Christian Jacob

Abstract

Comment cataloguer un manuscrit arabe sous forme de microfilm ? À partir d’une enquête menée dans deux centres de collecte de microfilms de manuscrits, cet article examine le geste de cataloguer, la constitution d’une notice comme mode de construction de portraits irréductibles les uns aux autres. À l’ère de la standardisation et de l’interopérabilité des catalogues, il s’agit ici de comprendre comment les catalogages in situ d’un objet à la matérialité propre proposent, à rebours des rêves de maîtrise complète, de collection totale et universelle de l’ensemble des manuscrits existants, des formulations et des configurations chaque fois singulières entre le texte, la collection et le corpus de ce qui est défini comme le « patrimoine manuscrit arabe et islamique ».

1.

« Le Centre des documents et manuscrits de l’Université de Jordanie est heureux de présenter aux chercheurs, ainsi qu’à tous ceux qui étudient le patrimoine arabe et islamique, le quatrième volume du catalogue des manuscrits arabes microfilmés et conservés dans le centre, qui inventorie 831 manuscrits dans toutes les disciplines connues. Le travail remarquable effectué dans ce volume [...] permet de fournir au chercheur et à tous ceux [étudiant les manuscrits] la voie la plus commode et la plus facile pour parvenir au manuscrit qu’il recherche tout en économisant son temps et ses efforts. » Nôfân Raja al-Sawariyya, introduction au Fihris al-makhtûtât al-arabiyya al-musawwara [Catalogue des manuscrits arabes microfilmés] du Centre de documents et manuscrits de l’Université de Jordanie, avril 2000.

Installée devant le lecteur de microfilms, Nuha1 est en train de travailler à la constitution du dernier volume en cours du catalogue des manuscrits microfilmés du Centre. Elle a posé à côté du lecteur une dizaine de bobines, les dernières reçues par le centre, ainsi que le formulaire papier avec lequel elle va constituer sa notice. Nuha sort une bobine de sa boîte, la monte sur la machine et commence à dérouler le film. Tournant la manette, reportant tour à tour le regard sur l’image noir et blanc qu’elle a devant les yeux et sur le formulaire, elle remplit un par un les champs du formulaire portant sur les caractéristiques du microfilm, du manuscrit et texte qu’il renferme. La constitution de la notice prend généralement une vingtaine de minutes, un peu plus si l’écriture du manuscrit est peu lisible. La notice terminée, Nuha peut rembobiner le film, le ranger dans sa boîte, poser le formulaire rempli sur la pile. Après un bref soupir, elle s’empare de la bobine suivante, sort le film de sa boîte, le monte sur la machine, et recommence l’opération.

Le catalogue est généralement le produit d’opérations simples, mécaniques presque : remplir les champs d’un formulaire, transcrire des phrases, entrer des mots clés, faire des listes, reporter des numéros. Le geste de cataloguer, la mise en lien d’un objet donné avec une structure de classement, ne sont pourtant rendus possibles que par la production et l’agencement complexe d’une diversité de dispositifs et d’opérations matérielles et intellectuelles, parmi lesquels on peut évoquer, en vrac, la bibliothèque comme lieu d’accumulation d’écrits, la liste comme dispositif d’écriture, le livre comme modalité de visualisation des textes avec ses règles propres, sans compter la circulation des normes et standards qui agencent et assurent la coordination de ces différents collectifs. À la fois omniprésent et invisible, le catalogue agrège une multiplicité d’enjeux : le lien entre des communautés de savoir, l’articulation entre pratiques locales et circulation des objets et des inscriptions, la définition de la norme, la qualification des objets traités2.

Dans le cas des manuscrits arabes que j’examine ici, ces enjeux se déploient plus spécifiquement à partir d’un objet – la bobine de microfilm – et de sa circulation dans les collections de bibliothèques et centres spécialisés dans l’étude du patrimoine écrit arabe et islamique. Le microfilm n’a que peu de valeur comparé à celle des manuscrits originaux à partir desquels il est produit – originaux pour leur part soigneusement conservés dans les bibliothèques détentrices. Il est doté d’une matérialité propre, celle du codex réduit à une bobine de film, d’une image noir et blanc, de qualité souvent moyenne. Son acquisition répond en premier lieu à une nécessité pratique : permettre de donner accès à un corpus de textes (celui de l’ensemble du savoir écrit produit par la civilisation arabo-islamique3) dont un grand nombre n’a jamais été édité, et dont les versions manuscrites sont souvent conservées dans des bibliothèques lointaines, et pour tout dire généralement inaccessibles pour des raisons aussi bien de visa que de budget4.

Comment cataloguer une reproduction, émotionnellement neutre et matériellement minimaliste ? Quelles prises particulières offre-t-elle pour articuler le lien entre le manuscrit, la collection et le corpus ? J’examine ici, à partir d’une enquête ethnographique menée dans deux centres (le Centre de documents et manuscrits de l’Université de Jordanie à Amman, le Centre de manuscrits de la nouvelle Bibliothèque d’Alexandrie en Égypte), deux manières de cataloguer un microfilm, deux modalités de configuration matérielle et intellectuelle du manuscrit et du savoir auquel il se rattache5.

1.1. Entreprises encyclopédiques : entre « livre » et « manuscrit », « savoir » et « patrimoine »

Si localiser un livre imprimé dans une bibliothèque est devenu aujourd’hui affaire de quelques clics, la réalité est tout autre dès que l’on entre dans l’univers des manuscrits arabes : point ici de numéro ISBN, de classification unifiée ou normes internationales de référencement, d’indices et de formats bibliographiques standards qui permettent désormais d’assurer la mise en réseau et l’interopérabilité entre catalogues de bibliothèques. La recherche d’un manuscrit peut souvent se révéler une quête aussi ardue que hasardeuse, au fil de la consultation de catalogues imprimés (souvent anciens, parfois incomplets ou erronés), de recherches dans des catalogues informatisés (quand ils sont en ligne), de visites dans les bibliothèques détentrices de manuscrits dont les catalogues n’ont pas été publiés. À cela s’ajoute la diversité d’un fonds mondial de manuscrits dispersé non seulement sur l’ensemble du monde musulman, mais aussi dans les bibliothèques, américaines, européennes ou asiatiques. Du Maroc à l’Indonésie en passant par la France, l’Ukraine, le Mali ou les États-Unis, les codes régissant l’organisation, la classification et la description des manuscrits varient d’un pays, d’une langue, d’une institution à l’autre, rendant la recherche encore plus aléatoire. Si fournir au chercheur, comme l’annonce le rédacteur de l’introduction au catalogue du Centre de documents et manuscrits en Jordanie, la « voie la plus commode et la plus facile » pour trouver un ouvrage tout en « économisant son temps et ses efforts », constitue, dans ce cadre, l’ambition sans doute la plus affichée par l’ensemble des institutions engagées aujourd’hui dans le catalogage des fonds de manuscrits, elle est aussi, peut-être, la plus inaboutie. (Figure 1)

Figure 1. Comment trouver un ouvrage dans un dédale dont on
            ne maîtrise ni la langue ni la logique ?
Figure 1. Figure 1. Comment trouver un ouvrage dans un dédale dont on ne maîtrise ni la langue ni la logique ?

Un post sur le forum de Wadod, un site arabophone consacré à l’étude des manuscrits, détaille, captures d’écran et notes explicatives à l’appui, les différentes étapes à suivre pour trouver un manuscrit sur le catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale de France.

Source : http://wadod.org/vb/showthread.php?t=3222, consulté le 21 septembre 2013.

Alors que l’Europe a vu, avec le développement de l’imprimerie, un déclin rapide de la production de livres sous forme manuscrite, ce n’est qu’entre le milieu et la fin du XIXe siècle en revanche que le monde arabophone abandonne progressivement les techniques manuscrites pour se tourner vers la production mécanisée de livres. Lié à des problèmes techniques, à la méfiance face aux techniques « franques », mais aussi et surtout, sans doute, à une culture du livre et de sa production réservée à une classe savante aussi lettrée qu’élitiste (Roper, 2007 ; Kunt, 2008 ; Gencer, 2010), ce déploiement tardif de l’imprimé a donné lieu à la production, sur près de quinze siècles, de quelques millions de manuscrits dont encore aujourd’hui les spécialistes peinent à évaluer la réelle étendue. Si les difficultés de gestion et de vue d’ensemble tiennent d’une part, on l’a vu, à l’étendue géographique concernée et à la disparité des collections et des catalogues, elles sont aussi liées au nombre important de collections particulières : bibliothèques privées transmises par héritage familial, fonds dépendants de mosquées ou de zâwiya, les confréries religieuses… soit un ensemble de collections dont souvent le contenu n’a pas été catalogué ou inventorié, ou, en d’autres termes, n’a pas été inséré dans le réseau académique et érudit des « collections de manuscrits arabes ». De fait, la navigation dans l’univers des manuscrits arabes relève d’une exploration dont les catalogues constituent les opérateurs incontournables ; c’est par leur biais que, régulièrement, de nouveaux territoires sont découverts, cartographiés, et inscrits dans le réseau partagé des connaissances.

Compiler textes, collections, manuscrits, recenser des catalogues et des codex : la tension que note Roger Chartier à propos des « bibliothèques », inventaires de livres élaborés en Europe au XVIIIe siècle, tiraillées entre l’ambition universaliste – l’accumulation exhaustive de tous les livres et de tous les savoirs – et la collection, forcément singulière et limitée, de la bibliothèque (Chartier, 1996), est également celle qui traverse l’ensemble des tentatives d’accumulation, d’inventaire, de rassemblement de la production écrite qui irrigue l’érudition arabe sur plus de dix siècles jusqu’à nos jours.

Faire la recension de l’ensemble de « tous les livres de tous les peuples, arabes ou étrangers, écrits dans la langue des Arabes »6 : c’est bien l’ambition d’Ibn Nadim, un savant vivant à Bagdad vers la fin du Xe siècle, et qui publie le Fihrist, le Catalogue, une compilation des ouvrages en langue arabe. Son Fihrist, projet bibliographique qui s’inscrit dans la filiation grecque des Tables de Callimaque, sera suivi par d’innombrables dictionnaires, recensions, « catalogues » au sens encyclopédique du terme, qui listent, inventorient, cherchent à établir un inventaire aussi exhaustif que possible de la prolifique production écrite arabe et islamique. Classés par sujets comme le fait Ibn Nadim, par titres – c’est l’option choisie par le savant turc Kâtib Çelebi, qui recense au XVIIe siècle dans son œuvre majeure, le Kashf al-zunûn ‘an asâmî al-kutub wa al-funûn (le Dévoilement des pensées sur les noms des livres et des arts), plus de 15 000 titres organisés par ordre alphabétique – ou encore par auteurs, comme c’est le cas du Mu’jam al-muallifîn, le Dictionnaire des auteurs publié par l’historien Umar Rida Kahhala entre 1957 et 1961, ces dictionnaires bibliographiques ou bio-bibliographiques vont constituer un des topoi de l’érudition et de la production intellectuelle en langue arabe.

Ces vastes programmes de compilation du savoir ne sont pas limités au monde arabophone, mais vont également devenir une spécialité de l’orientalisme qui se développe au XIXe siècle en Europe. C’est ainsi que sur près de quarante ans (le dernier volume paraît en 1937), Carl Brockelmannn, savant allemand spécialiste de la littérature arabe, publie un à un les volumes de sa Geschichte der arabischen Litteratur (Histoire de la littérature arabe, généralement mentionnée sous l’acronyme GAL) : cette œuvre qui vise à recenser l’ensemble de la production écrite arabe va devenir rapidement un outil de travail incontournable dans les milieux orientalistes européens et américains.

Ce travail monumental, traduit en arabe en 1959, se distingue des précédents non seulement par l’identité de son auteur, un orientaliste allemand, mais aussi par la méthode de travail adoptée : alors que les premiers rédacteurs mentionnés de dictionnaires et d’encyclopédies travaillent principalement à partir des ouvrages qu’ils ont pu eux-mêmes consulter – Ibn Nadîm annonce par exemple qu’il ne donne la liste que des livres qu’il a « vu[s] de ses yeux » ou dont l’existence a été « garantie par des personnes de confiance » (Touati, 2003, p. 311), un souci qu’on retrouve près de 600 ans plus tard chez Kâtib Çelebi – qui précise quant à lui avoir effectué sa compilation à partir des « histoires et dictionnaires bibliographiques », mais aussi des « plusieurs milliers de volumes dans les bibliothèques que j’ai pu personnellement examiner, ainsi que les livres que les vendeurs de livres m’ont amenés en flot continu pendant plus de vingt ans » (Lewis, 1957) –, Brockelmann semble être un des premiers à travailler de manière systématique à partir non plus des livres eux-mêmes, mais des catalogues publiés de manuscrits qui se diffusent progressivement en Europe à la même époque (Witkam, 1996).

C’est en Europe que va en effet se développer une méthodologie systématisée des catalogues de collections de manuscrits arabes : alors que les catalogues des bibliothèques dans le monde arabe sont à l’époque rares, produits en exemplaires uniques consultables uniquement dans la bibliothèque en question, l’intérêt pour la production littéraire arabe, l’acquisition ou la collecte et la conservation des manuscrits qui se manifestent à partir du XVIIIe siècle en Europe se doublent de la constitution d’inventaires et de la publication de catalogues qui se déploient progressivement dans les bibliothèques et les milieux académiques7. Le catalogue, comme reflet et synthèse d’une collection de livres dans une bibliothèque, mais aussi comme carte mobile, reproductible, détachable du « territoire » qu’elle représente (Jacob, 2001) existe désormais, par son rassemblement dans les bibliothèques, comme un dispositif qui permet une nouvelle forme de vision globale de l’ensemble des textes collectés.

Les catalogues prennent une place de plus en plus importante dans les outils de l’érudition orientaliste, mais aussi arabe : les publications de catalogues, notamment par des grandes bibliothèques du monde arabe, vont croissant à partir du milieu du XXe siècle (Gacek, 1983) pour connaître un véritable boom dans les dernières décennies. Ce mouvement témoigne non seulement d’un intérêt renouvelé pour les collections de manuscrits et le souci de leur accessibilité, ainsi que de l’inscription progressive des différentes bibliothèques dans une communauté partagée de « collections de manuscrits arabes » ; il est aussi le fruit d’une réorganisation partielle du lien entre le corpus global de la littérature arabe d’une part, le livre d’autre part, en y insérant une nouvelle donnée, celle de la bibliothèque comme lieu de collection d’un objet physique : le manuscrit. Il n’est pas anodin de ce point de vue que deux grandes entreprises de cartographies, non plus désormais de la littérature arabe prise comme ensemble de textes, mais du manuscrit en tant qu’objet matériel et localisé, aient vu le jour à quelques années d’écart : le Catalogue complet du patrimoine manuscrit arabe et islamique (al-Fihris al-shâmil lil turâth al ‘arabi wa al-islâmi al-makhtût) publié en arabe à Amman par la fondation Âl al-Bayt en 1986, qui propose une liste d’ouvrages accompagnée de la localisation des manuscrits afférents dans différentes bibliothèques du monde ; le World Survey of Islamic Manuscripts, une recension par pays de toutes les collections de manuscrits connues dans le monde, publié entre 1992 et 1994 sous la direction de Geoffrey Roper par la fondation londonienne Al Furqân.

La collection totale (le « catalogue complet »), la vue d’ensemble exhaustive (le « world survey ») centrées sur le manuscrit qu’ambitionnent ces deux entreprises témoignent, d’une part, d’une progressive réorientation du savoir sur la littérature classique arabe8 du livre (kitâb), vers le manuscrit (makhtût) comme support matériel, historique et à chaque fois singulier de la production intellectuelle arabe ; cette réorientation s’est d’ailleurs accompagnée d’un glissement sémantique de la notion de savoir (celui que renferment les textes) à celle de « patrimoine » (turâth) matérialisé par les manuscrits. Ces projets constituent également, d’autre part, les manifestations les plus paradigmatiques du rêve d’une cartographie totale, définitive des manuscrits et des textes qu’ils recèlent, une cartographie qui s’avère inéluctablement inachevée : non seulement du fait des manques et des absences inévitables que recèlent ces recensions, mais aussi par le principe même du manuscrit comme pôle autour duquel s’organisent les deux projets : cartographier les localisations des manuscrits ou des collections est aussi, inexorablement, cartographier la réalité d’une fragmentation matérielle et intellectuelle d’un savoir et de ses supports.

De fait, c’est précisément pour pallier ce morcellement que l’ambition à long terme de la fondation al-Furqân – et dont le World Survey ne serait alors qu’une étape préliminaire – est de rassembler le plus grand nombre possible, sous forme numérique ou microfilmique, de copies de manuscrits. Ce projet de collection totale qui a vocation à reconstituer matériellement un patrimoine dispersé aux quatre coins du monde n’est pas le premier du genre : dès 1964, l’Institut des manuscrits arabes, fondé au Caire sous l’égide de la Ligue arabe, lance un vaste programme de collecte de manuscrits microfilmés, programme qui s’inscrit à la fois dans un projet de valorisation du patrimoine intellectuel classique arabe, et dans une réappropriation aussi symbolique que matérielle des collections de manuscrits dont une partie importante est, on l’a vu, aujourd’hui conservée dans les bibliothèques occidentales.

Les techniques de reproduction, sous forme de microfilm ou de copie numérique, et la rediffusion, à partir des collections de codex originaux, des textes manuscrits, proposent une nouvelle configuration de l’articulation entre le manuscrit, la bibliothèque, le catalogue, et leurs cartographies, et d’autres possibilités de prise sur le corpus global de la littérature arabe et du « patrimoine ». De fait, si de nombreuses institutions dans le monde arabe s’investissent aujourd’hui dans le catalogage (ou le recatalogage) de leurs collections de manuscrits originaux, leur restauration et conservation, d’autres poursuivent inlassablement une politique d’acquisition et de collecte de microfilms. Les deux institutions auxquelles je m’intéresse ici, celle de Amman en Jordanie et d’Alexandrie en Égypte, ont pour particularité de se situer toutes deux en marge des « grandes » collections historiques de manuscrits : le Centre de documents et manuscrits de l’Université de Jordanie, projet tout d’abord historien et universitaire, a été créé en 1970, la nouvelle Bibliotheca Alexandrina a été inaugurée en 2002. Les deux institutions, insérées dans le réseau susmentionné de recherche et de cartographie des manuscrits à l’échelle du monde arabe9, se sont investies dans le rassemblement de textes microfilmés, collectent copies de manuscrits et archives dans l’ambition affichée de préserver, rassembler, et étudier le « patrimoine arabe et islamique ».

1.2. Des fiches et des livres

Revenons à Nuha, assise devant le lecteur de microfilms. Elle s’arrête tout d’abord à la première image du film, une petite fiche établie par la bibliothèque qui a microfilmé le manuscrit, et qui détaille sommairement les informations minimales d’identification du manuscrit : le numéro de série du microfilm, le titre du manuscrit, le sujet du texte, le nom de l’auteur, la cote. Nuha retranscrit soigneusement l’ensemble des données dans les champs dédiés du formulaire.

Les entrées suivantes, quant à elles, lui demandent de se reporter directement au texte : elle continue à tourner la molette pour arriver à la première page du manuscrit, et retranscrit la ou les premières phrases de l’incipit (le début du texte), puis déroule rapidement la bobine jusqu’à la fin du manuscrit pour copier l’excipit (la fin du texte). Elle note ensuite quel est le type de calligraphie utilisé par le copiste, puis se reporte à nouveau au colophon qui clôt le texte pour repérer, quand ils y figurent, le nom du copiste et la date de la copie. Suivent ensuite les caractéristiques physiques du manuscrit : le nombre de pages, ainsi que le nombre de lignes par page. Si les pages des manuscrits sont souvent numérotées, soit par le copiste, soit par un ajout ultérieur, parfois au crayon, permettant ainsi l’économie d’un dénombrement manuel, c’est par contre en comptant, suivant du doigt les lignes du texte sur l’écran, que Nuha remplit cette dernière entrée. Les deux derniers champs relèvent de l’inscription dans l’institution : le numéro attribué par le centre au microfilm, ainsi que la bibliothèque de provenance du manuscrit et sa cote originale.

Pour Nuha, cataloguer un manuscrit est tout d’abord le déterminer dans sa triple qualité : celle d’un microfilm, copie inscrite dans une généalogie (cote, numéro de microfilm) menant au manuscrit original ; celle d’un texte avec les normes afférentes – un auteur, un titre, un sujet ; celle, enfin, d’un codex spécifique, produit par un copiste à une date donnée, dans un format particulier. Chaque copie constitue un exemplaire unique du point de vue de son support matériel d’une part, mais aussi de son texte : alors que l’imprimerie et le processus d’édition ont pour corollaire inévitable la standardisation des textes publiés, la tradition manuscrite produit quant à elle des familles de texte dans lesquelles chaque copie est susceptible de différer de sa parente : donner le plus de précisions possibles sur le manuscrit (l’incipit, l’excipit, le nombre de pages, de lignes) a ainsi pour objectif d’identifier précisément la copie (ou, plus exactement, la différencier d’autres copies potentielles) dans l’espace du catalogue10.

Les normes à adopter concernant les manuscrits sont loin d’être stabilisées, même si les appels à l’homogénéisation des notices et à la définition de critères stables et partagés de description sont récurrents11. De fait, la description d’un manuscrit, le « portrait-robot » qui peut être établi sont variables d’un rédacteur, d’un catalogue à l’autre. Certains feront l’économie de l’incipit et de l’excipit, mais mentionneront en revanche la « belle écriture » ou une ornementation particulièrement digne d’intérêt, d’autres se lanceront dans la description la plus détaillée possible de l’auteur, du contenu et du format matériel du codex. Le choix des caractéristiques ou des traits saillants relèvent ainsi d’une part de la formalisation qui émerge progressivement de la publication et de la diffusion croissante des divers catalogues, mais relèvent aussi du goût du rédacteur, de son intérêt (ou désintérêt) pour des aspects particuliers du manuscrit.

Aux prises avec des copies de manuscrits qui ont déjà été catalogués dans les bibliothèques d’origine, le Centre de documents et manuscrits a opté pour une forme plutôt minimaliste : point ici de commentaires personnels sur l’intérêt du manuscrit ou sa particularité, mais une liste, telle qu’elle est établie par le formulaire que remplit Nuha, qui est une description, la plus sommaire possible, des caractéristiques du texte et du manuscrit qui permettent à la fois d’identifier de manière certaine le texte et la copie tout en s’insérant dans le corpus des descripteurs communs à l’ensemble des ouvrages.

Nuha, soumise au cadre strict du formulaire et de ses champs, n’a guère de latitude pour faire parler ses goûts, ses observations, le rapport personnel qu’elle engage avec chaque manuscrit qu’elle catalogue. Celui-ci est, il est vrai, réduit au minimum. Elle est chimiste de formation, a été engagée par le centre en raison de ses compétences en vue de la conservation des documents anciens. « Je ne connais rien à l’histoire ! La chimie, oui ! La restauration, oui ! Mais l’histoire ? J’ai juste appris un peu, avec le catalogage, en travaillant sur les manuscrits… », me lance-t-elle.

Le catalogage des manuscrits s’inscrit pour Nuha dans un ensemble de tâches routinières. Elle alterne ainsi le catalogage des manuscrits avec le travail d’harmonisation, en cours, du catalogue des imprimés du centre avec celui de la bibliothèque universitaire situé un étage au-dessus, opération qui l’astreint maintenant depuis un mois à rentrer, l’une après l’autre, les références des imprimés dans le nouveau système informatique basé sur la classification Dewey. Là, son travail consiste à transcrire dans la notice informatique les informations données par la bitâqa, la fiche cartonnée qui identifie chaque livre dans l’ancien catalogue. La fiche est, à l’instar du formulaire pour les manuscrits, l’opérateur central du processus : numéro d’inventaire, cote, titre, auteur, la fiche synthétise un ensemble de descripteurs que Nuha rentre dans l’ordinateur, puis qu’elle « accroche » au format des notices établi par la bibliothèque universitaire dans le catalogue duquel elle verse les données. Le catalogage des piles de livres munis de leurs fiches fonctionne sur un principe analogue à celui de manuscrit : naviguer entre l’écran et le formulaire ou la fiche, remplir les champs de référencement de l’ouvrage ; réinsérer celui-ci, par le biais de la cote ou du numéro d’inventaire, dans la classification du savoir provenant d’une bibliothèque extérieure. Le manuscrit vient ainsi se ranger dans un ordre des livres régi par une série d’opérations fastidieuses (recopier le titre, l’auteur, le numéro de série ; poser le livre/le microfilm sur la pile d’items déjà catalogués ; recommencer l’opération) qu’elle accomplit de manière mécanique.

Pour mieux réduire les traits saillants du manuscrit et accélérer la besogne, elle use de petits trucs : la basmalla 12 qui ouvre le texte est réduite à un « b… » dans sa retranscription de l’incipit. Elle fait également l’économie des observations secondaires sur le manuscrit, telles les marginalia et autres observations annexes portées sur le manuscrit. De toute manière, la photographie en noir et blanc, de qualité médiocre, du manuscrit, permet difficilement leur repérage.

1.3. Faire émerger la singularité

À quelque 500 kilomètres de là, dans le Centre des manuscrits de la toute nouvelle Bibliotheca Alexandrina en Égypte, une dizaine de catalogueurs, assis à des bureaux collés les uns aux autres sur lesquels sont jonchés pêle-mêle lecteurs de microfilms, livres, bobines de microfilms, stylos et piles de formulaires à remplir, travaillent dans un silence concentré au catalogage des manuscrits microfilmés sous la supervision du responsable des collections de manuscrits. Parmi eux Mahmûd, un doctorant en littérature comparée qui a été spécialement engagé, comme ses collègues, pour procéder au catalogage des collections de manuscrits microfilmés reçues par l’institution. Mahmûd s’est tout d’abord exercé à l’archivistique : il a été envoyé au Centre des archives du monde du travail (CAMT) à Roubaix dans le cadre du don par le centre français d’une copie du fonds des archives du Canal de Suez. Il y a suivi une formation en archivistique centrée sur l’inventaire et la description de documents d’archives. À l’issue de son stage, il a produit un inventaire de ce fonds d’archives dont une copie microfilmée est maintenant disponible dans le centre. Celui-ci a rapidement été remisé dans un tiroir : trop court, trop succinct aux yeux du directeur du centre, qui en a immédiatement fait élaborer un nouveau par d’autres employés, m’explique Mahmûd. Il me montre le nouvel inventaire qui a été constitué, le feuillette, commente en même temps : « Moi, j’ai suivi les instructions des archivistes français : il ne faut pas faire des descriptions trop détaillées, mais des descriptions courtes, synthétiques. Regarde [Mahmûd me montre des descriptions de documents du nouvel inventaire], c’est beaucoup trop long, ce n’est pas comme ça qu’il faut faire ! Mais c’est le directeur du centre, il a trouvé que mon inventaire était trop court, et il a demandé qu’on en refasse un qui soit plus gros… » L’aventure archivistique s’étant soldée par ce semi-échec, Mahmûd travaille maintenant au catalogage de manuscrits.

Aujourd’hui, Mahmûd a pour tâche de m’expliquer comment constituer la notice d’un manuscrit. Il pose à mes côtés le stylo et le formulaire à remplir, va chercher une pile de livres richement reliés, des ouvrages de référence et des dictionnaires bibliographiques qu’il pose sur la table, à portée de main, puis monte la bobine sur le lecteur.

Après avoir noté en tête du formulaire la provenance du microfilm – les reproductions de manuscrits sur lesquels il est en train de travailler en ce moment ont été fournies par la National Library of Medicine aux États-Unis – Mahmûd s’attaque au catalogage proprement dit du manuscrit. Il passe rapidement sur la fiche d’identification qui, sur le film, précède la photographie du début du manuscrit – « on peut regarder ce qu’ils disent pour nous aider, mais il ne faut pas s’y fier, des fois il y a des erreurs ! » – et continue à dérouler le film pour arriver à la page de titre. Je retranscris le titre indiqué dans le champ réservé à cet effet, et nous cherchons ensemble dans le début du texte le nom de l’auteur. Quand Mahmûd est chanceux, titre et auteur figurent clairement sur la page de garde. Parfois cependant, aucune indication n’est donnée, et Mahmûd doit dérouler une à une les premières images du film, cherchant dans la masse dense du texte (qui parfois peut être précédé de longs commentaires introductifs faits par l’auteur ou le commanditaire de la copie) les marques de repérage, telles un changement de couleur, un changement de taille de l’écriture, ou encore, les deux mots rituels wa ba’adu (« et ce qui suit est… ») par lesquels est introduite l’annonce du titre. Celui-ci, dans ce cas précis, n’apparaît cependant nulle part. Après avoir parcouru des yeux les premières pages, Mahmûd fait défiler le film jusqu’à la fin du manuscrit, dans l’espoir d’en trouver mention, sans succès. Il entame alors une longue enquête pour procéder à l’authentification (tawthîq) du texte.

Mahmûd se saisit du Kashf al Zunûn de Kâtib Çelebi posé à ses côtés, dans lequel chaque notice de titre donne l’auteur, le sujet de l’ouvrage avec une brève description de son contenu et de sa date de publication si celle-ci est connue. L’œuvre de Çelebi constitue un des outils de travail quotidiens de Mahmûd, à la fois en raison de la quantité de titres qu’il recense que de l’adoption par son auteur d’un classement par strict ordre alphabétique qui rend aussi aisé que rapide la recherche d’un titre. Celui indiqué sur le manuscrit ne figure toutefois pas dans le Kasf al Zunûn, et Mahmûd se lève pour aller chercher le Idâh al maknûn, un complément au Kashf al Zunûn rédigé à la fin du XIXe siècle, et qui a pour objet la recension de tous les ouvrages postérieurs à ce dernier. C’est là qu’il trouve une notice avec le même titre que le texte auquel nous avons affaire : il est attribué à un auteur du nom de Baldâwî. L’authentification n’est pas encore terminée, puisqu’il lui faut maintenant assurer cette première prise sur le manuscrit par une seconde : il s’empare du Mu’ajam al mu’allifîn, le dictionnaire bio-bibliographique des auteurs de la littérature arabe de Umar Kahhâla, et vérifie l’entrée Baldâwî. De fait, celle-ci mentionne bien comme œuvre le titre qui figure en première page du manuscrit.

Le double référencement pour les dictionnaires bibliographiques pourrait sembler suffisant. C’est le moment toutefois que choisit Mahmûd pour vérifier si ce qu’il a trouvé concorde avec les informations données par la bibliothèque qui a fourni le manuscrit, et réenroule le film pour revenir à l’image de la fiche d’identification préliminaire au manuscrit : nulle trace cependant ici d’un Baldâwî, celle-ci donne le nom d’al Qawsûni comme auteur du texte. Il décide alors de prolonger l’enquête et, après une courte réflexion, se rend vers le poste d’ordinateur à partir duquel il peut accéder au catalogue du centre, et lance une recherche par le titre de l’ouvrage. Il est chanceux, la recherche lui donne un manuscrit avec un titre identique. Il va chercher le manuscrit, et procède à une comparaison du texte. Il vérifie qu’il s’agit bien d’une copie du même ouvrage, attribuée, celle-là, sans doute aucun, à Baldâwî. Mahmûd est satisfait, il peut remplir le champ « auteur » avec le nom complet13 tel qu’il est indiqué dans le Mu’jam al muallifîn, la date et lieu de son décès, dans l’entrée du formulaire réservée à cet effet. Sur ses instructions, je mentionne dans l’espace « commentaires » prévu à la fin du formulaire l’erreur d’attribution de titre par la bibliothèque d’origine et les références (le Idâh al maknûn et la copie du centre) qui ont permis la réauthentification du manuscrit.

Là où Nuha inscrit d’emblée les microfilms qu’elle catalogue dans une chaîne d’autorité exclusive – celle de l’institution qui a fourni le microfilm, chaîne qui se matérialise dans le numéro de série du microfilm ainsi que dans la fiche d’identification –, le catalogage de Mahmûd consiste au contraire à rompre avec cette chaîne pour redéployer à sa place un nouveau réseau de références d’autorité. La démarche de Mahmûd – et plus généralement du Centre de manuscrits de la Bibliotheca – est, dans ce sens, d’extraire le microfilm de la chaîne d’autorité institutionnelle et scientifique existante (et en premier lieu celle établie par la bibliothèque de provenance du microfilm) afin de reconstruire l’identité des codex à partir de la seule autorité scientifique du Centre. Celle-ci se fonde sur l’articulation de l’érudition universitaire des catalogueurs avec l’utilisation des modes de transmission et de compilation propres à la tradition littéraire arabe classique. Les manuscrits sont resitués dans un réseau textuel savant arabe et islamique qui court-circuite, en partie du moins, la tradition savante orientaliste. Le travail de catalogage réorganise, pour paraphraser Bruno Latour (Latour, 1996), la relation entre « centre » (qui devient le Centre de manuscrits, lieu par excellence de convergence et de mise en relation des textes, des savoirs et de la tradition lettrée arabe) et la « périphérie » (la communauté scientifique internationale).

Pour réauthentifier le texte, Mahmûd a procédé à un tissage progressif de liens autour du manuscrit, liens qui arriment le texte à un réseau d’érudition, mais s’ancrent également dans l’environnement matériel du Centre. Ses « prises » (Bessy & Chateauraynaud, 1995) sur le manuscrit se construisent ainsi dans un va-et-vient permanent entre l’image qu’il a sous les yeux – et son déroulement entre le début et la fin de la bobine, retours en arrière, nouvelle scrutation du texte, de son titre, de sa fiche… –, et les appuis matériels qui s’étendent graduellement autour du microfilm au fur et à mesure de son investigation : les dictionnaires bibliographiques qu’il a posés à ses côtés, ceux qu’il va chercher dans les étagères, les manuscrits des collections du centre, voire, dans les cas où l’identification continue à rester incertaine et en dernier recours, la consultation de la traduction arabe de la GAL de Brockelmann, de Google, ou l’appel à des collègues… Les appuis distribués dans l’environnement du centre enserrent progressivement l’objet jusqu’à stabiliser définitivement le manuscrit. Aucun des appuis mobilisés n’est suffisant en lui-même – les auteurs de la fiche, mais, aussi, les auteurs des bibliographies ou d’autres catalogueurs sont tous susceptibles d’erreurs, et c’est uniquement quand le faisceau des différents liens est suffisamment dense – par le jeu d’échos, notamment, entre les dictionnaires d’auteurs et les dictionnaires de titres – que l’identification est assurée… du moins provisoirement. (Figure 2)

Figure 2. De l’art de faire une notice, ou les différents
            modes d’existence d’un manuscrit : ici, la notice détaillée (issue
            du catalogue publié en ligne en 2004 par la National Library of
            Medicine) du manuscrit que Mahmûd a attribué à al Baldâwî
Figure 2. Figure 2. De l’art de faire une notice, ou les différents modes d’existence d’un manuscrit : ici, la notice détaillée (issue du catalogue publié en ligne en 2004 par la National Library of Medicine) du manuscrit que Mahmûd a attribué à al Baldâwî

L’auteur de la notice mentionne l’erreur d’attribution du premier catalogage (celui qui continue à figurer sur la fiche du microfilm), mais établit comme auteur non pas al Baldâwî, mais un certain Musa al Baghdâdî. Il note, avec la même assurance que Mahmûd, qu’ « une comparaison avec d’autres copies confirme cette identification ».

Source : Islamic Medical Manuscripts at the National Library of Medicine , http://www.nlm.nih.gov/hmd/arabic/poetry_3.html#a24 [consulté le 21 septembre 2013]

Le catalogage, cependant, est loin d’être terminé. Mahmûd s’attaque maintenant aux entrées portant sur les caractéristiques matérielles du manuscrit. Mahmûd note l’état général du manuscrit, puis relève toutes les marques particularisant la copie : faisant défiler le texte d’avant en arrière, il me signale ainsi au fur et à mesure de ce qu’il repère ce qu’il va noter : sur la page de titre, des sceaux de propriété. Plus loin, il note que quelques mots sont écrits dans une encre de couleur différente : il s’agit dans ce texte de signaler par ce procédé les en-têtes de chapitre. Manipulant avec dextérité la manette de la visionneuse, il poursuit le défilement rapide des pages, puis s’arrête, revient une page en arrière pour vérifier une marque qui lui a accroché l’œil ; il remarque, satisfait de son acuité : « regarde, ici il y a une sahha ! » : le caractère, minuscule au point qu’il en est presque invisible sur l’image microfilmée, est une marque de vérification, indiquant que le copiste a contrôlé l’exactitude de la teneur du texte qu’il était en train de copier. Il prend également note de la présence de commentaires en marge du texte, des changements d’écriture qui indiquent un nouveau copiste, sans oublier l’état matériel du codex microfilmé, et en particulier les traces d’humidité, qu’il note avec soin, qui assombrissent de taches grisâtres certaines pages sur l’image.

Mahmûd en a maintenant fini : il date et signe le formulaire. Le travail de catalogage n’est toutefois pas complètement finalisé, puisque la bobine de microfilm, accompagnée du formulaire qui la définit désormais, va ensuite être transmise à un de ses collègues. Celui-ci aura pour charge de vérifier, champ par champ, l’ensemble du travail d’authentification et d’identification effectué par Mahmûd. Ce n’est qu’une fois qu’une double vérification complète a été faite que le formulaire est retranscrit sur ordinateur dans le fichier catalogue : pour l’instant, un fichier Word restreint à l’usage interne au centre qui reprend, sous forme de tableau, l’ensemble des champs du formulaire.

À l’instar du centre jordanien, le Centre de manuscrits de la Bibliotheca Alexandrina ne dispose aujourd’hui que de peu de manuscrits originaux, en comparaison notamment avec la richesse des collections détenues par la Bibliothèque nationale du Caire. Il pallie la pauvreté de ses fonds avec un important investissement en moyens techniques et humains : le centre comprend ainsi un laboratoire de restauration manuelle des documents, un laboratoire de chimie, une section de numérisation, une section de gravure de CD-Roms, une section de catalogage, une salle de lecture, et un petit musée attenant. Une dizaine d’historiens travaillent au catalogage de manuscrits, tandis qu’une quinzaine de restaurateurs traitent les aspects matériels des documents, sans compter les nombreux employés qui travaillent dans le laboratoire de chimie, la section de numérisation, et le département de communication et relations publiques.

Grand admirateur des travaux initiés depuis les années 1980 en codicologie des manuscrits arabes14, le directeur du centre a choisi de porter les efforts sur la mise en valeur de la matérialité des manuscrits. Ceux-ci sont perceptibles en premier lieu dans le travail de restauration et de mise en valeur des manuscrits anciens récupérés par le centre, mais aussi dans le travail de catalogage des microfilms : le catalogage des copies microfilmées s’inscrit ici, je l’ai montré ailleurs, dans différentes formes de relances du kitâb, du livre arabe, à travers les prises plurielles (restauration, catalogage, muséification) qui s’exercent sur les multiples formes matérielles du manuscrit (Jungen, 2012). Les choix de catalogage et de description du microfilm manifestent aussi, dans ce cadre, la volonté de s’inscrire dans l’imaginaire de la matérialité du manuscrit original et des derniers développements scientifiques qui s’y rattachent : attention portée à des éléments marginaux du texte, aux variations d’encre, d’écriture, à l’état du manuscrit – bien qu’il soit en réalité difficilement discernable, dans les images en noir et blanc qui figurent sur le microfilm. Le catalogage est ici le biais par lequel le support microfilmique est qualifié et projeté dans la physicalité matérielle du manuscrit absent : le travail de description du manuscrit s’opère comme si le catalogueur avait sous les yeux l’original, et non une reproduction de mauvaise qualité.

Dans ce travail de réinvention intellectuelle et matérielle du codex que Mahmûd opère à travers son catalogage se dessinent en même temps ses efforts à faire apparaître la singularité du manuscrit, tout comme la sienne propre. À l’inverse de Nuha qui, dans son travail de réduction du manuscrit dans le formulaire, discipline les particularités du manuscrit par des descripteurs normatifs minimalistes, dans une recherche d’économie aussi bien de temps que d’efforts, Mahmûd procède à une auscultation méticuleuse du texte, à la recherche de ses aspérités, de ses traits saillants, de détails, aussi infimes soient-ils, qui lui permettent de remplir de la manière la plus complète possible les champs « Description » et « Commentaires » dans lesquels peut s’exprimer son appréciation personnelle. Là où Nuha doit gérer dans un même flux le recatalogage des livres, le catalogage des manuscrits, l’accueil des visiteurs, les relations avec le bureau du directeur, etc., le temps de Mahmûd est, en revanche, entièrement consacré au microfilm ; et c’est peut-être la meurtrissure qu’il a conservée de ses mésaventures archivistiques qui l’incite d’autant plus à s’investir dans ce qu’il considère comme un travail « bien fait ».

Pour Mahmûd, la compétence du catalogueur se manifeste dans son aptitude à faire émerger du microfilm qu’il a devant les yeux une pièce unique, dans sa capacité aussi bien à intégrer son objet dans les champs requis du formulaire que d’en produire une singularité irréductible. C’est en particulier pour lui l’occasion d’imprimer la marque de son savoir-faire. Il choisit par exemple avec soin les termes qu’il va retenir pour la retranscription de l’incipit, car, m’explique-t-il, il faut, pour que la phrase soit la plus significative pour identifier le texte, qu’elle soit particulièrement représentative du sujet dont traite le texte. Il recopie ainsi à partir de l’énoncé du titre et du nom de l’auteur, fait des crochets avec des points de suspension pour indiquer une rupture dans la citation, reprend quelques lignes plus tard : il s’agit ici d’un traité de médecine, et Mahmûd choisit de retranscrire le début d’une description de symptômes.

Un autre lieu de la mise en œuvre de son savoir-faire est l’entrée « description », la plus souple, et la seule qui soit laissée à l’appréciation et au jugement du catalogueur. Les catalogueurs disposent d’un petit guide – c’est Mahmûd d’ailleurs qui l’a rédigé – qui formalise les descripteurs possibles pour remplir cette entrée : qualification de l’état d’un manuscrit (« bon », « exceptionnel », « mauvais »…) ; la liste des particularités qui peuvent caractériser une copie, telles les sama’ât (les certificats d’audition ou de lecture), les ijâzât (licences) ou les sceaux de propriété ; liste détaillée des formes de marginalia, des marques de détérioration matérielle, etc. Mahmûd n’a pas quant à lui besoin de s’y référer ; il est fier de son œil exercé, qui lui permet de repérer des caractéristiques qui ont échappé à d’autres. C’est ainsi qu’il n’hésite pas, quand il procède à la vérification d’un formulaire rempli par un collègue, à raturer à grands traits des descriptions qu’il considère comme incomplètes, pour récrire ensuite au dos du formulaire la description selon lui correcte : celle qui détaille tout ce qui caractérise la copie, du repérage des plus imperceptibles marques de certification portées par le copiste dans les marges aux cachets de propriété les plus effacés : la marque de Mahmûd, qui est aussi pour lui un label qualité, apparaît dans les interstices qui échappent à la rigueur du champ et du formulaire. L’espace prévu pour faire saillir l’individualité de l’objet devient par la même occasion la zone dans laquelle peut s’infiltrer la touche personnelle du catalogueur. (Figure 3)

Figure 3. Le formulaire du centre de manuscrits de la
            Bibliothèque d’Alexandrie
Figure 3. Figure 3. Le formulaire du centre de manuscrits de la Bibliothèque d’Alexandrie

Ce sont les deux avant-dernières colonnes (Description et Commentaires) dans lesquelles les entrées manuscrites de Mahmûd vont parfois déborder du cadre, partir se nicher en bordure, ou carrément être poursuivies au dos du formulaire. Les entrées se présentent comme suit : 1. Numéro du film/Provenance/numéro du manuscrit 2. Domaine 3. Titre 4. Auteur 5. Liste (à cocher) des références utilisées pour l’authentification 5. Type d’écriture/Langue/État du manuscrit 6. Début [du texte] 7. Fin [du texte] 8. Copiste/lieu de la copie 9. Date de copie/ Date de publication 10. Nombre de pages/nombre de lignes 11. Description 12. Commentaires 13. Catalogueur/Date

Source : centre de manuscrits de la Bibliothèque d’Alexandrie

1.4. Mettre en réseau (ou pas)

Pour l’instant, personne n’est en mesure d’apprécier la qualité des notices effectuées par Mahmûd, à l’exception des employés qui ont accès au catalogue interne du centre. Contrairement à la collection de manuscrits anciens, qui ont fait l’objet d’une publication en plusieurs volumes par le directeur du centre, le catalogue des manuscrits microfilmés, s’il a vocation à être rendu public, un jour, est pour l’instant inaccessible au public.

C’est avec fierté, en revanche, que Nuha me montre son nom, qui figure en toutes lettres sur le tout dernier volume publié par le centre, volume qui est venu se glisser dans la pile de catalogues de manuscrits qu’a rassemblés l’institution. Les catalogues gisent en vrac sur la table, dans un relatif désordre qui témoigne avant tout de la quotidienneté de leur maniement : instruments de travail réguliers dans le centre, les catalogues sont constamment ouverts, feuilletés, refermés, rouverts et reposés. Le rythme de manipulation des volumes se combine avec celui des déplacements dans la salle ; la table sur laquelle reposent les catalogues est située au milieu de la salle de lecture, elle fonctionne comme une zone d’aimantation des circulations. C’est le premier emplacement vers lequel se dirigent étudiants et chercheurs extérieurs ; les employés eux-mêmes y font des allers-retours en permanence, soit pour indiquer à des nouveaux venus comment effectuer une recherche, soit pour répondre à des demandes extérieures, soit encore, pour commander une copie microfilmée d’un manuscrit à une autre institution.

La pile de catalogues du centre rassemble les fonds de plusieurs bibliothèques : en sus des volumes du catalogue de la collection des manuscrits microfilmés disponibles sur place, on y trouve les catalogues de divers centres de manuscrits du monde arabe (saoudiens, émiratis et palestiniens en particulier), catalogues également de collections conservées dans des bibliothèques européennes et traduites en arabe, parmi lesquels on peut notamment citer le catalogue des manuscrits arabes conservés à la bibliothèque Chester Beatty à Dublin rassemblant une prestigieuse collection de manuscrits arabes, de copies du Coran en particulier, ou encore le catalogue de la Bibliothèque nationale de France. La pile témoigne des circuits de circulation dans un réseau qui va de l’Irlande à au Golfe en passant par la plupart des pays du Moyen-Orient : les dons, achats, échanges de copies de manuscrits se font sur une base régulière entre les différentes institutions qui s’échangent, s’achètent, se vendent des reproductions microfilmées de manuscrits.

Le catalogue est aussi une manière d’inscrire le centre et ses collections dans le patrimoine collectif, dans les ressources institutionnelles internationales du manuscrit arabe. Modalité de diffusion et publicisation à grande échelle (chaque volume est publié en plusieurs centaines d’exemplaires diffusés à l’ensemble des institutions avec lesquels le centre coopère dans la région), il opère une insertion dans les collectifs qui s’agencent autour de l’objet manuscrit, et ce aussi bien à travers la communauté de langage qui fédère l’ensemble des catalogues que, très concrètement, dans la proximité physique des volumes entre eux sur la table où ils s’entassent. Il est également le lieu à partir duquel se déploient et se concentrent, dans un mouvement à la fois centripète et centrifuge, les opérations d’accumulation de ces centres qui, par un inlassable travail de démarchage, d’achat, de constitution progressive des copies complètes des collections d’autres bibliothèques – en premier lieu des bibliothèques européennes – visent, in fine, à s’y substituer : le catalogue qui vient se marier, dans la pile, aux autres catalogues tout en les redoublant, promet en filigrane une vocation de complétude, d’universalité, d’accumulation et de maîtrise la plus achevée possible sur une bibliothèque mondiale des manuscrits. Celui en quête d’un manuscrit précis peut ainsi, en feuilletant les ouvrages, en passant d’une configuration des notices à une autre, articuler les volumes entre eux, identifier les différentes occurrences d’un texte, se déplacer aisément dans la topographie des catalogues afin de trouver le bon manuscrit au bon endroit.

« Tout est là-bas ! » Nuha, un peu irritée, tance le jeune étudiant qui s’est approché avec gaucherie de la table où sont posés les catalogues. Le garçon, qui attend depuis quelque temps déjà un manuscrit en provenance de la bibliothèque nationale de Damas pour lequel il a déposé une requête de copie microfilmée – « Ça prend du temps ! Des fois ça prend deux mois, des fois ça prend six mois, c’est impossible à savoir ! », vient de rétorquer Nuha à son interrogation sur l’éventuelle arrivée de la précieuse copie –, s’est maintenant enquis du catalogue des collections de la bibliothèque Chester Beatty. Le jeune homme, intimidé, hésite devant la pile de volumes qui reposent sur la table, n’ose pas les prendre dans la main. Ce n’est qu’après que Nuha réitère, sur un ton sans appel, son constat que « tout est là » et qu’il n’a qu’à « regarder » pour trouver ce qu’il cherche qu’il se décide à s’asseoir, à manipuler les volumes et chercher dans le tas éparpillé le catalogue qui l’intéresse.

Nuha est d’autant plus fière de « son » catalogue, celui qu’elle a contribué à publier, qu’elle est tenue à l’écart des inventaires d’archives, l’autre activité principale du centre, et à laquelle se consacrent, pour leur part, les historiens qui travaillent dans l’institution. En marge de la prise savante et experte sur l’histoire, Nuha réaffirme sa compétence et sa marge de manœuvre par d’autres biais. Ainsi, si la vocation affichée du catalogue est d’être un opérateur facilitant la navigation dans la cartographie des collections de manuscrits, d’ergonomiser autant que possible l’accès au texte, Nuha se donne, quant à elle, la liberté d’accompagner ou de faire obstacle à cette ambition. Du « Tout est là ! » à la prise en charge à son compte de la recherche pour les visiteurs, sa disposition à s’insérer dans le dispositif d’accès au manuscrit, à aplanir, ou non, le parcours, peut varier. Elle donnera plus facilement accès aux microfilms à ceux qui manipulent les catalogues avec maîtrise et savoir-faire.

Nuha a acquis une réelle familiarité avec les textes et outils qu’elle manipule au jour le jour. C’est avec autorité qu’elle dirige les visiteurs vers le catalogue où ils sont le plus susceptibles de trouver le manuscrit qu’ils recherchent, qu’elle envoie promener avec agacement ceux qui sont incapables de manier correctement les volumes. Avec d’autres, elle montrera sa maîtrise des collections du centre et de ses catalogues : ainsi avec un conservateur venu du Koweït, à la recherche de manuscrits pour compléter ses propres collections, auprès de qui elle s’enquiert des fonds dont il dispose déjà. L’homme répond qu’il a les collections de la bibliothèque de Chester Beatty – « Mais ça, j’ai ! » le coupe-t-elle immédiatement – ainsi que de la « bibliothèque de Paris [la BNF]. » – « La bibliothèque nationale de Paris ? Nous avons plein de manuscrits de là-bas ! » – « Les cinq mille ? » Nuha concède : « Non, je ne sais pas, mais nous en avons beaucoup, plus de mille, deux mille… Regarde le catalogue ! » Elle lui sort le catalogue du centre des volumes amoncelés sur la table auprès de laquelle ils se tiennent, lui montre comment il est organisé pour qu’il puisse y effectuer ses recherches. Quant à d’autres, tel le jeune étudiant, de ceux qui n’osent s’approcher des volumes, préférant demander directement l’information sur le manuscrit qu’ils recherchent, ceux-ci vont faire l’objet d’un interrogatoire en règle après qu’elle a consulté elle-même le catalogue : « Oui, on a le manuscrit. Tu es de quelle université ? Pourquoi tu veux consulter le manuscrit ? » Il y a des chances qu’elle finisse par annoncer au garçon : « De toute manière, il y a déjà quelqu’un qui est sur la machine. Reviens un autre jour… »

« Revenir un autre jour » est le lot de nombre de ceux qui souhaitent consulter les manuscrits du centre : la visionneuse est occupée, ou bien ils n’ont pas la bonne autorisation, ou encore, pas le niveau d’études suffisant… En érigeant de petits obstacles sur le parcours menant au texte, Nuha, et plus largement le centre, résistent à la promesse d’accessibilité que suggère le catalogue, réaffirment en marge de l’idéal du catalogue d’une mise en lien commode et sans effort du manuscrit et du chercheur, leur propre rôle d’opérateurs incontournables de l’accès au texte.

1.5. Conclusion

De l’ambition encyclopédique à la collecte patrimoniale, les programmes de cartographie totale et complète des manuscrits existants, les entreprises de bibliothèques numériques partagées susceptibles de dépasser les frontières institutionnelles, le rêve, aussi, de faire entrer les manuscrits dans le langage des formats et encodages standards et partagés qui permettraient, à l’aide de base de données, de localiser un manuscrit ou ses copies aussi facilement que l’on trouve aujourd’hui un livre imprimé, se suivent et se poursuivent15. Dans le même temps, en parallèle à ces multiples projets, Nuha, Mahmûd et d’autres continuent de produire au sein de leurs institutions respectives des catalogues, des modes d’accès aux manuscrits irréductibles les uns aux autres. Au gré de la reproduction des manuscrits, des recatalogages auxquels celle-ci donne lieu, la topographie des manuscrits se redéploie, se démultiplie, en même temps qu’elle se parcellise et se décompose entre bibliothèques et catalogues.

Ce n’est pas un hasard si le catalogage des manuscrits microfilmés fait, dans les deux centres, l’objet d’un travail « à la chaîne », contrairement à d’autres activités placées directement sous la responsabilité d’un universitaire (l’inventaire et l’indexation de fonds d’archives à Amman, le catalogage de manuscrits originaux à Alexandrie). De fait, le microfilm est ici un objet moins hybride que fondamentalement indécis : s’agit-il d’un codex ou d’un simple support de texte ? D’un manuscrit ou d’un livre ? D’une copie ou d’une entité propre ? Quelle valeur, au fond, lui donner ? C’est dans cette indétermination que se puise peut-être la capacité du manuscrit microfilmé à se transformer au gré de ses catalogages, de ses dé-encodages et ré-encodages. Produire un catalogue est énoncer sa position – celle aussi bien du catalogueur que de l’institution pour laquelle il travaille – dans un univers à la fois savant et institutionnel. Mais c’est aussi, dans le même temps, doter les manuscrits de parcours de vie alternatifs. Lors de ces catalogages in situ, des tissages auxquels ils donnent lieu, les manuscrits peuvent changer de nom, de numéro, de statut, d’identité, d’appuis, acquérir ou perdre des attributs.

À l’ère de la standardisation des modalités de navigation dans l’univers du savoir, le catalogage du manuscrit non seulement manifeste la propension de ce dernier à échapper à l’injonction de standardisation, d’uniformisation, et, last but not least, d’anonymisation dans un univers érudit où la notion d’auteur est centrale. Il constitue également le lieu où recréer les modes d’existence multiples du kitâb, du livre arabe, comme copie aussi mobile que labile. Laissons à Ahmad, le conservateur du Centre de documents et manuscrits en Jordanie, le mot de la fin : « Le manuscrit, tu vois, c’est comme un livre imprimé : il y a un contenu, un début, une fin… Mais en même temps, c’est différent, par exemple un jour une nouvelle copie qu’on ne connaissait pas et qui est différente des autres peut apparaître… le manuscrit, il est toujours ouvert, il ne se clôt jamais. »

Notes
1.

Les prénoms ont été modifiés.

2.

On s’inspire ici bien sûr de la notion d’ « objet-frontière » élaborée par Susan Leigh Star comme interface d’agencement et de coopération entre différentes communautés de pratiques (Star & Greisemer, 1989 ; Bowker & Star, 1996). Pour un bilan de la notion et du courant de réflexion qu’elle a suscité, on renvoie ici aux deux dossiers de la Revue d’anthropologie des connaissances qui lui ont été consacrés (Trompette & Vinck, 2009, 2010).

3.

Qui comprend donc aussi bien l’âdâb, la production littéraire au sens large (qu’on peut rendre par le terme français de « belles-lettres »), que le ‘ilm, la connaissance qui relève des sciences, et en particulier des sciences religieuses.

4.

Il existe des collections importantes de manuscrits dans les pays arabes – la collection du Dâr al Kutub, la Bibliothèque nationale du Caire, possède par exemple la plus grande collection au monde de manuscrits arabes. C’est toutefois aujourd’hui dans les bibliothèques européennes et américaines qu’est également conservée une part non négligeable de manuscrits arabes, des suites d’une politique soutenue de collecte et d’acquisition qui remonte au XVIIIe siècle : citons parmi celles-ci la Staatsbibliothek à Berlin (plusieurs dizaines de milliers de manuscrits orientaux), ou encore la Bibliothèque nationale de France ou la Bibliothèque Chester Beatty en Irlande. Ces bibliothèques, grâce à une politique de longue date de diffusion de leurs collections – publication de catalogues, microfilmage des manuscrits – sont de ce fait devenues des points nodaux dans le réseau d’échange, d’achat et de vente de microfilms.

5.

Cet article résulte de séjours menés respectivement au Centre de documents et manuscrits de l’Université de Jordanie à Amman (2006) et au Centre de manuscrits de la Bibliotheca Alexandrina à Alexandrie, Égypte (2008).

6.

Ibn Nadim, al Fihrist, cité par Touati (Touati, 2003, p. 309).

7.

En France par exemple, la politique d’achat de manuscrits arabes systématisée sous Colbert s’accompagne de la floraison de dictionnaires et grammaires, suivie de près par la production d’inventaires et de catalogues. Le premier catalogue imprimé de la Bibliothèque du roi, première collection en France de ce qui est alors appelé « manuscrits orientaux », est publié en 1739 (Berthier, 2002).

8.

Ou « orientale », ou « islamique », selon les différentes dénominations qui apparaissent et disparaissent au fur et à mesure des catalogues et des recensions.

9.

Le fondateur du centre jordanien, ‘Adnan al-Bakhit, historien ottomaniste, est ainsi membre de la fondation Âl al-Bayt, et a également été président de la fondation al-Furqân ; le fondateur du centre d’Alexandrie, Youssef Ziedan, spécialiste du soufisme et de philosophie islamique, a collaboré aussi bien avec la fondation al-Furqân qu’avec l’Institut des manuscrits arabes du Caire.

10.

Une histoire des pratiques de catalogage des manuscrits arabes resterait à faire, et il est difficile de savoir comment ces mentions ont été formalisées comme critères formels de description des livres. Elles sont probablement anciennes : Houari Touati évoque ainsi à propos du Fihrist des livres d’al-Murtadâ, un théologien du XIe siècle de Bagdad, la description détaillée pour chaque ouvrage du sujet du livre, de la structure du texte et de l’état matériel du codex, une attention à la forme du texte et du codex que l’on retrouve également dans le catalogue, établi en 1294, de la bibliothèque de Grande Mosquée de Kairouan (Touati, 2003).

11.

Voir par exemple les recommandations d’Adam Gacek pour produire une notice (Gacek, 1983), réitérées près de vingt ans plus tard par François Déroche (Déroche, 2000).

12.

Bi ism Allah al rahmân al rahîm…, « Au nom de Dieu le miséricordieux… », formule introductive par laquelle débute habituellement le texte.

13.

Le nom est généralement le prénom suivi du nom du père. Le nom d’usage, ou d’adresse peut toutefois différer, d’où la difficulté d’identifier un texte à partir de son auteur : le nom indiqué peut référer à son origine (al Baghdâdî pour un homme originaire de Bagdad) ou à tout autre caractéristique propre à l’auteur en question. Le nom complet (le plus à même d’identifier de manière indiscutable un auteur) donne le nom d’usage, le prénom, le nom du père, du grand-père et parfois de l’arrière-grand-père (bin, « fils de »…), ainsi que, parfois, le prénom du fils aîné (« père de », abû…).

14.

Et en particulier de ceux de François Déroche, un des principaux promoteurs de la codicologie et de l’histoire du livre en écriture arabe (Déroche, 1989, 2000 ; Déroche & Richard, 1997 ; voir également Humbert, 2002).

15.

En dehors du projet déjà mentionné de la fondation al Furqân, il existe de nombreux projets aussi bien de rassemblement numérique de collections dispersées que de standardisation des normes de catalogage. Citons à titre d’exemple le projet Manumed, lancé en 1998 en partenariat avec l’UNESCO, et qui propose une bibliothèque virtuelle de manuscrits numérisés de l’ensemble du pourtour méditerranéen, projet auquel participe d’ailleurs la Bibliotheca Alexandrina (www.manumed.org). Autre projet, strictement européen et universitaire plus que patrimonial, inscrit dans les réseaux académiques de recherche sur les manuscrits, celui du COMSt (Comparative Oriental Manuscript Studies) soutenu par la European Science Foundation, et qui a mis en place depuis 2009 plusieurs équipes de recherche dédiées aussi bien à la philologie, codicologie, la préservation, que le catalogage et l’unification des normes (http://www1.uni-hamburg.de/COMST/index.html).