Abstract
Narratives and Classifications of Supernatural Beings Among the Suruí of Rondônia (Southern Amazonia)
This article is based on the study of three kinds of supernatural beings that, according to the Suruí of Rondônia, people may encounter. The author argues that the morphological and ethological properties of these beings correlate with the kind of discourse that refers to each of them. Consequently, the taxonomy of spirits is based neither on their morphology, nor on their context of appearance, nor on their pathogenic effects, but on the contextual issues of the discourses in which people evoke them.
1.
acteurs de savoirstatutchaman matérialité des savoirssupport construction des savoirstraditionmythologie pratiques savantespratique rituelle typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnologie typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismeL’analyse des cosmologies d’Amazonie indigène, qui s’est considérablement enrichie, approfondie et affinée depuis une vingtaine d’années, a souvent abordé ces objets comme des systèmes conceptuels. Or, dans le même temps, l’approche linguistique et plus particulièrement pragmatique a permis de renouveler l’étude d’un certain nombre de pratiques et de notions considérées comme des supports ou des expressions de ces cosmologies, par exemple le chamanisme ou la mythologie, dans la mesure où celles-ci consistent avant tout en discours de divers types. Dans la description de ces cosmologies, afin de rassembler une collection d’entités bizarres et hétéroclites, la plupart des ethnographes amazonistes ont eu recours, parfois à la suite de leurs informateurs, souvent par fidélité à une tradition bien établie, à une catégorie dont la nécessité est devenue aussi évidente que la définition est floue : celle d’« esprits ». On peut distinguer deux grandes tendances dans les analyses qui ont été proposées de cette catégorie manifestement incertaine et équivoque. La première consiste à utiliser l’exploration de la notion d’esprit comme catégorie ontologique, servant d’instrument à la description d’une cosmologie sous-jacente, et ce souvent au prix d’une réduction de la diversité, au sein d’une même tradition, des concepts qui ont été regroupés sous cette catégorie (par exemple, Viveiros de Castro 2007). Si brillantes ces analyses en termes cosmologiques puissent-elles être (en tant que généralisations à l’échelle d’une aire culturelle), cette réduction implique que le statut épistémologique des concepts indigènes mobilisés soit tenu pour négligeable, ce qui est gênant. La seconde voie entend, au contraire, tenir compte de la multiplicité des attitudes épistémiques que différents locuteurs (adultes ou enfants, hommes ou femmes, chamanes ou non) peuvent entretenir par rapport à ces concepts, notamment en fonction du contexte pragmatique (vie quotidienne, récit mythologique, rituel chamanique, etc.), pour mettre en lumière la variabilité du contenu sémantique implicite dans chacun de ces concepts (par exemple : Taylor 1993 ; Déléage 2007, 2009), entreprise qui se fait au risque d’accroître encore l’hétérogénéité interne à la catégorie « esprit ».
typologie des savoirsobjets d’étudeindividu acteurs de savoircorpssantéCette dernière approche est néanmoins celle que nous suivrons ici. Non pas cependant pour montrer qu’une même notion indigène peut recevoir des sens différents en fonction des contextes, mais pour montrer que les contextes dans lesquels sont racontés des événements déterminent le type d’entité auquel les faits seront imputés. L’idée est de mettre en évidence un lien systématique entre les attitudes épistémiques vis-à-vis des diverses classes d’esprit (existence tenue pour factuelle, existence inférée, etc.), leurs propriétés taxinomiques (terme d’espèce, nom propre, position relative) et la richesse cognitive des inférences qui sont opérées à leur sujet (description précise ou non, stable ou instable, etc.), de telle sorte que ces multiples catégories d’entités n’apparaissent pas comme une profusion hétéroclite, exubérante et sans autre limite que l’imagination des locuteurs, mais comme une taxinomie bien construite, quoique selon un point de vue différent de celui qui ordonne les autres objets. En effet, les esprits avant d’être des êtres sont des événements qui doivent faire l’objet d’un discours ; et, dans le cas présent, ces événements relèvent tous d’un même genre : un malheur affectant un individu – déficience, accident ou maladie. C’est dans les diverses situations d’énonciation d’un discours au sujet de ce malheur que la distinction et la classification des « esprits » prennent leur source.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesdémographie acteurs de savoirprofessionagriculteur acteurs de savoirprofessionchasseur construction des savoirstraditionreligionchristianismeprotestantisme construction des savoirslangage et savoirslangue vivante typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnographie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnologieNous fonderons cette approche sur l’ethnographie d’une population d’Amazonie brésilienne, les Suruí du Rondônia, dont la langue appartient à la famille tupi-mondé1 et chez qui nous avons mené une enquête ethnolinguistique au sujet de divers genres de discours plus ou moins ritualisés, dont certains (mythes, chants chamaniques) sont des vecteurs importants des représentations cosmologiques. Les théories cosmologiques, implicites ou explicites, des Suruí présentent un grand nombre de traits classiques en Amazonie : outre les êtres ordinaires (humains, animaux, végétaux), il existe des êtres invisibles avec qui seuls certains humains – les chamanes en particulier –, dans certaines conditions – sommeil, rituel, maladie, etc. – peuvent interagir, et ces êtres invisibles peuvent entretenir différents types de relation (protection, prédation, etc.) avec les êtres ordinaires. Les Suruí distinguent ainsi une douzaine d’espèces d’entités non ordinaires, dont le statut ontologique peut être très variable : certaines restent à jamais impossibles à observer, d’autres font l’objet de rencontres fréquentes ; certaines seraient des émanations d’humains, d’autres semblent constituer des espèces animales presque ordinaires. Il n’existe aucun terme générique permettant de regrouper ces diverses espèces sous une catégorie englobante comme celle d’« esprit », sinon par le recours à des termes indéfinis – le plus souvent le substantif so, « quelque chose de non humain » (par opposition à palo, « quelqu’un de semblable à nous »), seul le caractère manifestement intentionnel de l’indétermination laissant inférer qu’il ne s’agit pas d’un simple animal. Parmi ces diverses espèces, nous ne traiterons ici que des nombreuses entités qui relèvent d’une expérience et d’un savoir potentiellement communs à tous les individus, par opposition aux esprits chamaniques, qui ne peuvent être rencontrés que par une faible part de la population masculine, les chamanes, élus de ces esprits qui se manifestent alors selon des modalités très spécifiques (chants inspirés à contenu fixe). Nous essaierons de montrer que les esprits suruí s’organisent autour de trois grands genres (explicites ou non) d’entités : « protecteurs », « monstres » et « embusqués ».
1.1. Les protecteurs invisibles des animaux
acteurs de savoircorpssanté acteurs de savoirprofessionchasseurLes Suruí reconnaissent l’existence d’une classe d’entités qui semblent présenter tous les critères de la spiritualité ou du moins du caractère non ordinaire : il s’agit des -mağom, des êtres évanescents, invisibles, inaudibles, et capables d’action à distance. Ce terme, étymologiquement lié à la notion de maladie (-mağoma), désigne principalement des entités qui exercent des représailles sur les chasseurs qui ont transgressé certaines prohibitions, en particulier celles de la couvade, vengeance dont les victimes sont le plus souvent les enfants du chasseur imprudent. Ces prohibitions portent sur la consommation de certains gibiers lorsqu’on a un enfant en bas âge et, plus grave encore, sur le fait de tuer ces animaux, ou simplement de les agresser. Les représailles consistent en maladies diverses, tant somatiques que psychiques, certaines provisoires, d’autres chroniques, tantôt bénignes, tantôt mortelles. Tout -mağom est nécessairement relatif à une espèce naturelle donnée, il n’existe pas de « mağom absolu », mais seulement un mẽbemağom, « protecteur des pécaris », un arimemağom, « protecteur des atèles », etc. Ces diverses entités ne forment pas une classe positivement définie par des propriétés ontologiques communes ; elles ne sont réunies sous une même désignation qu’en raison de la similitude de leur mode d’action sur les humains et des effets qu’elles produisent chez ces derniers.
pratiques savantespratique rituelleLes protecteurs du gibier s’apparentent, du point de vue de leur « fonction cosmologique » à la figure bien connue en Amazonie du « Maître des animaux » (Reichel-Dolmatoff 1973 ; Descola 1986 ; Chaumeil 2000 [1983]). Néanmoins, du point de vue de leur importance dans les discours et les pratiques, le contraste est frappant : alors que le « Maître des animaux » apparaît parfois comme un personnage central et proéminent dans les interactions rituelles concernant la chasse et/ou dans les discours réflexifs sur la cosmologie, les protecteurs suruí sont d’une grande discrétion. Ce furent les entités qu’il me fut le plus difficile à découvrir lors de mon terrain, tellement on élude cette notion tant qu’on n’est pas contraint de justifier les règles de la couvade autrement que comme des vérités d’expérience2.
Ces protecteurs menaçants sont en effet inconnus de tous. Ils n’ont aucune morphologie spécifique, car nul n’a jamais pu les voir ou les entendre, pas même les chamanes, bien que ces spécialistes de l’inter-action avec d’autres types d’esprits invisibles à la majeure partie de la population soient, entre autres, chargés de guérir les maladies que les -mağom causent. On ne sait pas non plus où ces protecteurs du gibier résident, certains se risquant tout au plus à conjecturer, sans grande imagination, qu’ils vivent « loin, dans la forêt ». La seule analogie stable et consistante qu’on puisse fournir de leur mode d’action est celle de l’émanation d’une odeur, lors de la mise à mort ou de la cuisson d’un gibier : leur pouvoir agit dans un temps et un espace (généalogique) limités, autour de cet événement, en se diffusant de manière invisible, avant de s’évanouir.
acteurs de savoiracteur non humain acteurs de savoircorpssanté acteurs de savoirprofessionchasseurL’existence même de ces esprits n’est inférée que des effets qu’ils produisent. D’une espèce dont on n’a jamais constaté que sa chasse et sa consommation aient provoqué de maladie dans l’entourage du chasseur, on dira que son protecteur est faible (pakobõm : « sans puissance »), s’il s’agit d’une espèce de taille respectable et d’importance alimentaire considérable – c’est par exemple ce qu’on dit des protecteurs des diverses espèces de tinamous, gros volatiles dont la viande est très appréciée. En revanche, s’il s’agit d’une espèce de petite taille, sans valeur d’usage et qu’on est fréquemment contraint de tuer ou d’importuner – rats, insectes, etc. –, on n’hésitera pas à affirmer qu’elle ne possède pas de protecteur (iomner : « il n’y en a pas du tout »). Enfin, même lorsqu’il s’agit des protecteurs les mieux reconnus, ceux dont on essaie constamment de se garder, leur existence peut être décrite comme un phénomène purement relationnel et conjoncturel, comme dans ces explications fournies par un informateur suruí : « Quand l’enfant est petit, il y a un protecteur du pécari [qui agit] contre lui. Quand l’enfant grandit, il n’y a plus de protecteur du pécari ».
Quelques indices confirment néanmoins que le protecteur de chaque gibier est bien conçu sur le modèle d’une entité (i. e. un organisme individué, doté d’une morphologie précise et d’une intentionnalité), et non pas d’une simple substance ou d’une pure relation. Ainsi, à partir du syndrome attribué au protecteur d’une espèce, on infère parfois un mode d’action assez précis : celui des atèles provoque toux et étouffements chez ses victimes parce qu’il leur « tranche la gorge » d’un coup de dent ; celui des jaguars afflige ses victimes de spasmes parce qu’il les « effraie ». De telles inférences seraient peu pertinentes si les protecteurs étaient conçus comme de simples êtres abstraits ou inorganiques. En outre, les informateurs récusent l’hypothèse qu’il existerait plusieurs protecteurs pour une même espèce (qui chacun naîtrait puis disparaîtrait lors de chaque événement), ou bien un protecteur par individu susceptible d’être tué et mangé3. On s’accorde généralement sur les hypothèses suivantes : il n’y a qu’un seul protecteur pour chaque espèce ; celui-ci tente constamment d’exercer ses méfaits sur les chasseurs et leurs familles ; mais il n’y réussit effectivement que lorsqu’il y a parmi eux des êtres suffisamment fragiles pour subir ses représailles – les jeunes enfants.
acteurs de savoirprofessionchasseurQuel que soit le mode d’action du protecteur sur la victime, celle-ci n’expérimente jamais aucune relation directe, en face à face avec son agresseur. Elle n’a pas conscience du traitement qui lui est infligé, elle n’en ressent qu’après coup les effets. Le protecteur n’apparaît jamais à la victime d’une manière qui puisse faire l’objet d’un quelconque récit – un récit de rêve, par exemple – et nul présage ne lui laisse supposer qu’un malheur va l’affecter – cas rare chez les Suruí, où presque tous les événements dramatiques sont annoncés par divers augures, y compris certaines agressions surnaturelles, celles des « embusqués » notamment. En outre, la victime n’est pas partie prenante dans l’interaction qui a déclenché la vengeance du protecteur : celle-ci ne s’exerce pas sur le chasseur ou le consommateur ayant enfreint la prohibition, mais sur un membre de sa famille : un enfant, ou très rarement un jeune cadet, voire une épouse. De ce fait, la cible objective de l’action des protecteurs n’est pas tant un individu qu’une famille, ou plutôt une lignée agnatique. Ce que proclame la théorie des protecteurs, c’est donc l’impossibilité, pour un homme adulte, de se comporter comme un chasseur autonome, isolé et seul comptable de ces actes. Enfin, les victimes des protecteurs sont typiquement des enfants en bas âge, qui souvent ne parlent pas, ou du moins ne connaissent rien aux interactions dont elles sont les otages, puisque ces victimes ne participent pas aux activités cynégétiques4.
Le « protecteur » apparaît donc comme une notion abstraite, une catégorie sur-ordonnée, et non pas comme un taxon descriptif de certaines entités rencontrées ou de certaines interactions vécues par ceux qui l’emploient. Cette notion ne sert qu’à unifier une série d’inférences. En effet, les interdits cynégétiques et alimentaires de la couvade se présentent comme une somme de savoirs empiriques, fondés sur des principes de prudence et constamment susceptibles d’être discutés à partir de cas nouveaux et contradictoires. Sauf dans quelques cas d’espèces unanimement considérées comme très dangereuses, il y a toujours des individus pour douter ouvertement du bien-fondé ou de la rigueur de l’interdit. Ces règles ne sont ensuite généralement mentionnées qu’en établissant un lien direct entre l’espèce animale, citée par son seul nom, et le symptôme caractéristique de l’infraction : « l’agami fait maigrir les enfants », sans que la notion de « protecteur » n’apparaisse. Celle-ci n’est mobilisée que lorsqu’une discussion de portée générale s’engage sur la diversité des interdits de la couvade ou sur des hypothèses à propos du fonctionnement des dangers menaçant les transgresseurs. De telles discussions constituent à tout point de vue des discours théoriques : elles procèdent par abstraction à partir d’un certain nombre de cas, elles tentent de formuler des principes généraux s’appliquant dans plusieurs champs – différentes espèces chassées et consommées, différentes affections – et elles ne surgissent qu’à distance temporelle et spatiale des cas de manifestations effectives de leur objet. Ce n’est jamais au chevet d’un malade qu’on évoque le protecteur d’une espèce donnée pour savoir s’il est en jeu dans la pathologie qui l’afflige, c’est plutôt lors de discussions le soir autour du feu, au sujet de cas concernant des gens qui ne sont pas présents à ce moment-là, qu’on peut réfléchir à ces questions.
1.2. Les monstres de la forêt
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelUn ensemble bigarré d’autres entités non ordinaires présente un contraste saisissant avec ces insaisissables protecteurs spirituels du gibier. Ce contraste s’exprime d’abord par l’absence de symétrie au niveau taxinomique : il n’existe tout simplement aucune catégorie indigène rassemblant ces êtres que nous nommerons « monstres ». Les Suruí s’attachent au contraire à distinguer les lakapoy, peyxo, woywoya, et les manifestations (-ixo) des spectres des morts suruí, zoomorphes ou humanoïdes, comme autant de catégories définies chacune par une morphologie et une éthologie bien précises. Néanmoins, dans cette diversité et cette distinction mêmes, un certain nombre de caractères communs ne peuvent manquer d’être remarqués, par l’ethnologue du moins.
construction des savoirslangage et savoirsgenremythe construction des savoirslangage et savoirsgenreanecdote construction des savoirstraditionmythologieContrairement à la notion éminemment abstraite de -mağom, ces noms d’entités peuvent aisément être compris ou maniés par tous les locuteurs, hommes ou femmes, adultes ou enfants. Certains apparaissent très fréquemment dans des récits mythologiques ou anecdotiques, voire constituent des personnages centraux dans ces récits ; toute question à leur sujet recevra des réponses assez précises et stables. Tous les Suruí n’ont certes pas personnellement fait l’expérience d’une rencontre avec ces êtres – mais cela est aussi vrai pour un certain nombre d’espèces animales ordinaires, qu’on ne voit que très rarement et qu’on déclare pourtant « connaître ». La connaissance de ces entités (des figures peu originales en Amazonie) est supposée faire partie du savoir commun, lié à toute expérience de la vie en milieu rural. Ainsi les Suruí présument aujourd’hui que les colons blancs connaissent aussi bien qu’eux ces diverses entités (à l’exception des spectres) et tentent d’y assimiler diverses figures du folklore brésilien : le lakapoy serait le pai do mato (un humanoïde velu et grotesque), le peyxo serait le saci (un nain noir unijambiste), les woywoya seraient la figure diabolique du « loup » des discours évangéliques.
acteurs de savoirprofessionchasseur acteurs de savoirstatutchaman acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelLe terme lakapoy désigne plutôt une entité unique, ou plutôt un être dont, s’il en existe sans doute plusieurs formant une espèce, on ne rencontre toujours qu’un spécimen solitaire5. Cette entité est décrite de manière précise et stable. Humanoïde de haute stature, de physionomie indienne, doté d’une épaisse chevelure, communiquant par sifflements – comme tout chasseur en forêt –, ses ornements et outils sont inversés en animaux parasites ou inefficients : il porte des serpents en guise de colliers, un scorpion en guise d’étui pénien et frappe les troncs des arbres, non pas avec une hache, mais avec une tortue. Les peyxo, moins richement décrits, sont des humanoïdes de taille modeste, voire naine, velus et de carnation noirâtre, « sales », aux yeux, selon certains, luisants et fixes ; on en connaît surtout le cri caractéristique, entre pleurs et sifflements : « meypimilĩ ! meypimilĩ ! »6. Il s’agit incontestablement d’une espèce rassemblant plusieurs individus, dont on parle couramment au pluriel (peyxoey). Rarement évoqués, les woywoya, terme idéophone de leur cri, aussi nommés awurupoyey, « grands chiens », sont des canidés féroces, au regard rouge et paralysant, cannibales ne se repaissant que des cœurs de leurs victimes. Quant aux spectres des morts, ils peuvent être rencontrés sous forme de prédateurs potentiellement homicides (jaguars et surtout serpents) de taille exceptionnelle, lorsqu’il s’agit de morts récents, ou de termitières (wasapoga), résidus des défunts anciens n’ayant pu accéder au paradis céleste des morts glorieux, termitières d’où peuvent sortir, la nuit, des séducteurs d’apparence humaine, du sexe opposé à celui de leur victime.
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel acteurs de savoircommunauté acteurs de savoirsexe et genreDu point de vue taxinomique, toutes ces classes, désignées par des substantifs inanalysables, sont donc autant de noms d’espèces ; du point de vue ontologique, ces êtres apparaissent similaires aux espèces naturelles, tout aussi « ordinaires » que les animaux, n’était-ce leur extrême dangerosité. Tout comme chez les animaux ordinaires, on suppose qu’il y existe des individus des deux sexes. Ces entités sont censées mener une existence qui passe par la plupart des stades d’un cycle biologique ordinaire. Certaines sont « enfants », d’autres adultes, elles peuvent entretenir des relations sexuelles (avec des humains notamment) et enfin être tuées : un informateur avait ainsi tué à coups de fusil un « petit de peyxo » (peyxopug) – ce trait est moins clair chez le lakapoy, qui n’a jamais été tué par quiconque, ni rencontré sous forme infantile. Lakapoy et peyxo sont en outre supposés mener des existences sociales plus ou moins comparables à celles des humains : ils disposent d’une langue pour communiquer entre eux et peuvent enlever des humains pour les intégrer à leur collectif – en revanche, cette vie sociale n’est, pour les spectres des morts qui tentent de séduire ou de tuer les humains, qu’un horizon espéré à défaut d’être jamais réalisé7. Enfin, comme pour beaucoup d’espèces naturelles, la distribution spatiale de ces monstres est irrégulière : il existe certains lieux de la forêt que telle ou telle de ces entités est réputée fréquenter plus particulièrement – ces lieux ne sont déterminés qu’en fonction des rencontres dont on a conservé le souvenir.
acteurs de savoirprofessionchasseur acteurs de savoiracteur non humainanimalanimal sauvageCe sont les conditions de possibilité de leur rencontre et du récit de celle-ci qui déterminent en réalité le caractère non ordinaire de ces diverses entités – que les Suruí reconnaissent en affirmant que « ce ne sont pas des animaux (sobag) »8. Leur rencontre est en théorie fatale, s’il s’agit d’une rencontre pleine et entière, en face à face. Le lakapoy massacrerait ou enlèverait les chasseurs qu’il surprend. Les peyxo foudroieraient du regard les gens qui auraient l’imprudence de répondre à leurs cris, ou bien tueraient instantanément leur victime par un simple contact tactile. La séduction par un spectre wasapoga entraînerait la mort très rapide, en quelques heures, voire avant même la fin de la nuit, de celui ou celle qui se serait abandonné à leur séduction sexuelle. Quant aux woywoya, si on n’en connaît pas vraiment de victime, leur rencontre étant très rare, seul un excellent tireur peut réchapper de leur attaque.
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelDe ce fait, toute rencontre donnant lieu à un compte rendu, supposant donc la survie de l’humain impliqué, ne peut être qu’une rencontre incomplète, à sens unique et furtive : il faut que l’humain observe le monstre sans être vu ni entendu de lui en retour. Le lakapoy n’a jamais été vu de face, il n’a jamais été qu’entraperçu dans la demi-obscurité du crépuscule depuis une cachette improvisée à la hâte dans la forêt. Il est assez rare de voir un peyxo : on ne détecte en général sa présence que par son cri. Quant aux spectres des morts, sous forme animale, leur identification entraîne aussitôt la fuite, et sous forme humaine, seul le refus de l’invitation sexuelle peut permettre la survie.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesethnoscienceethnozoologie pratiques savantespratique discursiverécitOr, une autre caractéristique des interactions avec ces monstres détermine fortement les propriétés des récits qui en sont faits : ces rencontres ne peuvent concerner qu’un humain solitaire – ou, à la limite, un très petit groupe, ne dépassant pas trois ou quatre personnes, dans le seul cas des spectres zoomorphes. Tantôt la solitude n’est qu’une question de fait : il n’est jamais arrivé qu’un woywoya soit rencontré à plusieurs ; les spectres zoomorphes ne sont jamais rencontrés que par une famille nucléaire, ou un groupe de germains réels – donc toujours avec un narrateur nettement plus légitime que les autres, l’aîné des hommes. Tantôt, c’est une nécessité : les spectres humanoïdes ne sont rencontrés que « durant le sommeil » – un état qui n’est pas le « rêve » proprement dit, mais empêche toute interaction avec un autre individu matériellement présent –, si l’on se risque à dormir seul à proximité d’une termitière. Tantôt encore la solitude est à la fois le produit et la condition objective de l’interaction, comme dans le cas du lakapoy. Questionnés, les hommes suruí ayant déjà vécu la rencontre de ce monstre considèrent qu’il est possible que cette entité attaque un groupe d’humains en forêt, mais ajoutent aussitôt que ce fait ne s’est, à leur connaissance, jamais produit. Le premier symptôme de la présence du lakapoy est, en effet, une désorientation progressive de la victime, qui, cherchant à retourner au village, s’aperçoit qu’elle ne retrouve plus sa piste, ou plutôt qu’elle est enfermée dans un cercle qui la ramène constamment au même endroit, en dépit de tous ses efforts pour prendre des repères dans la végétation ou le relief : il est évidemment peu probable de se perdre en forêt à plusieurs. Cette perte de repères est expliquée par les pouvoirs exceptionnels du lakapoy, qui est capable de bouleverser toute la topographie. Il n’existe qu’un seul espoir de réchapper à la désorientation et à l’enfermement : il faut que quelqu’un vienne chercher la victime. Celle-ci n’est donc pas seulement prise dans un piège topographique : c’est avant tout d’isolement social et communicationnel qu’elle souffre9. Tantôt, enfin la solitude est construite par l’éthologie même qui est attribuée à l’esprit. Les peyxo n’ont jamais été observés visuellement que par des chasseurs isolés en forêt, ou par des individus étant sortis seuls de la maison, de nuit, pour uriner. Certes, il arrive que plusieurs personnes, des femmes surtout, entendent simultanément leurs cris au village, la nuit. Cependant, dans cette situation, le précepte appliqué par tous est de se taire, de ne pas laisser déceler sa présence à l’esprit, à tout le moins de ne pas lui répondre, puisque celui-ci peut foudroyer toute personne qui se ferait remarquer de lui, et notamment qui reconnaîtrait sa nature spécifique en énonçant son nom. Ce n’est qu’au matin, que ces témoins, restés ignorants de leur commune observation, peuvent s’avouer mutuellement qu’ils ont tremblé en silence, chacun de leur côté, à l’audition d’un cri inquiétant. Ce sont donc les règles de prudence face à l’interaction qui construisent par elles-mêmes la solitude de celle-ci.
pratiques savantespratique discursiverécitDans la mesure même où elles sont solitaires, ces interactions sont intensément personnelles et directes – au moins par contraste avec l’action des protecteurs du gibier. Les récits qui en sont faits sont toujours à la première personne, incluant un grand nombre de détails, qui se concentrent tout particulièrement sur le portrait de l’entité, tentant de rapporter de la manière la plus vive et la plus expressive possible les modalités de sa manifestation, par de nombreux idéophones et avec force mimiques. S’il ne s’agit pas d’un récit à la première personne, on se limitera en revanche à expliquer sommairement les résultats de la rencontre, au mieux accompagnés de ses traits morphologiques les mieux connus : « le lakapoy est un géant qui fait se perdre les gens en forêt », « un peyxo tue instantanément les gens qu’il rencontre ». Du point de vue de leur richesse sémantique, ces entités existent sur un double mode : d’un côté, une caractérisation minimale sur laquelle tous s’accordent et qui permet de reconnaître chacune de leurs occurrences comme faisant partie d’une même classe ; de l’autre, des descriptions riches et précises, mais assez idiosyncrasiques, puisqu’on ne les rapporte qu’à la première personne. L’expressivité de ces descriptions et l’engagement du narrateur dans ces dernières sont donc tout à l’opposé de l’abstraction et des usages « théoriques » de la notion de « protecteur ».
1.3. Les assassins embusqués
construction des savoirslangage et savoirsgenremythe acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelIl y a enfin une dernière catégorie d’entités non ordinaires, bien plus redoutées des Suruí et objet de nombreux récits de rencontres : les ğerbay, terme que nous traduirons par « embusqués »10. Les morts qui leur sont attribuées sont assez nombreuses (au moins 10 % des décès) et leurs attaques, heureusement déjouées dans l’immense majorité des cas, sont des événements relativement fréquents (au moins une par mois durant mon séjour).
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturel acteurs de savoiracteur non humainanimalanimal sauvage acteurs de savoiracteur non humainvégétalDu point de vue morphologique, le trait principal de l’embusqué est la métamorphose : on lui attribue une capacité à se présenter sous presque toutes les formes végétales ou animales possibles, souvent celles d’êtres modestes (feuilles, fruits, rats, etc.), de petits gibiers (volatiles), mais aussi de prédateurs (serpents, en particulier) – les seules formes qui ne semblent pas attestées sont celles des prédateurs admirables (jaguar, aigle harpie) ou des gibiers nobles (pécari, atèle). Les descriptions d’embusqués sous forme animale restent très pauvres. On se limite à mentionner le nom de l’espèce en question, en ajoutant, selon un « principe de petite différence significative » courant en Amazonie lorsqu’il s’agit de repérer le surnaturel (Vienne 2011), un détail minime qui suffit à faire douter de son caractère ordinaire : végétal frémissant, gibier montrant une hémorragie surabondante ou noirâtre, éclat de voix humaine entendu, etc. Ce n’est toutefois qu’à partir du moment où il se présente sous son aspect humanoïde que l’embusqué est effectivement dangereux. Il se caractérise alors par sa haute stature, son regard fixe et son aspect sombre et guerrier (peinture faciale unie au genipa). Quoique plus riche, la description reste là encore, par comparaison avec celle des monstres, très sommaire : la forme humanoïde de l’agresseur ne peut souvent être inférée qu’à partir de détails des modalités d’interaction – l’agresseur « saisit de la main », il « fixe de son visage peint », etc. Le statut ontologique de cet être fait l’objet de débats. Certains affirment qu’il s’agit d’une espèce naturelle nocturne, qui se réfugie le jour dans des terriers. La plupart des Suruí considèrent néanmoins que les embusqués sont des auxiliaires manipulés par des ennemis, accusant alors principalement les Zoró et les Gavião11, voire qu’il s’agit d’individus humains de ces ethnies ayant acquis un pouvoir de métamorphose. Tous s’accordent en revanche sur un trait éthologique propre aux embusqués : ceux-ci sont constamment animés par des intentions prédatrices visant exclusivement à l’agression et au meurtre. Ni l’enlèvement, ni la dévoration, ni même la vengeance ne sont envisagés comme motivation des manigances des embusqués : ces entités ne cherchent qu’à tuer.
Ce sont avant tout le mode opératoire de l’embusqué et les indices permettant de déceler une attaque en préparation qui intéressent les Suruí. Tous s’accordent sur un principe : la rencontre d’un embusqué n’est véritablement dangereuse que si l’on est seul. Car dès lors qu’au moins deux Suruí, hommes adultes du moins, sont rassemblés, les embusqués se transforment en animaux et fuient, quel que soit leur nombre. Pour cette raison, les Suruí évitent généralement de rester isolés, surtout dans les lieux ou situations propices à l’attaque par des embusqués. Ces attaques surviennent très majoritairement au village, ou à proximité, dans des endroits bien connus et fréquentés des victimes – essarts, lieux de bain ou d’aisance, alentours semi-déboisés du village, territoires de cueillette, voire campements de dispersion. Alors même que les embusqués sont réputés venir de loin, du fond de la forêt, ou être contrôlés par les ennemis, on est incapable de mentionner un seul cas de rencontre lors d’une expédition lointaine, de chasse et a fortiori de guerre. Le propre des endroits où la vulnérabilité aux embusqués est effective, c’est qu’il s’agit de lieux où l’on se retrouve souvent isolé, mais qu’on connaît bien, dans lesquels on se livre à des activités prenantes ou divertissantes : autrement dit, de circonstances dans lesquelles la vigilance à l’égard des dangers annexes et extérieurs à l’activité en cours risque de s’émousser. Si les embusqués attaquent aussi bien les cultivateurs besognant dans leur essart que les enfants jouant dans la rivière ou dans les ordures qui entourent le village, ou encore les femmes qui collectent des fruits, mais jamais les guerriers ou les chasseurs, c’est que les premiers se consacrent à des activités, pénibles ou agréables, mais toujours uniques, exigeant une concentration de l’attention sur un petit nombre d’objets, tandis que les derniers sont par nécessité à l’affût de signes divers, imprévisibles et multiples. Or les embuscades se déroulent toujours selon un scénario semblable. La victime, volontairement ou non, se laisse isoler dans un endroit qu’elle connaît bien – soit qu’excessivement confiante elle s’y rende seule, soit qu’elle ne prête pas attention au fait que les autres se sont éloignés. Absorbée dans son activité, elle s’en détache brusquement et se retourne : derrière elle, elle découvre alors un ou plusieurs humanoïdes silencieux qui la fixent du regard, puis s’emparent d’elle, parfois la battent et souvent l’enduisent d’une substance inconnue. Abandonnée là, la victime revient d’elle-même au village, puis reste obstinément muette ou tient un discours confus et incompréhensible ; enfin, souvent fiévreuse, elle décède rapidement.
Ce scénario idéal-typique est manifestement contradictoire d’un point de vue performatif : on voit mal comment il est possible de connaître les circonstances de l’attaque subie par une victime solitaire, si la conséquence de cette agression est le mutisme de la victime. Cette contradiction, masquée dans quelques récits par des ellipses, reste néanmoins parfois flagrante :
Cette contradiction manifeste, résultant probablement d’inférences à partir du contexte immédiat dans lequel la mort a eu lieu, nourries par des éléments tirés de récits où la victime réussit à échapper à son agresseur, n’est sans doute que la conséquence ultime du piège communicationnel qui définit l’interaction avec un embusqué.
pratiques savantespratique discursiverécit acteurs de savoircorpssantéLe noyau conceptuel du ğerbay réside apparemment dans le schéma interactif de la rencontre, dont l’élément déclenchant est la position relationnelle de dissimulation et d’observation à la dérobée d’une future victime12. Tout l’enjeu de l’interaction se concentre dans son caractère paradoxal : en découvrant qu’elle se trouve déjà sous le regard de son futur agresseur, la victime s’aperçoit en même temps qu’elle est seule et qu’elle se trouve dans l’impossibilité de le faire savoir à ses parents, puisque cet agresseur s’est positionné de manière à rester caché pour les autres ; la victime sait qu’elle est victime, mais sait aussi qu’elle ne peut le faire savoir. Les récits insistent souvent sur le regard fixe de l’agresseur dans lequel la victime se laisse absorber, incapable à la fois de nier l’agression et de la faire connaître. Le syndrome qui résulte de l’interaction avec un embusqué et qui permet d’y imputer une mort rapide et prématurée, apparaît comme une mise au jour de ce paradoxe : il se marque avant tout par une incapacité ostensible à communiquer – refus de parler ou discours incompréhensible, et non pas simple silence – d’autant plus surprenante qu’elle est associée à une sociabilité apparemment normale – la victime revient chez elle, elle ne fuit pas ses parents :
Les récits de survivants confirment l’importance de cette double incapacité, à la dénégation et à la révélation : l’issue funeste de l’interaction y est évitée tantôt grâce à l’arrivée inopinée de parents mettant en fuite l’embusqué, tantôt grâce à un sursaut de la victime qui, ayant réussi à déceler l’interaction avant de croiser le regard de son agresseur, peut la signaler avant d’être dans l’incapacité de la nier. Cette situation est donc l’exact inverse de l’agression par un « protecteur », dans laquelle la victime ignore sa condition, exposée au regard de ses parents responsables de l’interaction funeste.
Le propre des agressions par des embusqués est en outre qu’elles sont intensément personnelles. Par opposition aux attaques guerrières, qui cherchent leur cible au hasard – les guerriers suruí, tout comme leurs principaux ennemis, flèchent les premiers adversaires qu’ils rencontrent et, parmi ceux-ci, les plus faciles à atteindre –, l’attaque d’embusqué se caractérise par le fait qu’elle signale ostensiblement le choix d’une cible à l’avance, en l’isolant de ses parents et en exhibant cet isolement. La victime n’est pas tuée sur le coup, elle est observée puis renvoyée mourir chez elle, au vu et au su des siens. À la différence des autres agresseurs spirituels, protecteurs du gibier ou monstres de la forêt, les embusqués avertissent toujours de leurs attaques par des « présages » ou « provocations » (ğalob). Ceux-ci, dont le caractère intentionnel ou mécanique n’est pas évident, induisent une tension temporelle et relationnelle particulière. En effet, le présage peut être de nature onirique ou matérielle, mais il s’adresse toujours à un seul destinataire et ne peut, au moins initialement, être découvert que de manière solitaire. Par définition, le présage onirique est reçu solitairement, dans un état impartageable. Il est de surcroît difficile à nier, car très précisément défini, à la différence d’autres augures reçus en rêve : il s’agit de tout rêve où le rêveur interagit avec un petit oiseau. Quant au présage matériel – nommé soalamağa(litt. : « faire des choses ostensibles ») –, il consiste en un signe minime, placé sur une piste de chasse appartenant à la victime, le plus souvent un ou deux petits troncs abattus perpendiculairement au chemin. La piste de chasse étant un espace privé, que même de proches parents ne sont pas censés parcourir, du moins pas régulièrement, seul quelqu’un connaissant bien ces lieux peut remarquer ce présage, qui a donc pour effet d’isoler la victime, en lui présentant un signe qu’elle ne peut pas ne pas remarquer, tout en la privant de la possibilité d’en apporter une preuve à ses parents – à la différence des présages d’attaques guerrières, qui reposent pour la plupart sur l’audition de chants d’oiseaux au village. En outre, la disproportion entre la modestie des signes et la gravité des conséquences annoncées donne une tonalité ironique à ce message, et ce d’autant plus que l’attaque, lorsqu’elle surviendra, opérera précisément dans un moment d’inattention : le présage avertit donc d’un moment d’oubli fatal de son propre message, qui se conclura par une impossibilité à raconter ce dont on avait été averti ; il est donc intrinsèquement paradoxal.
construction des savoirslangage et savoirsgenredialogue typologie des savoirsobjets d’étudeindividu acteurs de savoiracteur non humainanimalanimal sauvagePar comparaison avec les précédentes catégories d’entités, la morphologie de l’embusqué est instable mais toujours simple et quasi ordinaire – ou animale, ou humaine (ce qui n’est pas le propre de cette catégorie chez les Suruí, pas plus qu’ailleurs en Amazonie). Son mode d’action meurtrier reste aussi relativement simple – il ne s’agit que d’administrer un poison. En revanche, le processus d’interaction avec un embusqué apparaît beaucoup plus complexe : c’est une succession de contradictions interactionnelles et communicationnelles où la victime semble toujours mise au défi de nier la conscience qu’elle a de l’interaction dans laquelle elle est engagée et de faire savoir à ses parents qu’elle est l’objet d’une attaque qu’elle définit comme radicalement personnelle.
1.4. Enjeux narratifs
typologie des savoirsobjets d’étudeindividuLe tableau ci-contre résume les divergences entre ces types d’entités selon trois points de vue : la description de l’entité en elle-même, celle de ses modes d’actions sur les humains et les conditions de son évocation.
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelLes corrélations entre ces diverses caractéristiques peuvent, selon nous, s’expliquer lorsqu’on prend en compte les enjeux pragmatiques des évocations de ces êtres surnaturels, en particulier le rapport à la fois temporel et social que le locuteur cherche à instaurer avec l’événement – maladie ou infortune – dont l’entité surnaturelle est censée rendre raison.

1.4.1. Stigmatiser l’inconséquence des autres
acteurs de savoirémotionagressivitéLes protecteurs du gibier ne peuvent quasiment jamais être évoqués dans un discours à la première personne, puisque nul n’a jamais conscience d’être agressé par eux. Leurs victimes n’apparaissent donc jamais qu’à la troisième personne dans les discours faisant allusion à l’action de ces entités. En outre, ces discours sont toujours prononcés en leur absence, si elles y ont survécu. Il s’agit en général d’évoquer un défaut ou une faiblesse de leur personne qu’il serait malséant d’exposer et de commenter devant eux. Voici un cas typique d’évocation de l’action passée d’un protecteur du gibier, entre un père et son fils au sujet de leur neveu utérin et oncle maternel classificatoire, dans lequel j’intervins :
— Père : Oui.
— Fils : Je ne le supporte plus, il est vraiment toujours en colère.
— Père : C’est de la faute de son père : il a tué un jaguar quand Z était bébé.
— Ethnologue : Z le sait ?
— Fils : Bien sûr que non ! Il ne faut pas lui dire, il serait encore plus en colère ! ».
acteurs de savoircorpssantéC’est ici manifestement l’absence de tout lien de parenté agnatique avec le coupable et la victime qui autorisait, voire motivait, l’évocation de la raison honteuse d’une tare bien connue. En effet, lorsqu’une enquête généalogique auprès du père du récit [3] et de son épouse, suscita l’évocation, par cette dernière, de l’action d’un protecteur sur des collatéraux agnatiques de cet homme, celui-ci répondit par une dénégation évasive, contrastant avec le ton légèrement sarcastique de son épouse :
— Époux : Oui, ses enfants sont tous morts.
— Ethnologue : De quoi ?
— Époux : Je l’ignore.
— Épouse : Comment ça, c’est parce qu’il avait tué beaucoup de singes durant leur enfance.
— Époux : Ah… ».
acteurs de savoirprofessionchasseurDans ces récits, on ne peut cependant guère dire que les protecteurs des jaguars ou des singes soient évoqués en tant que tels : leur existence et leur puissance font plutôt partie des implicites du récit. Il semble que seule l’explication didactique et privée entre père et fils, destinée à rester tue, peut susciter une évocation précise du protecteur. Hormis les explications suscitées par mes questions, je n’ai recueilli qu’une seule référence directe spontanée à un protecteur. Celle-ci, dans un discours rapporté, était manifestement permise par la conclusion bénigne du récit, qui écartait toute possibilité que le cas se reproduise :
Aussitôt cette confidence faite (en l’absence de la victime), le narrateur évoqua des cas bien plus funestes s’étant produits chez des gens auxquels il n’était nullement apparenté.
Dans ces discussions et récits, ce qui est en jeu, ce n’est pas tant l’interaction entre la victime et son agresseur, ni celle entre le responsable de la mésaventure et sa proie, mais plutôt la relation entre le responsable et la victime, c’est-à-dire entre un père et son fils – rares sont les victimes féminines –, sous le regard d’un locuteur et d’auditeurs, qui se caractérisent avant tout par l’absence de liens agnatiques avec les protagonistes du récit. Or la solidarité entre père et fils – décrite comme « compassion » (xatĩh : « avoir mal à lui ») réciproque – est une vertu cardinale pour les Suruí, la preuve de la valeur d’un père étant la capacité de son fils à le soutenir et à lui ressembler discrètement, capacité développée grâce au soin du père à toujours garder à l’esprit les intérêts du fils – par opposition tant à ceux de ses neveux utérins (et beaux-frères, en vertu de la règle de mariage avunculaire), qu’à ceux de ses fils classificatoires (neveux agnatiques). L’infraction aux règles de la couvade signe manifestement le défaut de « compassion » d’un père personnellement gourmand ou plus soucieux de sa reconnaissance en tant que chasseur, auprès de ses frères et beaux-frères (à qui du gibier est toujours offert), que des souffrances de ses fils.
acteurs de savoirprofessionchasseur acteurs de savoiracteur non humainanimalanimal sauvageLes discours évoquant des protecteurs sont en fait des non-récits : ils ne consistent qu’en des explications de faits constatés qui, s’appuyant sur des infortunes et des tares de tiers, connues des auditeurs permettent de rapporter celles-ci à une ignorance bizarre et inexpliquée d’un précepte connu comme une vérité générale13, d’ailleurs confirmée une fois de plus par l’expérience relatée. La victime, à supposer qu’elle soit encore vivante, est destinée à rester dans l’ignorance de sa condition. Incapable de reconnaître l’interaction lorsqu’elle s’est produite, d’en comprendre les raisons et de l’exprimer verbalement, le narrateur s’est depuis lors soigneusement abstenu de l’avertir, sinon des séquelles de cette interaction, du moins de sa cause, la faute paternelle, et des discours que ses affins ou ses parents utérins tiennent à ce sujet. Cette victime n’apparaît que comme une malheureuse preuve inerte, servant à confirmer une règle dont elle a subi involontairement les conséquences de la transgression et plus encline à la dénégation de son infirmité qu’à l’accusation contre le responsable objectif de son malheur. Quant à ce dernier, le père de la victime, il apparaît comme un individu au comportement étrange, téméraire, indifférent au sort de ses enfants ou ignorant des principes que tous proclament pourtant connaître. Son acte n’est pas discuté, ce qui le fait apparaître comme le fruit d’une obstination absurde. Nulle explication atténuant sa responsabilité n’est fournie – alors que chacun sait bien que, en forêt, on peut être contraint de tirer sur un jaguar ou un pécari pour se défendre. Les narrateurs – sauf à exonérer leur lignée agnatique en soulignant que c’est leur propre père qui les a sortis de l’ignorance [5] – prennent bien soin de se tenir à l’écart de cette bizarrerie qu’ils exposent. Le récit ne semble là que pour mieux faire ressortir l’incongruité du comportement de ce père, étranger à la lignée agnatique du narrateur, et la déréliction de son fils, supposé par avance refuser reconnaître ses malheurs, supposition qui n’est pas dénuée de raison, puisque la situation d’énonciation laisse peu d’espoir qu’il ne réagisse pas violemment, si, en effet, on lui révélait que ses affins commentaient depuis longtemps ses tares et celles de son père en leur absence.
Ce que ces discours stigmatisent, c’est donc l’étrangeté et l’inconséquence de gens qui s’obstinent, contre le savoir commun et le témoignage de l’expérience, à se nuire à eux-mêmes, faisant ressortir par contraste le bon sens et la solidarité du groupe agnatique auquel appartient le narrateur. Or l’évanescence ontologique, tant morphologique qu’éthologique, de l’entité qui est supposée châtier ce comportement répond objectivement à cette stigmatisation qui feint l’étonnement. Cette évanescence empêche toute discussion serrée des symptômes, de leur étiologie et de la pertinence de l’attitude des protagonistes, de telle sorte que les tares dont souffre la victime ne se résument plus qu’à une preuve sensible d’une faillite morale et intellectuelle plus générale, donc abstraite, qui est une sorte de fatalité naturelle, propre à une appartenance familiale, voire clanique.
1.4.2. Se justifier soi-même
Tout au contraire de ces accusations visant des gens absents, les récits faisant appel à des monstres forestiers sont généralement faits à la première personne. Il ne s’agit plus alors de commenter les défauts de gens éloignés, mais de parler de déconvenues ayant directement affecté le narrateur. Le cas des rencontres de lakapoy est ici le plus significatif. Un événement ayant donné lieu à la rencontre de cette entité par un autre individu n’est en général évoqué que par son symptôme premier, la perte en forêt : on ne dira rien de plus, si ce n’est que l’individu « s’est perdu » et qu’il a fallu « aller le chercher », le nom du monstre n’étant même pas évoqué. On raconte rarement comment un parent précis a rencontré cette entité. Questionné directement sur le fait de savoir s’il a déjà, un jour, rencontré le lakapoy, un individu niera évasivement. Ce n’est ainsi que lorsqu’il fut mis devant le souvenir d’une perte en forêt qu’un Suruí âgé d’environ quarante-cinq ans, après avoir nié avoir jamais rencontré le lakapoy, m’expliqua alors que cette perte était à mettre sur le compte de l’action de cette entité :
espaces savantsterritoireDans ce genre d’événement, le symptôme est indéniable : la victime s’est bien perdue en forêt. La cause est en revanche en discussion, et la plus probable n’est pas l’intervention du lakapoy. On peut parfaitement se perdre seul, si l’on est un mauvais chasseur ou si l’on s’est aventuré dans un territoire mal connu : ce fait est assez humiliant, voire gênant. Savoir s’orienter en forêt est une des capacités qui définit l’autonomie de l’âge adulte ; parcourir une zone inconnue, c’est généralement empiéter sur les territoires de chasse d’autrui. Invoquer la rencontre du lakapoy représente donc, pour le locuteur, une sorte d’excuse, dans une situation où il se trouve seul, sous le regard des autres, mis devant ses propres insuffisances ou indélicatesses. Dans une telle situation, l’enjeu du récit est de persuader les auditeurs de la sincérité du témoignage, ce qui exige de fournir une description riche en détails, très expressive, correspondant néanmoins à la notion commune de l’entité. La concordance et la vivacité de ces descriptions, qui recourent à de nombreux idéophones, sont notables lorsqu’on compare les récits [6] et [7], faits, à plus d’un an d’écart l’un de l’autre, par des narrateurs, certes apparentés, mais habitant des villages différents, ayant vingt ans d’écart, et se référant à des faits séparés par un écart temporel équivalent :
— Il était grand ?
— Oui, vraiment, comme ça [2 mètres environ]. Et chevelu. Je n’ai pas bougé. Crac, crac, il s’est éloigné ».(récit fait par un jeune homme d’environ vingt-cinq ans)
En revanche, ces récits ont objectivement tout intérêt à laisser l’éthologie du lakapoy dans l’ombre. Son mode d’action, sa capacité à se trouver subitement sur le chemin du chasseur sans que celui-ci n’en ait décelé des signes d’approche, sa puissance à remodeler la topographie, excusent et justifient d’autant mieux l’impuissance du narrateur qu’il reste mystérieux et donc inquiétant.
Des usages homologues des notions de peyxo, de woywoya ou des spectres pourraient être décelés. Ces entités sont plutôt mobilisées pour expliquer des retours de chasse bredouilles, ou, chez les femmes surtout, des angoisses qui, lorsqu’elles sont découvertes par les autres, paraissent jugées excessives. Dans ces cas comme dans les précédents, l’enjeu est de pouvoir renvoyer un état peu avantageux à une cause suffisamment précise et puissante pour qu’elle coupe court à toute discussion. La fonction performative de ces notions, éviter le débat, ne peut être effectivement assurée que parce qu’il y a, d’une part, un accord unanime sur leur définition, ce qui rend vaine la discussion sur leur identification, et d’autre part, des restrictions assez fortes qui portent sur leur mobilisation narrative – à la première personne uniquement, après un revers de fortune –, voire sur leur énonciation tout court – ne pas les évoquer une fois le jour tombé, à l’heure habituelle des discussions.
1.4.3. Aiguillonner et solliciter ses alliés
acteurs de savoirémotionagressivitéLa notion d’embusqué apparaît par contraste facilement mobilisable, aussi bien à la première personne qu’à la troisième personne, et les récits qui y recourent laissent transparaître une attitude tout opposée : rageuse et accusatrice. Cette rage vise explicitement les agresseurs, en soulignant la lâcheté et la cruauté de leur mode d’attaque. Néanmoins, en creux, ce sont les proches parents et alliés de la victime qui semblent désignés comme responsables de l’embuscade dans laquelle la victime est tombée :
acteurs de savoirémotionpeurIci l’imprévoyance, l’inertie puis l’affolement des parents du narrateur exposé au risque d’une attaque de ğerbay apparaissent implicitement dénoncés. C’est parfois une indifférence vague de l’ensemble d’un groupe supposé présenter une certaine solidarité (corésidents, groupe d’enfants) qui est visée :
Cette accusation peut devenir explicite : le narrateur du récit [1] expliquait la mésaventure fatale par les disputes continuelles entre les deux épouses de la victime, qui minaient son foyer et sa santé morale. Il est en effet remarquable que les témoignages de présage d’embuscade ou les récits de rencontres surpassés naissent souvent dans des contextes de tensions familiales ou politiques. C’est à la fois une constatation objective et une théorie réflexive. De fait, tous les présages dont j’ai été témoin visaient des gens alors englués dans des conflits avec des parents ou des alliés. Ces conflits, entre coépouses notamment, ou avec ses alliés, sont décrits comme rendant « pensif », un état combinant tristesse, angoisse, obsession pour un problème et atonie, situation jugée propice à l’attaque par des embusqués, sans doute parce qu’elle reproduit, à l’échelle de la vie psychologique et sociale quotidienne, les conditions formelles de l’état cognitif dans lequel ces agressions surviennent.
typologie des savoirsobjets d’étudeespace pratiques savantespratique discursiverécit typologie des savoirsobjets d’étudetempsLes récits situent toujours la victime dans un réseau de parenté ou de corésidence proche du narrateur, voire des auditeurs ; cette rencontre est toujours située en un temps et un espace, proches ou lointains, mais déterminés. Lorsqu’ils sont à la première personne, ces récits décrivent un contact direct, en face à face, intime (visuel ou tactile) avec un agresseur qui reste très schématiquement décrit. Nulle faute ou faiblesse préalable à la rencontre ne peut être imputée à la victime ; ses parents agnatiques ne sont pas spécifiquement visés ; si faute il y a, c’est plutôt celle, par abstention ou dissension, d’un groupe flou de conjoints, d’alliés, de parents utérins ou de corésidents, c’est-à-dire de gens qui devraient être solidaires, non pas spontanément par « compassion » comme des parents agnatiques, mais en vertu d’un projet d’alliance et de vie commun. En outre, la conclusion, sèchement assénée après l’énumération des indices semés au cours du récit, apparaît comme une exhortation pour l’auditoire à en tirer l’inférence suivante : le meurtre a été commis par des êtres qu’on peut tuer, et sur lesquels des représailles directes ou indirectes – en guerroyant contre les Zoró, par exemple – sont possibles. Tandis que les récits de monstres forestiers sont tournés vers un passé dont on ne voudrait pas qu’on tire des inférences pour l’avenir, les récits évoquant des embusqués sont tournés vers une action future. Celle-ci reste toutefois générique, lointaine et indéterminée, devant viser des ennemis absents et indéfinis – au contraire de ce qui se passerait si des traces d’ennemis humains avaient été détectées, conduisant sur la piste de cibles bien précises, proches et « réelles ». Ce qui est espéré par ce genre de récit, ce n’est certes ni la mansuétude (comme dans le cas de récits de rencontre de monstre), ni l’autoglorification indirecte (comme lors des évocations de protecteurs) ; ce n’est pas même un aiguillon vers l’action vengeresse, mais plutôt la reconnaissance d’une digne disposition au courage et à la solidarité de l’entreprise guerrière (à défaut d’une mise en œuvre effective dans l’immense majorité des cas), par contraste avec la passivité passée des proches de la victime14. Dans ces conditions, on comprend qu’on puisse parler sans retenue des embusqués, raconter et répéter à l’infini les embuscades vécues par soi-même ou par d’autres, ne serait-ce que parce qu’il serait difficile de prohiber les protestations de vertu guerrière que ces discours véhiculent, et vain, puisqu’elles n’impliquent aucun projet guerrier déterminé, potentiellement déstabilisant. La morphologie imprécise de l’embusqué, susceptible de surgir derrière le moindre être naturel, et son éthologie simple, lâche et répugnante [8] facilitent et motivent la mobilisation de cette catégorie à chaque fois qu’une telle protestation apparaît souhaitable – on trouvera toujours un modeste rat pour jouer le rôle d’un impudent embusqué en fuite :
*
acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelIl apparaît donc que, derrière le caractère apparemment hétéroclite de la multiplicité d’entités surnaturelles que distinguent les Suruí, il y a une logique commune qui détermine à la fois leur description morphologique et celle des circonstances de leur rencontre. Cette logique réside dans le rapport du locuteur à l’événement raconté. Tantôt il s’agit de classer un événement vécu par soi-même et connu de tous comme un fait d’un type si précis qu’il ne souffre plus guère de discussion et appartient à un passé si achevé qu’il n’implique plus aucune inférence pour le présent : c’était un monstre. Tantôt, il s’agit au contraire de s’appuyer sur un fait connu de soi seul, ou relativement oublié des autres, pour le constituer en un événement ouvrant à des projets communs : c’était un embusqué, ce qui exige une réponse. Tantôt enfin, l’enjeu est de rassembler un ensemble de traits disparates et de rumeurs concernant des tiers en un événement unique, ponctuel, dénué de lien tant avec le passé qu’avec l’avenir, pour en faire la preuve d’une incapacité générale de ces gens à suivre une règle de prudence et de bon sens. Par contraste avec leur conduite, celle du locuteur apparaît sage, raisonnable et prévisible, à l’abri de ce genre d’événement : c’est là la raison de postuler l’existence de protecteurs.
construction des savoirslangage et savoirsgenremythePas plus que le fruit d’une imagination débridée, ces catégories d’entités ne sont le résultat de réflexions taxinomiques ou ontologiques : c’est avant tout un rapport aux temps du discours et de l’action que leur mode d’existence et de manifestation, ainsi que leurs propriétés morphologiques expriment et engagent. Chacun de ces types d’esprit apparaît ainsi comme l’instrument de la constitution de faits menus ou dramatiques, mémorables ou oubliés, en événements marquant et orientant le cours d’une vie, cherchant à induire un rapport spécifique entre locuteur et auditeurs. Un même événement – une mort subite d’enfant, par exemple – pourrait, en certains cas, s’expliquer par l’action de plusieurs de ces catégories d’esprits ; c’est en fonction de la perspective temporelle du récit qui en sera fait – passé révolu, avenir incertain ou présent stable – et du rapport que le narrateur entretient ou cherche à induire avec son auditoire – défiance, sollicitation ou autoglorification – que l’esprit deviendra monstre, embusqué ou protecteur.
Les Suruí (ou Paiter selon leur autodénomination), contactés en 1969, vivent depuis dans la Terre indigène Sete de Setembro (États du Rondônia et du Mato Grosso). Aujourd’hui en rapide croissance démographique, après une chute brutale de la population dans les années 1970, ce groupe qui devait probablement rassembler cinq ou six cents individus avant le contact, en compte plus d’un millier actuellement. Divisés en quatre clans patrilinéaires, exogames et démographiquement très inégaux, traditionnellement chasseurs et horticulteurs, résidant concentrés en un ou deux gros villages, avec des phases annuelles de dispersion en forêt, leur mode de vie a subi de profonds bouleversements depuis le contact avec la société brésilienne. Désormais dispersés en petits hameaux, insérés dans l’économie d’une région de colonisation agricole, vivant de la culture du café et de l’exploitation forestière, convertis au protestantisme, ils ont abandonné nombre d’activités rituelles. Néanmoins, lors de mon séjour de quinze mois chez eux, entre 2005 et 2007, les rencontres d’esprits du genre de celles décrites ici restaient des événements très fréquents. Les seuls travaux ethnologiques publiés à leur sujet sont ceux de l’anthropologue brésilienne Betty Mindlin (1985 ; 1995). Les Suruí du Rondônia ne doivent pas être confondus avec les Suruí du Pará, population de langue tupi-guarani, qui n’a avec eux qu’un pur et simple rapport d’homonymie.
Ce statut d’hypothèse théorique servant d’explication causale à une multiplicité de faits difficilement explicables mène à une sorte de prolifération de la notion de -mağom hors de son champ d’application initial, celui du gibier. Quelques rares végétaux, objet de prohibitions rituelles indirectement liées à la couvade, peuvent se voir attribuer un -mağom spécifique afin de justifier cette prohibition. Cette notion peut aussi être utilisée pour expliquer les dangers que certains humains (les nouveau-nés et les jeunes enfants) font courir à d’autres humains (les parents masculins d’un nouveau-né), ou à d’autres entités non humaines – certains esprits chamaniques indisposés par le contact avec de jeunes enfants humains lors d’activités rituelles. Cette logique, si elle était poussée à l’extrême laisserait penser que toute espèce pourrait conjoncturellement se voir attribuer un « protecteur » par rapport à telle autre espèce.
Il y a cependant une exception à ce principe : les victimes humaines d’actes guerriers. Lorsqu’un Suruí tue un ennemi, cet acte ne doit pas être énoncé verbalement, de crainte que le « protecteur » de ce dernier n’exerce une vengeance foudroyante sur un proche parent du tueur, en particulier un enfant en bas âge, provoquant une mort très brusque, en quelques heures, voire instantanée. La rapidité et la brutalité de cette vengeance m’ont été expliquées par l’hypothèse que, en tant que personne (paiter : « vraiment [semblable à] nous ») et non gibier (sobag : « animal terrestre ou volatile »), l’individu ennemi dispose d’un -mağom propre. L’individuation du protecteur est ainsi indexée sur la valeur ontologique de la victime, laquelle est proportionnelle à la difficulté, à la rareté et au prestige de l’acte par lequel elle est mise à mort.
Les Suruí considèrent qu’un chasseur peut s’affranchir de la plupart de ces prohibitions dès lors que ses enfants savent marcher ; seule la chasse aux grands prédateurs (jaguars, serpents, aigle-harpie) reste prohibée tant qu’on a des enfants âgés de moins d’une dizaine d’années. Or, si les petits garçons tuent souvent des passereaux aux abords du village, ce n’est que vers dix ou douze ans que les adolescents commencent véritablement à chasser en forêt pour traquer des gibiers moyens ou gros, âge auquel ils ne sont donc plus exposés aux attaques des protecteurs.
Ce terme désigne aussi un esprit chamanique. La nature du lien, parenté ontologique ou simple homonymie, entre cet esprit chamanique (qui, comme tous ses congénères, se manifeste avant tout par un chant) et l’entité forestière reste une question sans réponse claire, tant auprès des gens ordinaires que des chamanes.
Ce terme pourrait être signifiant en suruí : « [Je] vous attends aussi » ou « Vous aussi avez peur ». Mes informateurs se bornèrent cependant à dire « ne pas connaître la langue » des peyxo.
Il est vrai que, dans le contexte d’une ontologie animique amazonienne, ce trait n’est pas vraiment singularisant, puisqu’une telle vie sociale est souvent attribuée à la plupart des espèces animales et spirituelles en Amazonie ; il distingue néanmoins nettement ces monstres forestiers des protecteurs du gibier, pour lesquels rien de tel n’est jamais évoqué.
Il convient de nuancer la condition d’espèces taxinomiquement définies de ces entités (Sperber 1975) : il existe une sorte d’attraction et de perméabilité entre chacune de ces notions et certaines espèces animales, menant dans quelques cas à une confusion entre elles. Ainsi certains informateurs, souvent jeunes, considéraient que, pour diverses raisons (ressemblances de leurs cris spécifiques ou traits morphologiques communs), les lapins, certains coucous et les paresseux étaient des sous-espèces de peyxo. De même, le terme awurupoya, « grand chien », désignant parfois les woywoya, souligne leur proximité avec l’espèce canine. Cette perméabilité interspécifique laisse poindre le caractère non entièrement « naturel » de ces espèces.
Dans le seul cas connu, assez ancien (deux générations au-dessus des informateurs les plus âgés), où un individu avait réchappé à un enlèvement par le lakapoy et était revenu au village après plusieurs années de disparition, il était décrit comme « fou », car « incapable d’écouter et de parler » et « redoutant ses parents ».
Le terme ğerbay n’a pas d’étymologie reconnue. Il semble néanmoins être construit sur le radical -ker, « sommeil », notion qui est métonymiquement et explicitement liée, outre au rêve, à la chasse (ğehr, « passer une ou plusieurs nuits [en forêt pour chasser] ») et à l’attente, au compte du temps (ğed : « une nuit écoulée »). La racine -pay dénote quant à elle l’altérité et l’affinité (may : « autre », obay, terme d’adresse pour un affin lointain). Les autres langues tupi-mondé connaissent toutes un terme parent. Chez les Zoró, des entités ngere bai assument en partie le rôle des -mağom suruí et font partie des esprits que les chamanes manipulent à des fins thérapeutiques ou guerrières (Brunelli 1989). Chez les Cinta-Larga les gerebay semblent avoir un statut plus proche de leur homologue suruí (Dal Poz 1991). Enfin les dzerebai des Gavião répondent exactement à la théorie des Suruí : leurs chamanes seraient capables de se transformer en ces entités prédatrices pour agresser leurs ennemis (Mindlin 2001). Les Suruí utilisent parfois le terme ğerbaycomme une synecdoque pour se référer à l’ethnie zoró dans son ensemble ; la traduction que les Suruí en donnent en portugais, cabeça-seca (« crâne rasé »), est d’ailleurs un ancien ethnonyme affecté aux Zoró avant leur contact.
Les Zoró et les Gavião sont des voisins septentrionaux des Suruí. Ces groupes parlent aussi une langue de la famille tupi-mondé et sont culturellement très proches des Suruí, qui les considèrent comme leurs ennemis par excellence.
Ce trait semble plus important dans la définition du ğerbay que ses capacités surnaturelles. Il existe en effet une locution, ğerbayna, « en tant que ğerbay » ou « étant comme un ğerbay » qui signifie observer une proie ou un ennemi depuis une cachette sans être vu de lui, et qui peut parfaitement être appliqué à un Suruí se trouvant dans cette position, sans pour autant lui attribuer un quelconque pouvoir « surnaturel ».
Le suruí dispose d’un marqueur grammatical spécifique pour les vérités générales – sur ce point cf. Cédric Yvinec (2011).
Certaines alertes à l’embusqué sont le fait d’adolescents, las de leur position modeste, qui reconnaissent souvent rapidement avoir menti pour susciter effroi et animation, afin « d’impressionner les filles ».