une librairie, d’un espace de médiation culturelle, d’une salle de projection et d’une petite cafétéria. Se matérialisent ainsi les missions complémentaires d’une institution se définissant comme « bibliothèque et musée » : assurer la conservation optimale des biens culturels dont elle a la garde ; permettre la consultation et la communication des documents aux chercheurs dans les meilleures conditions ; faire découvrir des trésors patrimoniaux au plus large public sans les altérer et en expliquant à la fois leur histoire matérielle et leur intérêt intellectuel. En octobre 2015, sur proposition du gouvernement suisse, l’UNESCO a décidé d’inscrire la Bibliotheca Bodmeriana au registre de la « Mémoire du monde ». Au-delà de l’évidente valeur précieuse du fonds, l’institution internationale voulait saluer son caractère exceptionnel (une collection aussi gigantesque qu’humaniste réunie par un seul homme pour promouvoir le meilleur de la production intellectuelle humaine, toutes civilisations confondues), mais également les efforts de conservation, de communication et de rayonnement impulsés dès l’époque de Martin Bodmer : en résumé, les missions fondamentales d’un musée du livre et d’une bibliothèque patrimoniale considérés comme un ensemble.

Notes
1.

Martin Bodmer, « Die Bibliotheca Bodmeriana », in Image, Basel, Medizinische Bilddokumentation Roche, 1970, p. 22 (« Das Vorhaben der Bodmeriana ist anspruchsvoll. Sie möchte das Menschlich-Ganze umfassen, also die Geschichte, wie sie sich in den Geistesschöpfungen aller Zeiten und Zonen spiegelt… Ein Museum lag uns zwar fern, dennoch steht die Bodmeriana diesem Begriff näher als dem einer Bibliothek im gebräuchlichen Sinne… Sie ist eine Sammlung von Schriftdenkmälern… »).

2.

Horace, Odes, III, 30

3.

Martin Bodmer, Eine Bibliothek der Weltliteratur, Zurich, Atlantis Verlag, 1947, p. 33

4.

Cité dans Fritz Ernst, Von Zurich nach Weimar : hundert Jahre geistiges Wachstums 1732-1832, Zurich, Artemis, 1953, p. 13-14

5.

Martin Bodmer, correspondance du 21 janvier 1969

6.

Martin Bircher, « Die Corona Nova », dans Corona Nova, tome I, Cologny, Fondation Bodmer / München, K. G. Saur, 2001, p. 9

7.

Mario Botta, cité dans Charles Méla, Légendes des siècles – Parcours d’une collection mythique, préface de Jean Starobinski, Paris, Éditions Cercle d’Art, 2004, p. 217

8.

http://www.e-codices.unifr.ch/fr. Le projet a entraîné la numérisation de 483 livres et manuscrits de la Fondation Martin Bodmer depuis l’installation de l’atelier en 2013, pour un total de 62 940 pages. En ajoutant la production de l’atelier actif en parallèle à l’abbaye de Saint-Gall, le projet présente actuellement en ligne 2 263 manuscrits.

9.

https://bodmerlab.unige.ch/fr. Le projet a entraîné la numérisation de 1 533 livres et manuscrits de la Fondation Martin Bodmer depuis l’installation de l’atelier en 2015, pour un total de 250 074 pages.