Édith Karagiannis-Mazeaud

‘« Σπίτι » (À la maison)1

1.

1.1. « Mon adresse est 20 rue Agras, Stade, Athènes »

construction des savoirspolitique des savoirsguerre typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie pratiques savantespratique artistiquearchitecture espaces savantslieumaison pratiques savantespratique artistiquepoésieMurs blancs, lumineux comme ceux de la demeure d’Ulysse dans La Grive, volets bleu outremer, petit jardin intérieur et toit plat surplombant le cœur d’Athènes (voir ill. ci-contre) : la maison du poète Georges Séféris, nom de plume pris en 1931 par Georges Séfériadis, répond à la fois aux couleurs du drapeau grec et de l’Egée, à une architecture d’inspiration cycladique typique des années soixante, et au style sobre mais souple du poète qui déteste les fioritures et la langue des cuistres, en vers comme en prose. Nette, ample, confortable, mitoyenne d’habitations de même hauteur, elle semble dépouillée et presque modeste en comparaison des demeures athéniennes néo-classiques, sans parler des imposants immeubles et villas des quartiers les plus aisés. Elle s’inscrit dans le joli escarpement d’une rue en partie piétonne qui jouxte le magnifique stade Kalimarmaro, rénové pour les premiers jeux olympiques modernes avec, en contre-bas, les colonnes de l’Olympeion et les beaux jardins du Zappeion. Est-ce un hasard si l’enfant de l’opulente Smyrne, qui jouait en vacances au milieu des vestiges de Clazomènes, choisit pour sa retraite une maison nouvellement construite en un lieu carrefour de toute l’histoire de la Grèce ? Elle borde à la fois l’antique stade panathénaïque, le bourdonnant quartier de Pangrati avec ses artisans, et quelques bâtiments témoins de ce 19e siècle où, après la guerre d’indépendance contre les Ottomans (à partir de 1821), Athènes devient en 1832 capitale de la Grèce. Notons aussi sa position à proximité, mais un peu à l’écart et topographiquement au-dessus de l’épicentre de la vie politique, la place Syntagma avec le Palais royal, actuelle Vouli (parlement). De la terrasse où un escalier conduit depuis la véranda, le regard embrasse une large vue avec le Lykabette : pour Séféris qui a grandi en front de mer, respirer, fuir tout enfermement physique, psychique, intellectuel ou politique représente une exigence sine qua non. Cette maison particulière, située également à deux pas du remarquable Musée d’art moderne et contemporain inauguré en 2019 par la Fondation Goulandris, appartient actuellement à Anna Lontou, seconde fille de Marô, l’épouse du poète2.

Figure 1. La maison de Georges Séféris,
            20 rue Agras, Athènes. Cliché Edith Karagiannis
Figure 1. Figure 1. La maison de Georges Séféris, 20 rue Agras, Athènes. Cliché Edith Karagiannis
Figure 2. Séféris sur la terrasse de sa
            maison, rue Agras. Au fond, le Lykabette (1965). Photo Archives
            MIET/Anna Lontou
Figure 2. Figure 2. Séféris sur la terrasse de sa maison, rue Agras. Au fond, le Lykabette (1965). Photo Archives MIET/Anna Lontou

espaces savantslieumaison pratiques savantespratique discursivedescription« Mon adresse est 20 rue Agras, Stade, Athènes »3, écrit Séféris en juillet 1961, de Londres où il est alors ambassadeur de Grèce. La nouvelle demeure est prête et à plus d’un an de la retraite, la soif de rentrer tenaille ce nouvel Ulysse, frère de Du Bellay et surtout de tous ceux qui ont été véritablement contraints de vivre loin de « la maison », pierre fondatrice d’une poétique de la mémoire et de l’amour, du drame de l’errance et du désir du retour, dans la continuité d’Homère :

acteurs de savoiracteur non humainêtre surnaturelhéros construction des savoirstraditionmythologie espaces savantscirculationvoyage« Heureux qui a fait le voyage d’Ulysse, heureux s’il a senti, à son départ, l’armature d’un solide amour […].
Parfois, entouré d’exil, j’entends son bruissement soudain, semblable au mugissement d’une mer soudaine saisie par l’ouragan.
Alors surgit avec insistance devant moi l’ombre d’Ulysse, les yeux rougis par le sel de la vague. Et son lancinant désir de revoir la fumée de son foyer et le chien qui a vieilli en l’attendant sur le seuil.
Il me parle du chagrin de voir les voiles de son navire gonflées par la mémoire, quand l’âme devient le gouvernail […] »4.

espaces savantscirculationvoyage acteurs de savoirprofessionprofesseur construction des savoirséducation acteurs de savoircommunautéfamilleBallotée aux quatre vents, la vie de Séféris est marquée par le déracinement précoce de son Ionie natale, les massacres qui lui impriment à jamais avec le sceau du « nostos » l’horreur de la violence, par des études et un doctorat en droit à la Sorbonne imposés par son père, professeur de droit et ardent vénizéliste, et par une carrière diplomatique brillante mais à laquelle le poète ne s’est jamais totalement identifié. De l’Asie Mineure à Athènes, Paris, Londres, puis à travers le monde au fil de ses affectations et voyages, il n’a cessé de déménager, voire d’« être déménagé »5.

acteurs de savoircommunautéfamille construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquedémocratie construction des savoirspolitique des savoirsrégime politiquedictature pratiques savantespratique artistiquelittératureC’est en 1962 qu’il s’installe définitivement avec Marô rue Agras, où l’année suivante, le 20 octobre 1963, il apprend que le prix Nobel de littérature lui a été décerné. C’est ici également qu’il rédige sa déclaration publiée à la une de tous les journaux le 28 mars 1969, contre la dictature des colonels hostiles aussi bien à la royauté et à l’Église qu’à toute démocratie. Surtout, cette maison de la rue Agras est digne de recevoir ses amis : à une enfance aisée ont succédé des années de précarité après que la chute de Smyrne, en 1922, a dépossédé sa famille. Durant sa carrière, ses ressources se résument à un traitement souvent bien inférieur à celui de ses homologues des autres États ; en 1949, il écrit sa hantise « de rendre l’âme dans un sous-sol », au fin fond d’une banlieue très excentrée où un seul ami viendrait le voir6. Aussi, dès que c’est possible, accueille-t-il chez lui Constantin Tsatsos, son futur beau-frère, Henry Miller, Georges Katsimbalis (qui a inspiré le fameux Colosse de Maroussi), Lawrence Durrell et tant d’autres ; et il tient à se rendre chez les grands qu’il admire : en 1929, il visite Kostis Palamas ; plus tard, lors d’une escale éclair à Alexandrie, il court à la maison de Constantin Kavafis 7 ; en 1959, il fait le voyage à Guernesey « pour voir la maison de Hugo. Il est resté quinze ans dans cette île pas si gracieuse, dans cet exil – il a eu de la chance. La pièce où il travaillait, une serre sous le toit, [est] incroyable et inoubliable »8. Plus encore : en 1960, particulièrement sensible au vœu du poète Andréas Calvos de reposer « à la maison », dans son île natale de Zante, il fait rapatrier ses cendres depuis la Grande-Bretagne : les maisons des poètes, vivants ou disparus, constituent pour Séféris une réalité tangible, un contexte essentiel à leur compréhension.

espaces savantslieumaisonÀ sa nouvelle adresse, rue Agras, nombreux sont les auteurs qui lui rendent visite, d’Ezra Pound à Yves Bonnefoy qui était déjà allé le voir à Londres 9. Dans la lumière d’octobre, la terrasse de Séféris lui semble pleinement exprimer sa complexité : « Quand je l’ai revu il y a deux ans dans sa maison nouvelle d’Athènes, sur la terrasse, et justement en octobre, il semblait ne faire qu’un avec elle […] »10. Gaëtan Picon, venu en mai 1963 accompagné de sa femme, donne une évocation très détaillée de cette « maison blanche aux volets bleus dissimulée dans un quartier populaire d’Athènes dont il [Séféris] n’avait cessé de rêver »11.

construction des savoirstradition pratiques savantespratique artistiquelittérature acteurs de savoirmodes d’interactioncollaborationDans le bureau, la bibliothèque tapisse le mur. Elle court jusque dans le salon, encadrant la belle cheminée en marbre ornée de petits vases antiques (voir ill. p. 79). Outre les maquettes de voiliers et tous les petits trésors évoqués par Picon, les rayonnages accueillent une multitude de compagnons très chers, d’Homère à l’époque contemporaine. Immensément cultivé, polyglotte, Séféris connaît mieux que quiconque la langue et la littérature françaises, du Moyen-Âge et de Villon à Hugo, Baudelaire, Alain, mais également Éluard et Saint-John Perse qu’il a rencontrés. Il admire, un temps du moins, Corbière, Laforgue, Moréas, Valéry qu’il traduit et Gide, son ami. Il maîtrise tout aussi parfaitement l’anglais, et Shakespeare cohabite ici avec Joyce et T. S. Eliot, qu’il traduit également, et avec les Américains. La maison héberge ainsi la littérature du monde, à commencer naturellement par celle de « la Grécité, l’ensemble des œuvres produites par des Grecs », selon une continuité que Séféris n’a de cesse de souligner12. Sa table de travail est chargée de photos des êtres chers et de livres : « À Athènes, j’ai tous mes dossiers et ma bibliothèque. Je me pose […] la question : une table vide, sans notes ni livres, à laquelle on s’asseoirait chaque jour à heure fixe, cela constituerait-il un climat propice à la création ? »13 L’intertextualité est indispensable à la fécondité poétique, de même que la tranquillité. Le téléphone ? Le diplomate a été contraint de l’avoir, mais le poète le redoutait : « s’il sonne, il faudra que je laisse ma phrase inachevée et que je parte. Cela fait des années que je suis attaché à ce fil qui me surveille même dans mon sommeil »14.

Figure 3. Le bureau de Georges Séféris,
            20 rue Agras. Photo lifo.gr
Figure 3. Figure 3. Le bureau de Georges Séféris, 20 rue Agras. Photo lifo.gr

1.2. Trois autres maisons

construction des savoirspolitique des savoirsdiplomatie construction des savoirspolitique des savoirsguerre espaces savantslieumuséeToutefois, réduire Séféris à la demeure de ses dix dernières années serait le méconnaître. Ses poèmes et surtout son Journal et sa correspondance privée, publiés à titre posthume, en évoquent bien d’autres, pour ses proches et pour lui-même – le motif de la maison livre un peu de cet intime dont il n’aime pas parler : nombreuses chambres d’étudiant peintes en détail dans ses lettres à sa sœur Ioanna ; premières adresses athéniennes, 2 rue Kyvélis, tout près du Musée archéologique, puis à Plaka, 9 rue Kydathinaion : après le départ d’Ionie et durant les années d’études, elles constituent un havre de tranquillité au sein du cocon familial resserré par l’exil15, puis deviennent des ruches d’hommes de lettres avant de se trouver, pour la maison de Plaka, au centre des combats menant à la guerre civile ; résidences diplomatiques ou chambres d’hôtel en faisant office, qu’il améliore ou dont il se plaint. Aucune ne le laisse indifférent, bien au contraire, et toutes sont des lieux de composition. « Au fond », écrit-il en octobre 1946, conquis par le cadre de la villa Galini (Sérénité) à Poros où il prend deux mois de vacances, « mon idéal serait d’être comme ce Rodakis d’Égine, toujours en train de réparer et d’orner sa maison. Les poèmes ne viendraient qu’en plus, le don de Dieu »16. Avec le voyage, son apparent contraire, la maison participe de la création de l’humain et d’une poésie dont les racines plongent au lieu même où Séféris est né, l’Ionie, le reliant au temps des origines, Bible et épopées homériques tout ensemble :

pratiques savantespratique artistiquepoésie« La première chose que Dieu créa fut le long voyage.
Et cette maison qui attend
Avec sa fumée bleue et son chien vieilli
Guettant le retour pour mourir »17.

Ainsi, au commencement sont les maisons, jalons essentiels et manifestes de toute existence :

acteurs de savoirémotion« Maisons, décès, séparations. La vie de l’être humain est faite de temps : temps de semer, temps de moissonner, temps du chagrin, temps de la joie, temps de l’amour, temps de la solitude. Si tu penses comme ça, tu pourras même à l’instant le plus bas te soutenir, car cet instant aussi appartiendra à l’un des temps de ta vie »18.

Cette enquête entreprise avec tant d’admiration a permis de réunir une multitude d’informations sur la maison dans l’œuvre de Séféris. Nous nous limiterons ici à quelques éléments concernant trois demeures qui ont profondément marqué sa vie et son œuvre, celles de son enfance en Ionie, à Skala et à Smyrne, et la villa Galini à Poros.

1.2.1. Smyrne et Skala

construction des savoirstraditionpatrimoine matériel construction des savoirspolitique des savoirsguerre acteurs de savoircommunautéfamilleLa famille Séfériadis a quitté l’Ionie au début de la guerre de 1914 et les deux maisons d’enfance de Georges ont pu être vendues juste avant l’incendie de Smyrne par les Turcs, le 31 août 1922. Mais la Catastrophe fait totalement basculer la situation : « Il n’est pas simple d’avoir démarré dans la vie avec le mépris de l’argent, et maintenant de devoir rester souvent à jeun le soir. Et avec, en plus, toutes ces ruines et ces morts tout autour », écrit sa sœur Ioanna, se remémorant l’année 1923 19. Les populations grecques implantées depuis des millénaires sont définitivement chassées des côtes orientales de l’Égée. Irrémédiablement perdues, ces demeures patrimoniales sont dès lors associées à la dépossession et à la transmission brisée, au déracinement et au rétrécissement, aux crimes impunis de la guerre20. Elles hantent désormais le poète tout entier :

pratiques savantespratique artistiquepoésie« Tout ce que j’ai aimé a disparu avec les maisons
Neuves l’autre été
Qui ont croulé sous le vent d’automne »21.

acteurs de savoircommunautéfamilleL’une comme l’autre étaient anciennes et amples, situées sur le rivage de l’Egée loin duquel Séféris ressentira toute sa vie un sentiment d’asphyxie partout où n’est pas la mer22. Mais elles appartenaient à deux espaces opposés et complémentaires, la ville et les champs.

Côté Smyrne, la grande maison cossue à trois étages où Georges est né le 29 février 1900 et où il résidait durant l’année scolaire, avec son escalier qu’il descendait sur la rampe. Sa mère en avait hérité de son propre père, le capitaine Georgeakis. L’enfant y avait sa chambre personnelle, avec un petit bureau pour le travail, tandis que son frère Anghélos et sa sœur Ioanna, plus jeunes, en partageaient une autre. En plus des pièces de réception et de la grande salle de jeux, elle comportait une vaste « pièce aux icônes », lieu et signe de la piété familiale23. Mais c’est aussi dans la cour de cette maison que l’adolescent avait brûlé ses livres à la fin de la dernière année scolaire en Ionie : elle signifie également des mois d’école exécrés où il n’attendait qu’une chose, rejoindre Skala, l’« échelle » de Vourla, reliée à Smyrne par un modeste bateau.

espaces savantslieumaison acteurs de savoircommunautéfamille acteurs de savoirémotionanxiétéCôté Skala, sur le petit port du village de pêcheurs, « notre maison »24, celle de la nostalgie, d’un « nous » familial au complet dont le sentiment sera encore plus aigu après la disparition de la mère et celle d’Anghélos 25. Devant, elle faisait face à l’île d’Anaxagore et un caïque familial, le Vana, permettait d’aller pêcher en mer, la nuit. À l’arrière, les vignes couraient dans les vestiges familiers de l’antique Clazomènes. Elle était toute proche de la maison de la grand-mère maternelle, avec son vieux platane, ses oiseaux, son puits à noria.

pratiques savantespratique artistiquepoésie inscription des savoirsécriture construction des savoirstraditionhéritageLéguée au petit Georges par son grand-père maternel, cette maison lui appartenait en propre. Sur les murs extérieurs, il « avait marqué ses initiales partout où il pouvait arriver en grimpant. Et c’est à lui que, plus tard, le gardien en remit la clé qu’il conserva, tel un trésor, avec toute sa rouille »26. Aussi constitue-t-elle l’une de ses toutes premières sources d’inspiration. À propos de grenades et de poulpes évoqués dans ses premiers vers (1922-1923), Séféris écrit à Katsimbalis dont il vient de faire la connaissance : « Je n’avais encore à cette époque pas la moindre idée de Valéry […] Songe que mes années de petite enfance, je les ai vécues près de la mer (ce sont ces années qui fournissent au poète ses images) et que notre potager était plein de grenadiers »27.

Dans la cave, au moment de partir juste avant la guerre, sa mère avait caché un sarcophage de l’ancienne Clazomènes que des ouvriers venaient de découvrir dans les vignes28. C’est cette maison de vacances qu’il considère comme sa patrie d’origine :

« J’avais quatorze ans, en août 14, lorsque nous avons quitté Smyrne. J’avais très vif en moi le sentiment de ce que signifie « esclavage ». Les deux dernières années, nous n’étions pas allés à la campagne29, à Skala de Vourla qui était pour moi le seul lieu que, maintenant encore, je peux appeler patrie au sens le plus radical du terme : le lieu où ont fleuri mes années d’enfance.
Smyrne, c’était l’école insupportable, les mortels dimanches après-midi pluvieux derrière la vitre : la prison. Un monde incompréhensible, étranger et haïssable. Skala, c’était tout ce que j’aimais […], c’était tout autre chose »30.

Il n’empêche : Smyrne était l’épicentre de l’Ionie grecque, et comme Séféris l’écrit de Londres en janvier 1932, « ma plus grande crise, c’était au moment de la chute de Smyrne. Quand on y pense, comme la chute de la livre [anglaise] semble insignifiante [!]31 ». La douleur de l’épreuve stimule aussi la hauteur du point de vue. Avec le recul, il s’assimile à ces maisons d’enfance, et leur dualité lui semble fondatrice de sa personnalité ambivalente :

« Qui sait, si ma vie est devenue ce qu’elle est devenue et s’est déployée sur deux chemins parallèles – un chemin d’obligations, de patience et de compromis, et un autre qu’a parcouru sans complaisance, libre, mon moi le plus profond –, c’est que j’ai connu et vécu, ces années-là, deux mondes clairement distincts : le monde de la maison de ville et le monde de la maison des champs »32.

Comme le souligne à son tour Yves Bonnefoy, ces maisons, signe matériel du temps, lient tradition et modernité, vie et mort, enracinement et exil :

« Il n’est pas indifférent qu’un enfant ait vécu à Clazomènes l’été, entre des pêcheurs et la vigne, et à Smyrne, grand port “retentissant” où l’Europe et l’Asie, l’intemporel et le siècle, les rituels et les marchandises se mariaient richement pour la conscience charmée ; puis que l’exode de tout un peuple, dans le sang et les larmes du désespoir, l’ait séparé à jamais de l’heureuse terre natale :
Tout ce que j’ai aimé a disparu avec les maisons
Neuves l’autre été
Qui ont croulé sous le vent d’automne,

a écrit Séféris […] et ce n’est pas là qu’une image […] Georges Séféris a passé une grande part de sa vie à être grec – à servir la Grèce – dans les pays étrangers, et il a bien été ce voyageur empêché de rentrer au port qu’il évoque dans ses poèmes »33.

pratiques savantespratique artistiquepoésieEt le vers final du poème « Les maisons » n’est lui non plus pas anodin :

« Tu sais les maisons sont promptes à nous en vouloir, quand on les déserte »34.

acteurs de savoirémotion espaces savantslieumaisonMême si le poète « n’aime point qu’on attribue sa conception dramatique de l’univers à la seule catastrophe d’Asie Mineure »35, cette vision le poursuit toute sa vie. La maison de Skala devient un refuge mythique, maternel, contre tous les maux, notamment la solitude et la hantise du tarissement poétique. Elle offre un socle matériel au rêve régressif d’un retour au foyer des origines. En 1921, le père redouté, inquiet de voir son fils seul à Paris ne pas se consacrer entièrement à des études de droit prises en horreur, annonce son retour dans la capitale. Le poète confie à sa sœur :

« Je voudrais être dans une maison près de la mer, avec les fenêtres grandes ouvertes : le vent ferait flotter les rideaux légers. Je serais confortablement assis dans un profond fauteuil, comme si je sortais d’une grave maladie ; des gens s’occuperaient de moi et marcheraient sur la pointe des pieds autour de moi… »36

espaces savantsterritoireîleC’est une petite île face à ces mêmes fenêtres que cet été-là, épuisé par ses révisions, Georges a un moment souhaité élire pour dernière demeure :

« La mer à Skala me rappelle un testament que j’avais composé il y a deux ans, un soir de cafard. J’écrivais que si je venais à mourir je voulais être enterré au sommet de la “Pierre solitaire” »37.

construction des savoirstraditionmémoireD’autres fois encore, Séféris sollicite consciemment la mémoire, un peu comme Hugo cherchait à faire tourner les tables à Guernesey. En 1937, c’est à partir de photos et de souvenirs sensoriels des chères figures maternelles, ses racines et ses boussoles, que le poète alors en poste à Korytsa se lance à la recherche du temps perdu, de la présence vive de la maison, du petit port avec son église Saint-Nicolas :

« La maison, quand on l’observe bien à travers les vieux cadres, Se réveille aux pas de la mère sur les marches […] »

pratiques savantespratique artistiquepoésieMais la quête se solde par un échec :

« Ces choses sont de vieilles histoires qui n’intéressent plus personne ;
Nous avons ficelé notre cœur et nous avons grandi […]
Pourtant, c’est là que ta vie change […]
[…] il est très difficile de changer
Quand la maison se trouve dans l’église de pierre
Et ton cœur dans la maison qui s’assombrit,
Toutes portes fermées à clé par la grande main de saint Nicolas »38.

1.2.2. Ulysse chez Circé et Calypso : la villa Galini

acteurs de savoirémotiondésirCar « d’exil en exil, de pays en pays dans ces chambres nues où ne lui appartient que l’araignée du soir, l’image partout transportée de la terre grecque est moins celle d’un souvenir que d’un désir et d’un terme »39. Le poète vit ces tribulations comme une errance aggravée par son propre caractère : il est « écartelé 40 entre [son] pays et le monde ». Au fil du temps, les déménagements de poste en poste lui deviennent de plus en plus pénibles41. Dès 1932, une lettre de Londres à Katsimbalis, qui possède une maison familiale, « Trianemi », au nord d’Athènes, résume ce sentiment :

« Si tu savais comme je suis étranger en dehors de la Méditerranée et plus spécifiquement en dehors de l’Egée […] Il fut un temps où moi aussi, j’avais un Trianemi près d’une mer ; je m’en suis séparé à treize ans car les persécutions avaient commencé. À quatorze ans, je suis parti pour Athènes qui, à cette époque, était pour moi une terre d’exil ; de dix-huit à vingt-cinq ans j’ai vécu à Paris la vie plus ou moins bohème que tu sais. De vingt-cinq à trente-deux à Athènes, avec un travail et au début dans des conditions très difficiles qui rarement m’ont laissé respirer […] Je ne suis pas pour deux sous cosmopolite ; au mieux, un homme de la mer, ce qui n’est pas du tout la même chose »42.

Ailleurs, il murmure :

« … bien que je sois né
Près de la mer que je déroule et que j’enroule entre mes doigts,
Quand je suis fatigué – je ne sais plus où je suis né »43.

espaces savantscirculationexpédition construction des savoirspolitique des savoirsguerreMais Séféris n’a pas perdu la raison : en 1931, si l’exil professionnel à Londres le déprime, il est pleinement conscient que la maison qui lui manque est désormais celle d’Athènes, l’Attique, dans la Grèce qu’il sert. Cette nostalgie du pays rend Séféris solidaire de tous les déracinés, les exilés, les réfugiés, de tous ceux que la guerre a altérés car « les gens soumis à l’instabilité, aux errances et aux guerres, bien que leur grandeur et leur valeur puissent varier et se détériorer (ces questions, je n’en parle pas), se meuvent pourtant toujours entre les mêmes monstres et les mêmes frayeurs »44. Aussi, commentant l’Odyssée, ressent-il pleinement à la fois la force d’attraction de la demeure de Circé et la supériorité de celle d’Ithaque :

construction des savoirstraditionmythologie« La maison de Circé est la première maison que voit Ulysse après bien des tourments, de nombreux meurtres et imbécillités (l’outre des vents) qui lui ont coûté cher ; c’est le premier luxe qu’il trouve : le bain chaud, le soin plein d’attention, la table abondante, le lit haut et le corps de la belle femme. Cette maison est douce : elle transforme les compagnons qui n’ont pas péri en cochons. Ulysse goûte avec joie ce plaisir ; jusqu’à quel point et comment, nous ne le savons pas, car il a autre chose en tête : sa propre maison. Voudrais-tu que nous nommions sa propre maison la lumière ? C’est ici que commence La Grive »45.

acteurs de savoirprofessionécrivain espaces savantslieubibliothèque acteurs de savoircommunautéfamilleÀ Poros, c’est ce plaisir, la douceur de la villa Galini (Sérénité) construite en front de mer (voir ill. p. 70) qui séduisent un moment tous les sens du nouvel Ulysse. Résidence de la sœur de Marô, cette demeure où « tout exhale une odeur de romantisme (sens anglais) éventé, du dernier quart du siècle passé », avec sa véranda qui donne sur la mer et les collines d’en face46, une bibliothèque dont « la plupart des livres sont d’écrivains anglais oubliés »47, a abrité nombre d’artistes et d’hommes de lettres. Elle aussi a marqué l’œuvre de Séféris à qui le vent, l’île de Saint-Jean, la grotte et le figuier rappellent « violemment » Skala 48. En 1940, un premier et bref séjour enchante le poète. La fenêtre, motif capital de l’œuvre séférien, ouvre sur le paysage du vendredi saint à la manière des « vedute »italiennes :

pratiques savantespratique discursiverécit« J’écris devant la fenêtre ouverte, c’est la fin de l’après-midi. Les cloches lentes du vendredi saint et toutes les heures, un coup de canon […] Par la fenêtre, des pins, un morceau de mer, dans le fond, le cap est coupé sur le col par la route qui va vers le monastère. En dehors des cloches du deuil, grande tranquillité […] Depuis hier, les nerfs fatigués se désengourdissent : comme si, dans la tête, une carapace se brisait – quelle vie ! Ce séjour au grand air, je l’attendais depuis des mois […] L’atmosphère de Poros m’a totalement conquis »49.
Figure 4. La villa Galini à Poros. Photo
Figure 4. Figure 4. La villa Galini à Poros. Photo http://boraeinai.blogspot.com

acteurs de savoirémotionMais c’est surtout en 1946, où Séféris y réside deux mois et compose La Grive que, dans un premier temps, le sentiment de bien-être rapproche Galini de la maison de Circé :

« D’ailleurs, la villa ‘Galini’, cette maison victorienne, rouge Pompéi, m’a donné pour la première fois, après tant d’années, le sentiment de la maison solide, et non du campement provisoire : de cette marchandise dont j’ai pris l’habitude de penser qu’on ne la fabrique plus »50.

construction des savoirstraditionmémoireAu rapport mémoriel qui lie le nouvel Ulysse à Skala et Smyrne, phares dans un monde en perpétuel mouvement, cette villa ajoute une puissante composante onirique et sensuelle, conduite et intensifiée notamment par la musique instrumentale et phonique51. Personnifiées, les trois maisons matérialisent et résument l’attraction exercée sur le poète par les diverses formes du principe féminin.

Cependant, dans un second temps, tel Ulysse, Séféris s’écarte : « Poros n’est pas ‘mon endroit’. Bien qu’il figure parmi le petit nombre de campagnes grecques où j’ai un ‘passé’, ce n’est certainement pas le pays qui me convient », note-t-il dès le 13 août 1946, à propos de « ce lieu clos avec sans doute beaucoup de sortilèges, quelque chose d’une fosse de lascivité avec la lune au-dessus »52. Le 9 octobre, il note à nouveau : « Cette atmosphère de serre chaude de Poros. J’aurais eu besoin de plus d’air »53, puis le 24 octobre : « Poros est Capoue ». Face aux pièges de l’enfermement dans ce qu’il a appelé « la chambre à coucher d’une cocotte »54, c’est la dominante originelle et vitale, maternelle, qui l’emporte :

construction des savoirslangage et savoirsgenremythe« Ainsi Ulysse, après tant de catastrophes, et d’autres qu’il sent à venir, songe à cette chose bizarre que les gens appellent : maison. Il finit par la voir comme une personne vivante, ou comme une forme humaine : ce sentiment, il l’avait d’ailleurs lorsqu’il lui arrivait d’entrer dans d’autres manoirs :
Se réveille aux pas de la mère sur les marches,
Quand la main borde le lit ou arrange la moustiquaire,
les lèvres qui soufflent la flamme de la bougie
– souvenirs d’enfance. Ce sont de tels souvenirs qui lui reviennent aussi dans le palais de Circé. Il rêve »55.

C’est aussi la nostalgie créée par l’absence de Marouli (diminutif de Marô), l’épouse chérie, qui le remet en marche vers Ithaque :

acteurs de savoircommunautéfamille espaces savantslieumaison« Caractère des maisons. Les maisons se groupent également en familles. Ce matin j’ai réfléchi qu’ici, il manque Marouli ; cette maison exige [qu’elle soit là], avec ses petites manies et ses réactions fantasques : les chambres, les corridors, l’escalier, les tiroirs, des objets insignifiants réclament sa présence comme un chat qui a perdu son maître. Peut-être aussi que c’est Poros. Ici, les choses semblent ne pas passer, être hantées en quelque sorte. J’imagine qu’on ne peut tenir longtemps ainsi. C’est l’île de Calypso »56.

En réaction à la dégradation et à l’immobilisation mortifère jaillit à la fin de La Grive une magnifique et syncrétique vision, celle d’une maison à la fois grecque et universelle, ancienne et de tous les temps : « La maison d’Ulysse est la lumière ». Galini devient le lieu d’un nouveau départ, d’un renouveau spirituel au diapason de la nature, de l’amour de Pénélope. À nouveau, c’est à travers le cadre stable de la fenêtre que cette renaissance pacifiée se fait jour57.

pratiques savantespratique discursiverécitCroire à un possible retour n’est invraisemblable que pour qui exclut le miracle de la vie58. À son traducteur Robert Levesque, Séféris écrit : « Le paysage de La Grive est n’importe quel rivage de l’Attique ou de l’Egée, vers la fin de l’été ; la maison, n’importe quelle vieille maison et le naufrage de La Grive n’importe quel naufrage »59. « N’importe quelle vieille maison ? » En effet, face à cette lumière, le poète doit savoir se garder de l’éblouissement et conserver une part d’ombre :

« Cette lumière, ce paysage, ces jours, commencent à me menacer sérieusement. Je ferme les volets pour pouvoir travailler. Je dois me protéger de la beauté comme les Anglais de la pluie […] Aujourd’hui j’ai compris pourquoi Homère était aveugle ; s’il avait eu des yeux, il n’eût rien écrit. Il avait vu un moment, pour un temps limité, ensuite il n’a plus vu »60.

1.3. « Je cherche ma vieille maison »

Plus que pour la nature bucolique ou les paysages romantiques, Séféris ressent en effet une attirance quasi viscérale pour les vieilles maisons où la lumière varie et pour leur contraire, la mer. Cette quête le ramène à sa propre dualité61.

1.3.1. « Dans une grande maison pleine de fenêtres ouvertes »

espaces savantslieumaison Skala est bien l’aune à laquelle, consciemment ou non, il évalue tous ses autres lieux de résidence, appréciant par exemple le calme de Sceaux62 où la fenêtre ouvre sur la phantasia :

« J’ai la chance d’avoir une belle vue de ma fenêtre : je peux voir une petite colline et j’imagine que derrière il y a la mer, notre chère maison, maman et toi, mais je n’y vais pas, par caprice »63.

construction des savoirstraditionmythologiePar caprice ou pour ne pas briser le rêve ? C’est à nouveau par les fenêtres que le poème se dilate à l’échelle de la mythologie, de l’amour, de la poésie et de la lumière cosmique, vie et mort :

« Chante, petite Antigone, chante…
Je ne parle pas du passé, je parle de l’amour. […]
Celui qui n’a jamais aimé aimera,
Dans la lumière.
Et tu es
Dans une grande maison pleine de fenêtres ouvertes,
Courant de pièce en pièce, sans savoir
De quel côté d’abord jeter les yeux.
Parce que les pins, le reflet des montagnes et le chant des oiseaux
Vont disparaître […] »64.

construction des savoirstraditionmémoireDans sa mémoire, tout est grand. Par sa stature, la maison se dresse, évident refuge, arche au cœur de l’ouragan mortifère ; l’ampleur de l’architecture, des tables signifie la force du lien familial :

« Sur notre gauche, le vent du sud souffle à nous rendre fous.
Ce vent qui dénude les os de leur chair.
Parmi les pins et les caroubiers, notre maison.
De grandes fenêtres. De grandes tables
Pour écrire les lettres que nous t’avons écrites
Depuis tant de mois, et que nous jetons
Au cœur de la séparation pour l’égaliser »65.

Skala incarne le rêve d’un cadre matriciel dont la perception résiste au temps, mais où celui-ci et ses misères seraient abolis, dans une quiétude proche de la mort : en 1921, après s’être séparé de Kirsten, la jeune Norvégienne rencontrée à Paris, il écrit à Ioanna :

« Si je le pouvais, j’aurais une maison sans aucune horloge, dans un endroit où la différence entre le jour et la nuit se verrait le moins possible. Et si c’était possible un éternel crépuscule ou une aube éternelle. Une mer avec de toutes petites vagues, absolument semblables, et en face de moi, une belle île que je ne pourrais jamais atteindre »66.

espaces savantslieumaisonVingt ans plus tard, à Jérusalem, sa maison-refuge contre l’instabilité essentielle de l’existence et une nature trop sauvage lui apparaît en rêve :

« Cette idée d’un monde qui ne soit pas à découvert ni privé d’un cadre si bien qu’on ne le perçoit plus, cette vision, je l’ai eue en rêve la nuit dernière. Je me trouvais à Skala, ou plutôt, je regardais Skala […] Je devais me trouver entre la ‘maisonnette’ et le ‘môle des bateaux’. Une mer d’un calme extraordinaire. On aurait pu décrocher le soleil qui l’éclairait et le mettre dans son sac. Tout, les bittes d’amarrage sur la jetée, les boiseries, les arches, les caïques, les fenêtres, tout était fidèle, comme on le dit d’un chien. Et j’avais le sentiment brûlant que tout cela m’appartenait, avait presque été fait par moi, comme si j’étais un enfant et que tout cela avait été mes jouets »67.

Durant toutes ces années, Séféris imagine la possibilité d’un retour, non sans appréhension comme en témoigne, en 1938, le « Retour de l’exilé ». Dans ce poème en forme de ballade populaire, un dialogue se noue entre un moderne Ulysse rentrant dans une maison qu’il ne reconnaît pas, où tout a rapetissé, et son épouse hésitant à le reconnaître :

pratiques savantespratique artistiquepoésie– « Mon vieil ami, que cherches-tu ?
exilé depuis des années tu es revenu
avec des images que tu as nourries
sous des cieux étrangers
loin du pays qui est le tien.
– Je cherche mon vieux jardin ;
les arbres m’arrivent à la ceinture
et les collines ressemblent à des bancs de pierre […]
Je cherche ma vieille maison
avec ses hautes fenêtres
assombries par le lierre.
Je cherche la colonne antique
que visait le marin.
Comment veux-tu que j’entre dans cette bergerie ?
Le toit m’arrive aux épaules
et si loin que je regarde
je vois des hommes à genoux ;
on dirait qu’ils font leur prière.
– Mon vieil ami, ne m’entends-tu pas ?
peu à peu tu t’habitueras ;
ta maison est celle que tu vois
et à cette porte frapperont
bientôt tes amis, et les tiens
t’accueilleront avec douceur […]
La nostalgie t’a créé
un pays qui n’existe pas, avec des lois
hors de la terre et des hommes »68.

D’ailleurs, la Grèce tout entière n’est plus que rétrécissement, privation, dessèchement :

« Notre pays est reclos, tout en montagnes,
Qui ont pour toit jour et nuit le ciel bas.
Nous n’avons pas de fleuves, nous n’avons pas de puits,
Nous n’avons pas de sources.
Quelques citernes seules, vides aussi ;
Elles résonnent et sont pour nous objets d’adoration […]
Il nous paraît étrange d’avoir pu autrefois construire
Nos maisons, nos cabanes et nos parcs à moutons.
Et nos mariages avec leurs couronnes fraîches et leurs bagues
Deviennent d’insolubles énigmes pour notre âme »69.

1.3.2. « Et je suis entré dans ma maison vide »70

acteurs de savoircommunautéfamillePourtant, en 1950, quelques mois après le soudain décès d’Anghélos, le frère bien-aimé, Séféris alors en poste à Ankara prend la terrible décision de retourner au royaume de la mort voir les maisons de leur enfance : « maisons perdues et retrouvées ? »71 De celle de Smyrne, il ne reste rien :

« Nous sommes descendus au Tüccar Külübü (Cercle du Commerce), le Sporting d’antan ; là, par derrière, se trouvait autrefois notre maison. Samedi soir. En bas, on danse […] Comme s’il voulait me réconforter, le diplomate qui m’accompagne me glisse à voix basse : ‘Les Grecs disent que les Turcs ont incendié Smyrne ; les Turcs disent que ce sont les Grecs qui y ont mis le feu. Qui peut savoir la vérité ?’ Je n’ai aucune envie de discuter […]
Dimanche 2 juillet. Et à l’aube par la fenêtre, la mer et les Deux-Frères : c’est tout […] – personne ne revient. Smyrne a perdu son ombre, comme les fantômes »72.

construction des savoirstraditionmémoireEn route vers Skala, malgré une mémoire fonctionnant avec une absolue fidélité, il ne réussit pas à reconnaître la maison de son oncle. Le petit village est devenu un gros bourg. Mais ces changements ne l’affectent pas, contrairement à ceux de Smyrne défigurée, la veille : « Je suis totalement lié au visage de Skala […] Je sais […] que j’ai fait quelque chose comme défier les morts, violer la nature des choses : un acte éhonté. Il est trop tard pour revenir en arrière ». Cependant, lorsque muni de ses seuls mots et de la flûte des champs, il entre sous le regard des poètes disparus dans sa maison ruinée et vide, la mémoire et les chants du passé s’amalgament au présent. Orphée à jamais dépossédé, il confie son désarroi :

« Les vitres de la fenêtre d’en bas brisées, la porte en fer horriblement rouillée : on n’a pas dû la repeindre depuis notre époque. J’en ai encore la clé à Athènes. Michalis Bougas, qui gardait la maison au moment de la catastrophe, me l’a remise vers 1934. C’était la seule chose qu’il avait pu sauver, avec la vie de sa femme et de ses enfants, quand il a réussi à échapper au massacre sur un radeau. Les volets de l’étage du haut pourris : on dirait qu’ils ne sont jamais fermés. Les murs lépreux. J’ai essayé de regarder à l’intérieur de la maison : j’ai pu distinguer la cloison vitrée de la salle à manger ; plus loin, il ne faisait pas assez clair. Pendant que nous prenions des photos, deux ou trois enfants ont surgi de la porte rouillée comme de gros rats […]73.

Il prend alors trois photos, pour son ami Katsimbalis, dont deux dans son village. Dans la marge de la première, il note : « Séféris chez lui, 2.7.50 ! ». Au dos, il explique : « 1. La maison de Seferis, 2. La maison de grand-mère ». Sur la seconde : « Quelle situation. Seféris dans son village, 2.7.50 » (voir ill. p. 75) 74.

Figure 5. Séféris devant sa maison à
              Skala, 1950. Photo K.E.M.M.E
Figure 5. Figure 5. Séféris devant sa maison à Skala, 1950. Photo K.E.M.M.E

pratiques savantespratique artistiquepoésie acteurs de savoirémotionPar cette quête d’une extrême émotion, par ce courage, la terrifiante vision de la mer dans l’Apocalypse qui, à l’annonce du Jugement dernier, « rendit les morts qui étaient en elle », se renverse : Aphrodite y renaîtra et la création poétique aussi. Mais si un espoir peut être entrevu, si l’impitoyable réel peut être dépassé, il ne peut être aboli : le grain doit mourir pour pouvoir revivre (Jean,12, 24). Il raconte la suite à sa sœur :

acteurs de savoiracteur non humainanimal« Là-bas, à la pointe tout près du phare, j’ai tourné brusquement le dos aux maisons qui me regardaient comme regardent les animaux malades. Tellement qu’on aurait dit que le peu de vie qui leur restait encore ne tenait qu’à moi… Je regardais mes îles »75.

L’exilé s’interroge alors toujours davantage sur les rapports du réel, de la mémoire et de l’imaginaire, sur la possibilité et la pertinence de conserver l’image originelle de ses maisons, forme même du destin, le sien associé à celui de tous les Grecs d’Asie Mineure, de tous les exilés :

« Tant et tant de choses ont défilé devant nos yeux
Que nos yeux mêmes ont fini par ne rien voir, sinon plus loin,
Et en arrière, la mémoire […]
Pour avoir si bien connu ce destin qui est le nôtre,
Errant parmi des pierres brisées pendant trois ou six mille ans,
Fouillant dans des bâtisses effondrées qui furent peut-être nos maisons,
Essayant de nous rappeler dates et hauts faits,
[…]
Pourrons-nous mourir d’une mort ordinaire ?76

espaces savantslieumaison acteurs de savoirémotionCette désolation, cette déception marquent un tournant dans sa vie et dans son œuvre : désormais « sa maison n’est plus celle qu’on lui avait prise mais celle qu’il est en train d’habiter, dans sa nouvelle patrie »77, à Chypre d’abord, puis à Athènes, rue Agras, avec Marô, là où est « l’amour, maison apaisée de l’homme (Mencius) »78. Mais peut-on tirer un trait sur de telles maisons d’enfance ? Lorsqu’à Cambridge, en janvier 1960, lui est remis le titre de docteur honoris causa et qu’un discours mentionne Smyrne et Clazomènes, il vibre tout entier : « Skala était venue jusqu’ici ! C’est ce qui m’a ému plus que tout »79.

Notes
1.

Séféris inscrit ce mot tout seul au beau milieu d’une page blanche de son Journal le lendemain du 22 octobre 1944, où il rentre enfin chez lui à la Libération, trêve de quarante-cinq jours avant le début de la guerre civile.

3.

Lettre 35 envoyée à Keeley de l’ambassade de Grèce à Londres, [juillet 61], Γιώργος Σεφέρης [Georges Séféris]-Edmund Keeley, Αλληλογραφία [Correspondance] 1951-1971, Athènes, Ek. Agra, 1998, p. 145, notre traduction.

4.

« Sur un vers étranger », Londres, Noël 1931. Georges Séféris, Pages de Journal (1925-1971), traduction du grec, choix, présentation et notes par Denis Kohler, Mercure de France, 1988, p. 129, désormais abrégé Pages.

5.

« Έχω μετακομιστεί τόσες φορές στην ζωή μου που με πιάνει λαχάνιασμα μόνο και με τη σκέψη » [On m’a tellement de fois fait déménager dans ma vie que j’en ai le souffle coupé rien que d’y penser], écrit-il exaspéré le dimanche 3 juin 1945, Mέρες E’ [Meres E’-1er janvier 1945-19 avril 1951], Athènes, Ikaros, 1977, notre traduction, p. 17. Sa carrière l’a mené de l’Albanie à la Crète, l’Égypte, l’Afrique du Sud, la Turquie, le Liban (Syrie, Jordanie et Irak), Jérusalem, Chypre, Londres à nouveau. Sur Georges Séféris, sa vie, son œuvre, ses prix et distinctions (docteur honoris causa de l’université de Cambridge puis de Princeton), l’essentiel de son abondante bibliographie polyglotte, voir notamment les travaux très complets de Denis Kohler, L’aviron d’Ulysse. L’itinéraire poétique de Georges Séféris, Les Belles Lettres, 1985 ; Georges Séféris, Qui êtes-vous ?, La Manufacture, 1989. En grec, voir entre autres les articles du numéro/hommage de la revue Η λέξη [I Lexi], 53, mars-avril 1986, 475 p. ; P. Boukalas, Γιώργος Σεφέρης, série « Eλληνες ποιητές », Kathimerini ek., vol. 2, 2014, avec le CD [« Georges Séphéris lit Georges Séphéris », en grec] ; les émissions télévisées ΕΚΠΟΜΠΕΣ ΠΟΥ ΑΓΑΠΗΣΑ / Freddy Germanou, https://archive.ert.gr/73817 Giorgos Séféris. Sur les maisons de Séféris, voir aussi en grec https://www.lifo.gr/now/athens/ta-spitia-ton-logotehnon-stin-athina ; en anglais https://www.ascsa.edu.gr/index.php/archives/george-seferis-content-list.

6.

Lettre 181 à Katsimbalis, 17.1.49, in Γιώργος Κ. Κατσίμπαλης και Γιώργος Σεφέρης, « Aγαπητέ μου Γιώργο », Αλληλογραφία (1924-1970) [« Mon cher Georges, Correspondance »], en grec, éd. D. Daskalopoulos, Athènes, Ikaros, 2 tomes, 2009, notre traduction, désormais abrégé A, t. 2, p. 91.

7.

Lettre 314 à Katsimbalis, 26.12.52, A, t. 2, p. 320

8.

Lettre 390 à Katsimbalis, 25.4.59, A, t. 2, p. 401

9.

Yves Bonnefoy, Dans la lumière d’octobre, préface à Georges Séféris, Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets, traduits par Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar ; préface d’Yves Bonnefoy, postface de Gaëtan Picon, Paris, Gallimard, 1963, désormais abrégé Poèmes, p. 9.

10.

Bonnefoy, op. cit., p. 10

11.

Dans Visages de Séféris, postface à Poèmes, p. 191.

12.

Il écrit à Robert Liddell : « J’aimerais avoir une longue discussion sur l’unité de la tradition grecque. Je sais que vous comprenez que ce n’est pas par vanité nationale que je raisonne ainsi, mais parce que c’est pour moi la seule façon d’avoir une claire vision de la Grèce », in Pages, 15 décembre 1941, p. 273.

13.

Georges Séféris, entretien avec E. Keeley, Princeton 1968, traduction D. Kohler, in Georges Séféris, Qui êtes-vous ?, op. cit., p. 377. Cet ouvrage comporte en annexe une traduction française des entretiens de Séféris à la télévision suédoise en 1963 et avec Keeley en 1968, une chronologie et une bibliographie.

14.

18 septembre 1940, Mέρες Γ’ [Meres Γ, 16 avril 1934-14 décembre 1940], Athènes, Ikaros, 1977, p. 241. Notre traduction.

15.

« 12 janvier [1928, rue Kyvélis] : je rentre de la rue : ma chambre. Je connais le lit qui m’attend, et le réveil demain matin, et le travail quotidien. Dehors, la nuit était douce, les rues humides. Mon âme libre, et toutes ses fenêtres ouvertes […] Je retrouve les anges qui avaient disparu, je sens leurs ailes battre autour de moi. C’est la première fois que j’éprouve, dans ma chambre, ce sentiment du repos, de l’interruption, de l’absence que ressent l’homme du pays dans une forêt éloignée […] », Mέρες A’ [Meres A], en grec, Athènes, Ikaros, 1975, p. 103, notre traduction.

16.

Pages, 3 novembre 1946, p. 346

17.

Transvaal, 11 janvier 1942, « Stratis le marin parmi les agapanthes », in Journal de bord II, Poèmes, p. 126.

18.

[MeresΓ, 18 septembre 1935, p. 29

19.

Jeanne [Ioanna] Tsatsos, Georges Séféris, mon frère, traduit du grec par Christiane Pillard et Marie-Hélène Pliaka, Grasset, 1978, désormais abrégé JT, 1923, p. 195

20.

« Et qui a éventré le nourrisson, la femme et la maison ? », « Sur scène », trad. Lorand Gaspar, in Trois poèmes secrets, Poèmes, p. 176.

21.

XVIII, Mythologie [Mythistorima], achevé à Athènes en décembre 1934, publié en 1935, in Poèmes, op. cit., p. 36

22.

De Paris où ses études de droit l’oppressent, le 13 février 1922, il écrit à sa sœur : « Je vais mourir d’asphyxie… Je veux la mer, pour la respirer », JT, p. 145.

23.

JT, 1912-1918, p. 21-22

24.

Voir aussi JT, 1912-1918, p. 33

25.

Ioanna l’a décrite en détail : « Toujours cet espoir de retourner à Skala ! Aspiration frustrée qui le poursuivra toute sa vie », in Georges Séféris, mon frère, JT, 1919-22, p. 95. « Skala n’était pas pour nous une simple campagne. C’était une sorte de lieu magique où nous accordions nos chimères, où nous trouvions un refuge dans les moments difficiles et oppressants de la vie […] Nous étions libres, libres d’une liberté de la qualité la plus rare […] Là-bas se trouvaient toutes les propriétés familiales du côté de ma mère […] Notre maison de Skala s’étendait sur le rivage, étroite, bâtie toute en longueur. Les jours de grand meltemi, les vagues recouvraient la chambre de devant, celle des parents, où se trouvait le fameux grand lit, vrai champ de bataille des enfants », in JT, 1912-1918, p. 32-35.

26.

D’après JT, 1919-1922, p. 62

27.

Lettre 22 à Katsimbalis, 12 novembre 1931, A, t. I, p. 100. Notre traduction.

28.

Ibid., JT, 1919-1922, p. 62

29.

En grec, le terme « campagne » peut embrasser tout ce qui ne fait pas partie de la ville : campagne, montagne, bords de mer.

30.

Georges Séféris, Ms Sept. 41, Dokimes [Essais], t. III, Paraleipomena (1932-1971), Athènes, Ikaros, 1972, notre traduction, désormais abrégé Ms Sept. 41, p. 17-18.

31.

Lettre 42 à Katsimbalis, A, t. I, p. 150

32.

Ms Sept. 41, p. 17-18

33.

Bonnefoy, op. cit, p. 13

34.

« Ξέρεις τὰ σπίτια πεισματώνουν εὔκολα, σὰν τὰ γυμνώσεις ». Nous citons ici la traduction de M.-C. Fauvin et C. Perrel, Georges Séféris, Entre la vague et le vent : poèmes choisis, peintures de H. Xenos, préface de Th. Hatzopoulos, La tête à l’envers, 2017.

35.

Robert Levesque, cité dans Georges Séféris, Qui êtes-vous ?, op. cit., p. 158

36.

JT, 1919-1922, p. 116

37.

JT, 1919-1922, p. 135

38.

« Piazza San Nicolo » [composé l’été 1937], in Journal de bord I [publié en avril 1940], Poèmes 1933-1955, p. 97

39.

Gaëtan Picon, Visages de Séféris, Poèmes, op. cit., p. 195

40.

En français dans le texte. Lettre 100 à Katsimbalis, 5 août 1933, A, t. I, p. 318.

41.

Lettre 231 à Katsimbalis, 3.9.50, A, t. II, p. 208-209

42.

Lettre 81 à Katsimbalis, 12 octobre 1932, A, t. I, p. 259-260

43.

« Un mot sur l’été », traduction de J. Lacarrière et E. Mavraki, in Poèmes, op. cit., p. 82

44.

Voir D. Kohler, Georges Séféris, Qui êtes-vous ? , op. cit., p. 226

45.

Lettre 212 à Katsimbalis, 27 décembre 1949, A, t. II, p. 150

46.

Journal (1945-1951), traduit du grec par Lorand Gaspar, Mercure de France, 1973, désormais appelé Journal (1945-1951), p. 71

47.

Journal (1945-1951), p. 52

48.

Journal (1945-1951), 25 octobre 1946, p. 75

49.

[Meres] Γ, 26 avril 1940, p. 186

50.

Lettre 212 à Katsimbalis, 27 décembre 1949, A, t. II, p. 152

51.

Ibid.

52.

Journal (1945-1951), 13 août 1946, p. 50

53.

Journal (1945-1951), p. 61

54.

Journal (1945-1951), p. 49

55.

Lettre 212 à Katsimbalis, suite

56.

[Meres] E’ (1945-1951), 28 octobre 1946, p. 74

57.

Voir Pages, 2 décembre 1946, p. 347

58.

Voir Ch. Papazoglou, « Le ‘miracle’ : expérience et perspective de la poésie séférienne », in Journée d’étude Georges Séféris (2000), Strasbourg, 2007, p. 16

59.

Voir D. Kohler, Georges Séféris, Qui êtes-vous ?, op. cit., p. 243 et suiv.

60.

Journal (1945-1951), 23 octobre 1946, p. 73

61.

Voir [MeresΓ, 10 juillet 1940, p. 211

62.

JT, 1919-1922, p. 131

63.

La Grive, III, Poros, 31 octobre 1946, in Poèmes 1933-1945, op. cit., p. 152

64.

La Grive, III, Poros, 31 octobre 1946, in Poèmes 1933-1945, op. cit., p. 152

65.

VII, Vent du sud, Mythologie, in Poèmes 1933-1955, op. cit., p. 27

66.

JT 1919-1922, p. 107

67.

Pages, 6 décembre 1941, p. 289

68.

« Le retour de l’exilé » [Athènes, printemps 1938], in Journal de bord I, traduction Vincent Barras, Melchior, Genève/Morges, 2000, p. 17

69.

X, Mythologie [Mythistorima], in Poèmes 1933-1955, op. cit., p. 30

70.
[« Mnimi A »], v. 24, Journal de bord III (1955), notre traduction
71.

Gaëtan Picon, Visages de Séféris, postface à Georges Séféris, Poèmes 1933-1955, op. cit., p. 192

72.

[Meres] E’, 1er juillet 1950, p. 196

73.

[MeresE’, 2 juillet 1950, p. 198-200

74.

Lettre 240 à Katsimbalis, 9.12.50, A, t. II, p. 221 et note 3

75.

JT, 1922-1925, p. 182

76.

XXII, Mythologie, Poèmes 1933-1955, op. cit., p. 38. Ibid., p. 3

77.

Papazoglou, art. cit., p. 18

78.

« Notes pour un poème (mai-juin) », in Pages, 7 octobre 1946, p. 339

79.

JT, 1922-1923, p. 18