Alain Schnapp

Abstract

Customary and family education are, since the 1990s, being replaced with schooling in Africa south of the Sahara. Owing to the influence of sponsors and Ngos, schooling is reaching out into isolated areas, such as the Gurma province of Gnagna in Burkina Faso. What prospects does « local knowledge » have in this context ? Although curricula set store on this sort of knowledge, teachers tend to adopt methods involving denial, refusal, exploitation or identification. These four processes vary depending on how schooling fits into the village setting (public schools, Ngo bilingual schools, literacy centres). The local knowledge discussed in the classroom tends to be practical (technical, behavioural, local) know-how rather than cognitive categories (such as the causality of magic). Teachers do not deal with the latter because they know nothing about them, disparage them or lack distance. Local knowledge, when extracted from its original cognitive categories, is, we assume, condemned to petrification and extinction. Paradoxically, the absence of debates in schools about local cognitive categories allows the latter to survive and be used.

1.

espaces savantscirculationdiffusion construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire acteurs de savoircommunautéfamille typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologiepsychologie sociale typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologie espaces savantslieuécole construction des savoirséducationapprentissage construction des savoirséducationcycle éducatifenseignement primaire construction des savoirspolitique des savoirs construction des savoirséducationL’éducation familiale et communautaire, que de nombreuses recherches anthropologiques ont analysée, est restée jusque dans les années 1990 un mode majeur d’éducation en Afrique subsaharienne : dans des pays comme le Burkina Faso, le Mali, le Niger ou la Guinée, la majorité des enfants n’allait pas à l’école (Lange 2006). Ils étaient pris en charge par un système d’éducation, d’initiation, de formation destiné à leur dispenser des savoirs locaux1, généralement oraux, dont l’intérêt scientifique, social ou culturel a été largement souligné par ces études. Mais, en 1990, la conférence de Jomtien a lancé la politique de l’Éducation pour tous (Ept) qui vise la scolarisation primaire universelle dans les pays du Sud, et ce dans des délais les plus brefs possibles. Depuis, les taux de scolarisation se sont accrus de sorte qu’aujourd’hui, la plupart des pays subsahariens déclarent avoir des taux nets de scolarisation à l’école primaire dépassant les 60 % et que dix-sept pays annoncent même dépasser le seuil des 80 % (Unesco 2010)2. Les conséquences de ce développement récent et massif de l’école n’ont fait l’objet que de rares travaux qui portent davantage sur les systèmes d’éducation que sur les modes de pensée locaux (Bonini 1996 ; Gérard 1997). Pourtant, l’ept est guidée par des experts internationaux et financée par des bailleurs de fonds étrangers (Banque mondiale, Unesco, Agence française de développement, Organisations non gouvernementales, etc.). Elle promeut un modèle éducatif uniformisé au niveau mondial, fondé sur des savoirs scolaires et des normes éducatives occidentales qui ont été adoptés petit à petit officiellement par les pays bénéficiaires. La domination de ce modèle semblerait vouer les savoirs locaux à l’étiolement ou à la disparition, mais, à ce jour, aucune étude ne nous en a encore montré les mécanismes.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialespsychologiepsychologie sociale typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences de l’éducation acteurs de savoirprofessionprofesseur construction des savoirstraditiontransmission espaces savantslieuécole construction des savoirséducationCet article analyse comment les savoirs locaux sont traités dans les écoles et prend l’exemple des dispositifs éducatifs présents dans la province gourmantché de la Gnagna, située au nord-est du Burkina Faso. Cette province est un terrain privilégié pour étudier les transformations scolaires : son taux de scolarisation est à la fois l’un des plus faibles du monde (moins de 30 % des enfants allaient à l’école en 2004-2005) et l’un de ceux qui augmentent le plus rapidement (le nombre d’écoles publiques a pratiquement doublé entre 2002 et 2006). L’enquête a été menée durant quatre années pour analyser les savoirs proposés dans les écoles : leur élaboration par les décideurs internationaux et nationaux, leur transcription dans des outils pédagogiques, leur transmission en classe et leur mobilisation par les anciens élèves dans leur vie quotidienne. C’est sur l’étape de transmission des savoirs que cet article insiste. Dans un premier temps, il invite le lecteur à pénétrer dans l’univers villageois pour saisir la manière dont les différentes écoles et leurs enseignants sont intégrés dans l’espace communautaire. Il propose ensuite d’entrer dans les salles de classe des écoles publiques et des écoles bilingues associatives afin d’analyser comment les enseignants abordent les savoirs locaux. La dernière partie examine les centres d’alphabétisation et dégage une constante commune à l’ensemble des dispositifs éducatifs étudiés3.

1.1. Les relations entre les écoles et les villages : du rejet à l’assimilation

construction des savoirséducation espaces savantslieuécoleDans la Gnagna, la première école date seulement de 1947 et la grande majorité des adultes reste aujourd’hui analphabète. L’arrivée d’une école dans un village constitue toujours un événement dont le déroulement ne manque pas d’influencer l’acceptation mutuelle entre enseignants et villageois. Mais les écoles ne s’implantent pas toutes de la même manière dans les villages. Si les écoles publiques classiques scolarisent encore la majorité des élèves au Burkina Faso, une multiplicité d’autres dispositifs gérés par des opérateurs privés se déploie : écoles bilingues étatiques ou associatives, centres de formation associatifs pour les jeunes, écoles privées confessionnelles et laïques, etc. Chacune de ces écoles développe des normes spécifiques et entretient des rapports particuliers avec le milieu et les savoirs locaux.

construction des savoirstraditiontransmission construction des savoirslangage et savoirsgenredialogue construction des savoirséducationapprentissageJ’examinerai à ce sujet les dispositifs mis en place dans la province de la Gnagna voués à être pérennisés et qui concernent le plus d’élèves : les écoles publiques classiques (qui dispensent leurs cours en français), les écoles bilingues d’Ong dites « Cbn1» (qui ont recours à la fois au français et au gourmantché) et les centres d’alphabétisation (où seul le gourmantché est requis)4. Je comparerai l’intégration de ces écoles dans les villages, d’abord d’un point de vue institutionnel, ensuite de celui des relations entre les acteurs. Bien que l’ept soit globalement porteuse d’une conception occidentale et libérale du monde (Lewandowski 2008), nous verrons qu’il est nécessaire de rejeter l’idée d’une école unique et de situations uniformes de rencontres entre savoirs scolaires et savoirs locaux.

1.1.1. Intégrations matérielles et symboliques des écoles au village

acteurs de savoirémotionpessimisme construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeLes écoles publiques classiques sont les héritières historiques de l’école coloniale tant d’un point de vue institutionnel que symbolique. L’« école » a commencé à s’implanter avec la colonisation à la fin du xix e siècle au Burkina Faso en enrôlant de force les élèves. La scolarisation était alors utilisée et perçue comme un outil de l’administration coloniale : les familles la fuyaient. Ce rapport à l’école s’est progressivement modifié au cours de la période coloniale et après l’indépendance, tout en restant difficile dans de nombreuses zones isolées du Burkina Faso, comme les pays gourmantché et lobi (Baux 2007). Dans ces espaces, si beaucoup d’enfants ne sont pas scolarisés, c’est souvent par manque d’offre scolaire, aussi bien qu’en raison d’une faible demande de la part des familles. Non seulement l’« école » n’est pas toujours considérée par ces dernières comme capable d’améliorer leurs conditions de vie, mais elle est même parfois perçue, en cas d’échec, comme une cause possible d’appauvrissement (Lewandowski 2007a).

acteurs de savoirémotionpeur acteurs de savoircommunautéinstitution acteurs de savoircommunautéfamille construction des savoirslangage et savoirslanguefrançais acteurs de savoirprofessionprofesseur construction des savoirséducationcycle éducatifenseignement primaire espaces savantslieuécole construction des savoirséducationLes écoles publiques classiques dispensent, uniquement en langue française, six ans d’enseignement pour préparer les élèves au Certificat d’études primaires (Cep). Les classes présentent la plupart du temps des sureffectifs : les maîtres enseignent généralement à une cinquantaine d’élèves, mais ce nombre peut s’élever à une centaine dans les chefs-lieux de départements. C’est le premier type d’école auquel les Gourmantché pensent lorsqu’on évoque la scolarisation ; elle est dénommée Bonpiencogu : l’« école des Blancs ». Pour les villageois, elle symbolise souvent à elle seule, encore aujourd’hui, la présence du système administratif, car très peu d’infrastructures ont été développées dans la province par les administrations coloniales et étatiques (peu de centres de santé et de police, pas de voies goudronnées, ni de systèmes d’adduction d’eau ou d’électricité). Les villages ne décident pas de l’arrivée d’une école : c’est l’État qui planifie les constructions, d’après une carte scolaire élaborée avec l’aide de ses services décentralisés. Les chefs locaux (chefs de village et chefs de terre), qui sont chargés de désigner les terrains où construire l’école, choisissent des espaces non seulement à l’écart du village, mais aussi parfois insalubres. L’insalubrité peut être environnementale (bas-fonds) ou magique. Dans de nombreux cas, l’emplacement est par conséquent considéré comme hanté par des esprits mauvais (djin maléfiques, par exemple), comme en témoigne cet enseignant de l’école de Tangay à propos d’une école construite il y a un peu plus de vingt-cinq ans : « L’école existe depuis 1984-1985, elle a été mise à côté d’un cimetière, un endroit dangereux laissé comme ça… […] moi je ne suis pas à l’aise ». Le fait de donner un emplacement considéré comme dangereux est une manière de ne pas opposer un refus frontal aux « Blancs » (personnel burkinabè ou étranger travaillant dans les administrations et les Ong) tout en s’assurant que la présence de l’école sera de courte durée (les enseignants auront peur, les esprits « gâteront l’affaire », etc.). Cette attitude de rejet varie selon les villages et se modifie après plusieurs années d’activité : l’école peut devenir alors un objet de fierté pour les villageois, un fanion qui rehausse l’image du village. Les bâtiments scolaires sont, en effet, rectangulaires et construits en matériaux solides (briques, tôles) : ils se distinguent des cases rondes en torchis et sont visibles de loin dans la savane. Ainsi, qu’elle soit rejetée ou montrée, l’école publique restet-elle un espace matérialisé à l’extérieur de la vie villageoise.

Les écoles bilingues d’Ong sont des dispositifs historiquement plus récents. Elles ont connu un essor particulier à partir des années 1990 avec l’arrivée de financements liés aux politiques d’Éducation pour tous5. Les écoles observées ici, les Cbn1 de l’association Tin Tua6, dispensent des cours en gourmantché et en français durant cinq années (au lieu de six), en vue de préparer le Cep. Les effectifs, moins élevés que dans les écoles publiques classiques, restent importants (une quarantaine d’élèves). Elles représentent moins l’institution administrative et davantage le milieu du « développement » avec sa manne financière et son prestige. Le village qui reçoit une école bilingue est souvent choisi par l’Ong selon les critères de l’État, mais aussi en fonction de « groupements paysans » préexistants : l’association a sa propre carte d’intervention et choisit parmi « ses villages » celui dont le groupement est le plus dynamique. L’implantation d’une école bilingue fait alors l’objet de négociations et de tractations entre groupements, responsables villageois, Ong et services décentralisés de l’État. Sa venue annonce le rapprochement d’une Ong, donc de ses fonds et de ses contacts qui attirent les « courtiers » villageois, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1997). D’une manière générale, le village est plus impliqué dans la venue d’une école, qui se situe couramment près des habitations – même si ce n’est pas toujours le cas, comme le montre la photographie de l’école bilingue d’Hatéry, proche du modèle de l’école publique [Ph. 1].

construction des savoirséducationprogramme d’enseignement construction des savoirséducationapprentissageLes centres d’alphabétisation sont la plupart du temps gérés, eux aussi, par des Ong, en particulier depuis la fin des grandes campagnes étatiques d’alphabétisation (Sanwidi 1989). Les cours y sont dispensés uniquement en gourmantché, sur deux ou trois années, à raison de deux à quatre mois par an en saison sèche. Ils ne visent pas le Cep, mais l’apprentissage de connaissances de base, comme lire, écrire et compter. Ce dispositif est bien différent des deux précédents, d’autant plus qu’il est censé concerner davantage les jeunes et les adultes que les enfants. Il est cependant intéressant de le présenter ici, car certaines familles ont tendance à y recourir pour leurs enfants en remplacement de l’école publique classique qui les soustrait aux travaux domestiques et champêtres. Il est aussi et surtout essentiel en tant qu’espace de rencontre entre savoirs scolaires et savoirs locaux. Dans la province de la Gnagna, en effet, il existe, selon les sources, entre 300 et 700 centres d’alphabétisation pour lesquels le nombre d’élèves est généralement peu élevé (une vingtaine). Le centre d’alphabétisation (gulimencemacogù : « école » en gourmantché) représente typiquement une institution intégrée au village : son implantation est tout autant liée à la volonté des Ong qu’à celle des villageois. Les bâtiments sont habituellement rectangulaires – comme les écoles –, mais en paille et situés au cœur du village ; ils sont construits par les villageois eux-mêmes et utilisés pour diverses activités non scolaires [Ph. 2].

Cette diversité des modes d’intégration des écoles au village – allant du rejet (physique et magique) à l’assimilation, en passant par la cohabitation – est confirmée par les types de relations qu’entretiennent les maîtres et les villageois.

1.1.2. Les relations entre élèves, enseignants et familles

acteurs de savoirmodes d’interactionconflictualité acteurs de savoirémotionpeur construction des savoirséducationcycle éducatifenseignement primaire acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoircommunautéfamille espaces savantslieuécole construction des savoirséducationLes élèves envoyés dans les écoles primaires publiques classiques sont officiellement âgés de sept à douze ans, mais ils peuvent atteindre jusqu’à quinze ans dans les cas de mise à l’école tardive et de redoublement. Peu d’entre eux sont issus des classes moyennes (commerçants ou petits fonctionnaires). Les parents d’élèves vivent plutôt difficilement d’une agriculture de subsistance ; ils ne savent ni lire ni écrire, et ne parlent pas français. Certains sont acquis à la cause scolaire, mais beaucoup restent réticents, notamment en raison des modes de vie qu’elle implique et qui éloignent les enfants des travaux champêtres, des coutumes et des codes villageois de socialisation. Les enseignants, quant à eux, représentent la figure-type de l’étranger : ils ne parlent pas gourmantché et ne peuvent donc communiquer dans les marchés ou durant les fêtes coutumières, ni participer aux conversations animées des dolotières (gargotes où l’on boit la bière de mil locale). Ce sont principalement de jeunes hommes, citadins, qui ne connaissent pas les dures conditions de la vie villageoise. Ne pas avoir d’électricité ni de téléphone, ne rien trouver au marché certains jours, rester « bloqués » lors des intempéries (etc.) sont autant d’aspects de la vie quotidienne qui ne leur apparaissent que comme de grands sacrifices : «Mieux vaut souffrir en faisant le bien qu’en faisant le mal », écrit un instituteur à la craie dans son logement pour « garder le moral ». Ces enseignants ont un niveau scolaire correspondant à la classe de troisième et sont formés en une seule année dans les Écoles nationales des enseignants du primaire (Enep). Cette formation, à la fois courte et très théorique, ne les aide guère à s’adapter à des milieux aussi différents du leur. Ils sont, de plus, généralement sans expérience professionnelle. Dans ces conditions, leur principale aspiration est souvent de quitter la province pour un « meilleur poste ». En attendant, ils vivent entre eux, à l’écart des villageois, dans les logements de fonction construits à côté des écoles. Les villageois leur inspirent fréquemment du mépris, parfois de la peur, comme le raconte une jeune femme venue en stage d’institutrice à Piéla :

« Les Gourmantché sont méchants, si tu es un homme, que tu t’approches de leurs femmes… Même, si tu es une femme et que tu refuses les hommes, ils vont te waker [te jeter un mauvais sort]. Leur wak est vraiment puissant, hein ! Moi, j’habite seule, j’avais peur ».

acteurs de savoircatégorie socialeclasse dominante acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoircommunautéassociationDes associations de parents d’élèves (Ape) et de mères d’élèves (Ame) sont supposées créer du lien entre l’école et le village, et fonctionner sur le modèle « démocratique participatif ». Mais, elles sont rarement actives ou dominées par quelques notables, laissant la plupart des villageois indifférents. Officiellement, les services décentralisés de l’État se doivent d’assurer une supervision et un accompagnement, mais, dans les faits, le manque de personnel et de moyens de locomotion ne permet qu’un faible suivi : les enseignants se sentent « seuls » au village. De la sorte, le bâtiment scolaire, à l’écart du village, constitue parfois l’unique lieu de rencontre entre ces deux univers socio-culturels différents que sont, d’une part, les élèves et, de l’autre, les maîtres.

acteurs de savoircommunautéfamille acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration construction des savoirslangage et savoirslangueLa situation est sensiblement différente dans les écoles bilingues d’Ong. Leurs élèves sont issus des mêmes catégories sociales que ceux des écoles publiques classiques. En général, les familles rurales ne disposent pas de plusieurs écoles à proximité de leur logement et il leur est impossible d’envoyer leurs enfants loin, en raison de l’absence de moyens de transports. Aussi, contrairement à ce qu’avancent certaines Ong, mettre son enfant dans une école bilingue correspond plutôt à une nécessité pratique qu’à un choix fondé sur des questions pédagogiques ou idéologiques7. Les enseignants ont à peu près le même niveau d’étude que dans les écoles publiques, mais ils reçoivent une formation professionnelle initiale, dispensée par l’Ong, plus intensive que celle des Enep publiques. Ils sont, de plus, mieux encadrés et suivent une formation continue. Ces formations, plus appliquées, insistent sur la « pédagogie active », l’expression des enfants et l’« intégration » de l’enseignant au village. Les instituteurs sont assez jeunes, mais avec souvent une précédente expérience associative ou professionnelle, ce qui les favorise lorsqu’il s’agit de faire « leur place » dans le village. Surtout, ils sont issus du même milieu, sinon socioculturel, du moins linguistique, puisqu’ils parlent gourmantché. Ils s’adaptent donc plus aisément aux habitudes villageoises et participent davantage à la vie locale. C’est le cas à Sorgo, comme le décrit un jeune homme originaire du village :

« — D’abord, il y a eu l’alphabétisation, ensuite l’école. Les habitants ont construit les logements des maîtres : quatre maisons dans une même cour au milieu du village. Une en dur et trois en banco […]
Est-ce que les enseignants y sont bien ?
— […] Quand ils n’ont pas de cours, ils jouent avec les jeunes du village. Les jeunes filles viennent faire la cuisine pour les célibataires et n’ont pas honte de venir alors que si c’était plus isolé, elles ne viendraient pas les aider […]. Ici, l’enseignant du Cp2 demande du bois pour sa cuisine, les vieux viennent le visiter. Et quand un enseignant n’a pas de réveil, le délégué peut venir le réveiller s’il le lui demande ».

acteurs de savoirmodes d’interactionsociabilité acteurs de savoircommunautéassociationDans ce type d’écoles bilingues, les associations qui impliquent les parents d’élèves sont plus dynamiques : elles sont parfois issues de groupements préexistants et se développent grâce à des liens interpersonnels entre certains villageois et les Ong. Ces dernières ont, en effet, de plus grands moyens que les services étatiques pour assurer une présence « sur le terrain ». Globalement, les enseignants de ces écoles bilingues sont socialement plus proches de leurs élèves, avec lesquels ils entretiennent des relations en dehors des situations de classe. Le bâtiment scolaire devient alors un lieu de rencontre au même titre que d’autres lieux de sociabilité.

construction des savoirséducation acteurs de savoirsexe et genreféminin construction des savoirséducationapprentissageDans les centres d’alphabétisation, les élèves sont plus âgés et issus de familles encore plus défavorisées que dans les écoles classiques ou bilingues, dont ils ont souvent été exclus. En raison des exigences des bailleurs de fonds et des périodes annuelles d’enseignement, le nombre de filles et de femmes, apprenantes comme enseignantes, est plus important que dans les écoles. Les enseignants ont un niveau initial plus faible (3e année d’alphabétisation ou Cep) ; ils sont formés par les Ong en pédagogie et en andragogie8 durant quelques semaines seulement. Ils ne sont pas forcément jeunes pour autant et, surtout, ce sont des Gourmantché, fréquemment issus d’un village voisin. Ils possèdent donc un degré d’insertion déjà élevé dans les liens familiaux et communautaires du village. Peu payés, ils vivent avec les villageois, ou font les allers et retours depuis leur domicile en vélo :

« — Généralement, l’alphabétiseur n’enseigne pas dans son propre village […] on doit le loger et le nourrir deux à quatre mois […].
Est-ce qu’il arrive que l’alphabétiseur soit méprisant avec les gens du village ?
— Avant oui, mais maintenant avec le guide [d’andragogie], c’est fini. De toute façon, c’est difficile pour lui de se gonfler trop car il est de la même région ; les gens le connaissent », explique un responsable administratif villageois (Rav).

acteurs de savoircommunautéfamille acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoirmodes d’interactionamitiéAinsi, dans les centres d’alphabétisation, les enseignants sont pratiquement issus du même milieu, voire de la même parentèle que leurs élèves. Ces liens sont encore renforcés par la supervision des centres, qui est réalisée par d’anciens alphabétiseurs employés par les Ong.

acteurs de savoirmodes d’interaction pratiques savantespratique intellectuellehiérarchisationPeur de l’étranger, cohabitation négociée, proximité d’un parent : les enseignants des trois types de dispositifs entretiennent des relations très différentes avec les villageois. Or, cette insertion est déterminante dans l’usage qu’ils feront en classe des programmes et des savoirs locaux9.

1.2. Les savoirs locaux dans les écoles : de l’ignorance à l’instrumentalisation

construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisation construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire construction des savoirstraditiondestruction acteurs de savoircatégorie socialepeuple construction des savoirséducationapprentissage construction des savoirspolitique des savoirscolonialismeLes programmes scolaires actuels sont issus d’un long cheminement historique. Durant les premiers temps de la colonisation, une des principales missions assignées à l’école était de former des subalternes capables de servir l’administration coloniale. Il s’agissait alors essentiellement d’apprendre à lire, à écrire et à compter en français ; mais aussi d’éradiquer la plupart des savoirs locaux, considérés comme « arriérés » et entravant le nouveau modèle social colonial (par exemple, les « dialectes », les pratiques magiques, les codes sociaux, etc.). À cette période d’éviction volontariste, a succédé un processus chaotique et ambigu de réhabilitation (en particulier des langues, des techniques artisanales ou agricoles et des savoirs historiques, littéraires, géographiques ou botaniques liés au milieu des élèves). Cette réhabilitation, d’abord portée par quelques enseignants coloniaux, puis, surtout, par des élites africaines après les indépendances, a récemment été partiellement captée par des acteurs extérieurs (Lewandowski 2006).

construction des savoirstraditionhéritage matérialité des savoirsinstrumentinstrument de communication construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaireDepuis une vingtaine d’années, en effet, les savoirs locaux font l’objet de fortes concurrences au niveau mondial. C’est leur importance écologique et économique qui a suscité au début l’intérêt, comme en témoignent la convention de Rio, premier texte international à prôner leur protection, ou encore l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (Ompi) qui tente de limiter leur pillage par les industries pharmaceutiques du Nord, par exemple. En matière scolaire, l’ensemble des bailleurs de fonds s’accorde sur la nécessité de mobiliser les savoirs locaux, mais leurs objectifs divergent. La Banque mondiale est devenue, en 1998, le « chef de file »10 de l’ensemble des bailleurs de fonds sur cette question. Elle met l’accent sur l’argument de l’efficacité, schématiquement résumé ainsi : prendre en compte les savoirs « autochtones » permet de mieux pénétrer le milieu pour faire acquérir aux populations de nouveaux savoirs qui leur sont indispensables pour « lutter contre la pauvreté » et favoriser la croissance11. Mais, cet objectif utilitariste, instrumentalisant les savoirs locaux pour pénétrer le milieu, n’est pas partagé par tous : des institutions comme l’Unesco ou certaines Ong insistent, par exemple, sur la valeur de ces savoirs au nom de la « promotion des peuples » ou de la « diversité culturelle ». Ces divergences sont visibles dans l’usage des langues nationales qui est perçu, par les uns, comme un outil pour mieux apprendre le français, tandis qu’il est considéré, par les autres, comme un savoir en soi indispensable pour le développement psychomoteur et socioculturel de l’élève12. Ce type d’ambivalence se retrouve dans les pratiques des écoles publiques et des écoles bilingues associatives.

1.2.1. Dans les écoles publiques : ignorance, rejet, instrumentalisation

construction des savoirséducation construction des savoirslangage et savoirslanguefrançais inscription des savoirslivreéditionLes programmes des écoles publiques classiques sont réalisés par des employés du ministère de l’Éducation burkinabè avec parfois le soutien de coopérations internationales. Les manuels scolaires sont en français et leur marché est capté principalement par quelques grandes maisons d’édition françaises comme Hachette13. Même si l’État burkinabè reste pilote dans ce domaine, la présence financière et culturelle de la coopération et des maisons d’édition françaises n’est donc pas négligeable. On retrouve notamment dans les programmes officiels les principales orientations des politiques d’Éducation pour tous, ainsi que les concepts pédagogiques actuellement valorisés en Occident14. Les programmes scolaires prônent un rapprochement avec le milieu d’origine des enfants, l’utilisation de la Pédagogie par objectifs (Ppo) et la prise en compte des savoirs locaux. Mais, en pratique, les manuels scolaires et, surtout, les cours maintiennent des enseignements classiques sous forme de disciplines et ne donnent pas de place spécifique à ce type de savoirs. Le manque de formation des maîtres, leurs conditions de vie au village et le nombre pléthorique d’élèves les incitent à favoriser une pédagogie cœrcitive susceptible de faire respecter la discipline : transmission par cours magistraux, ordres, cris, punitions, châtiments corporels (au moyen de courroies de mobylettes et de martinets artisanaux). De fait, cette approche exclut l’expression par les élèves de leurs savoirs pré-acquis, qu’il s’agisse de savoirs scolaires ou de savoirs locaux. Dans ce contexte, les écoles publiques classiques oscillent souvent entre trois approches des savoirs locaux : l’ignorance, le rejet et l’instrumentalisation.

construction des savoirsépistémologieignoranceL’ignorance tout d’abord, car les enseignants ne connaissent parfois pas les savoirs locaux gourmantché et ne peuvent donc pas les mobiliser en classe. Un instituteur m’explique, par exemple :

« — Pour la morale aussi, on fait [doit faire] référence à ce qu’ils savent du village. Bon, mais ça dépend de chaque endroit. Moi, je ne connais pas bien ici, je suis étranger.
Ah, bon, et vous êtes là depuis combien de temps ?
— Quatre ans.
Mais, c’est beaucoup !
— Oui, mais chaque vacance, je rentre chez moi.
Et le soir ?
— Le soir, il n’y a pas le temps, il faut préparer les cours ».

espaces savantsterritoirelocal construction des savoirséducationCet enseignant cultive volontairement une place d’étranger ignorant les réalités du village et se place ainsi dans l’impossibilité d’utiliser les savoirs locaux en classe. En refusant les contacts avec les villageois, il dispense ses cours hors de tout contexte culturel.

construction des savoirsépistémologiecroyance typologie des savoirsobjets d’étudepensée acteurs de savoircommunautéfamille espaces savantslieuécole acteurs de savoirmodes d’interactionconflictualitéDans d’autres cas, les enseignants connaissent les savoirs locaux, mais ne souhaitent pas les utiliser : c’est l’approche par rejet. Un exemple de dénigrement nous est fourni par un directeur d’école au sujet d’un texte de manuel relatant un conflit entre l’école et le village. Dans ce texte, l’école souhaite transformer en potager scolaire une parcelle de terrain que le village revendique en tant que sentier des ancêtres (Ipam 1990 : 29). Le directeur déclare : « Le but de notre école, c’est justement de mettre fin à des croyances comme celles-ci […]. [Il] est de notre devoir d’enseigner à nos enfants de rire de telles idées ». Ici, l’enseignant directeur communique avec les villageois, mais avec pour objectif de transformer leur mode de pensée. En raison de sa précarité au sein cette communauté, il s’attache à repousser tout ce qui peut se rapporter aux « coutumes » ou évoquer un milieu dont il désire s’extraire définitivement.

Figure 1. Chant de l’hymne national devant l’école
              bilingue d’Hatéry, province de la 
              ()
Figure 1. Figure 1. Chant de l’hymne national devant l’école bilingue d’Hatéry, province de la Gnagna (Burkina Faso)

(Cl. Sophie Lewandowski)

Figure 2. Stockage de foin sur le toit du centre
              d’alphabétisation de ,
              province de la  (Burkina
              Faso)
Figure 2. Figure 2. Stockage de foin sur le toit du centre d’alphabétisation de Diepidouli, province de la Gnagna (Burkina Faso)

(Cl. Sophie Lewandowski)

construction des savoirséducation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences cognitives inscription des savoirsécriture pratiques savantespratique discursiveoralité construction des savoirslangage et savoirsgenreconte construction des savoirslangage et savoirslanguefrançais construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire construction des savoirséducationapprentissage acteurs de savoirprofessionprofesseurD’autres instituteurs connaissent et utilisent les savoirs locaux. Cela étant, dans les écoles publiques, ils le font généralement pour mieux amener les enfants à apprendre les savoirs scolaires : c’est l’approche par instrumentalisation. L’usage du conte communautaire en classe est significatif à ce sujet. Au village, loin d’avoir disparu, le conte représente à la fois un divertissement pour les soirées, un mode de transmission des savoirs et un espace de débats pour les jeunes comme pour les adultes. Il est porteur de savoirs communautaires qui se décryptent à un triple degré narratif, initié et ésotérique. Le conte oral propose, en effet, une pédagogie selon plusieurs niveaux de lecture. Quelles que soient sa position sociale et sa maturité, l’auditeur peut dès lors avoir progressivement accès à différents savoirs (informations factuelles, analyses sociales, révélations magiques) (Lewandowski 2007b). Cette portée heuristique du conte n’est pas reconnue à l’école : la littérature orale n’y est pas utilisée comme source de savoir, mais comme outil pour l’apprentissage d’une discipline. Par exemple, l’instituteur écrit au tableau un conte préalablement traduit en français, propose une lecture silencieuse, pose des questions, explique les mots inconnus, puis demande aux enfants de répéter tout le texte phrase par phrase. Le conte oral gourmantché est ainsi transformé en texte écrit, puis récité dans un français correct. Le passage à l’écrit fige le texte et le simplifie pour le rendre accessible aux enfants dans une langue étrangère, de sorte que seule la trame narrative est conservée : la polysémie du conte, son incitation à la résolution d’énigmes, les débats et les commentaires qu’il suscite sont exclus au profit d’une parole restituée et dictée par le livre et par le maître. Toutes les références au système social et cognitif coutumier sont écartées, seul un décor exotique a été conservé, censé évoquer à l’enfant son milieu d’origine. Par cet exemple d’enseignement, on comprend comment des savoirs pratiques locaux (comme la connaissance descriptive du milieu de l’enfant) sont extraits des catégories cognitives locales (schémas logiques, concepts) pour servir des savoirs pratiques scolaires (en l’occurrence la langue française) et le système de pensée scolaire (ses schémas logiques, ses références morales).

Contrairement à ce que prônent les programmes officiels, les savoirs locaux sont ainsi la plupart du temps ignorés ou dénigrés dans les écoles publiques classiques. Lorsqu’ils sont utilisés, une distinction implicite est opérée entre les savoirs locaux pratiques et les catégories cognitives locales. Les premiers sont utilisés tandis que les seconds sont ignorés au profit des savoirs scolaires (savoirs pratiques et catégories cognitives). À ce niveau de l’analyse, l’observation des écoles publiques classiques corrobore la réflexion de Céline Mercier-Trembley, qui écrivait :

« Sous l’influence [de l’école], les connaissances des générations antérieures se perdent, le savoir traditionnel devient une langue morte, discours clos puisqu’il n’est plus exprimé à l’intérieur des catégories cognitives qui lui conféraient son originalité et son dynamisme ; il échappe à la communauté qui n’est plus apte à le contrôler » (1982 : 667).

1.2.2. Dans les écoles bilingues : instrumentalisation et création d’une nouvelle culture

espaces savantsterritoirelocal inscription des savoirslivreédition construction des savoirslangage et savoirslanguefrançais construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire inscription des savoirslivre acteurs de savoirprofessionprofesseur construction des savoirséducationprogramme d’enseignementLes programmes scolaires des écoles bilingues d’Ong sont établis par des fonctionnaires de ministères et des responsables d’Ong. Ces derniers sont souvent eux-mêmes d’anciens fonctionnaires, pédagogues, enseignants ou linguistes devenus « entrepreneurs d’éducation » dans le secteur associatif. Les ouvrages bilingues représentent un marché en pleine expansion, mais les maisons d’édition françaises s’y intéressent peu : ce sont les Ong qui les éditent. Parmi les auteurs des manuels bilingues, on compte des religieux, des observateurs étrangers, des enseignants et, surtout, des membres d’Ong. Les programmes des écoles bilingues donnent davantage de place aux savoirs locaux : ils proposent en particulier des activités productives et artistiques, accompagnées d’une pédagogie orale renforcée qui peuvent faire appel aux savoirs pré-acquis des enfants. En pratique, les activités productives et artistiques sont rarement mises en place ; mais la pédagogie employée permet aux enfants d’être plus actifs et de faire éventuellement des propositions. Grâce aux programmes, aux livrets pédagogiques, au plus faible nombre d’élèves, à la formation et au suivi des enseignants, ainsi qu’à la proximité socioculturelle entre enseignants et élèves, les savoirs locaux sont moins souvent ignorés que dans les écoles classiques. Pourtant, il s’avère que les enseignants utilisent eux aussi des procédés de dénigrement et, surtout, d’instrumentalisation.

Figure 3. Lecture collective au centre d’alphabétisation
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Figure 3. Figure 3. Lecture collective au centre d’alphabétisation de Piéla, province de la Gnagna (Burkina Faso)

(Cl. Sophie Lewandowski)

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences cognitivesComme dans les écoles publiques classiques, les savoirs locaux pratiques sont détachés de leurs catégories cognitives originelles et mis au service d’autres savoirs, à la différence près que, dans les écoles bilingues, cette technique est utilisée pour la création d’une nouvelle culture morale censée être partagée par tous. Prenons l’exemple de ce texte de leçon d’un livret de lecture de 2e année d’école bilingue :

construction des savoirslangage et savoirsgenreconte L’entretien des champs
« Le champ de Luona est de l’autre côté du fleuve. Chaque année, lui et ses femmes, même s’ils ont cultivé, n’obtiennent rien. Chaque année, c’est la faim pour Luona et ses gens […]. Mais cette année, les conseillers ont fait poser à Luona des cordons pierreux dans son champ. Cela fait qu’il cultive et a d’excellentes récoltes […]. C’est l’abondance ainsi ! […]. Il a acheté trois bœufs et il a commencé à faire un enclos. L’année prochaine, il va pouvoir augmenter la surface de son champ car il va cultiver avec ses bœufs. Ainsi, son profit va également augmenter.
Écoutons bien les conseils pour nos travaux. Si ta tante change de mari, tu changes de parent à plaisanterie. Nous voyons que la vie a changé ainsi, donc nous devons suivre la grande instruction qu’ils amènent pour l’augmentation de notre profit »(Association Tin Tua 2003 : 9, ma traduction).

Le texte mêle du vocabulaire technique (comme la notion de « cordon pierreux »), des concepts liés au milieu du « développement »15 (« profit », « conseillers » en développement) et des références locales (comme le proverbe de la morale finale « Si ta tante change de mari, tu changes de parent à plaisanterie »). L’objectif pédagogique est donné par la dernière phrase : « nous devons suivre la grande instruction qu’ils [les conseillers] amènent pour l’augmentation de notre profit ». Sont ainsi convoqués, au fil du texte, des savoirs locaux, des savoirs scolaires et d’autres issus du milieu du développement au service d’une morale finale qu’on pourrait qualifier de « développementiste », c’est-à-dire rattachée au discours véhiculé par les organisations internationales, les coopérations bilatérales ou certaines Ong, et promouvant un changement social dans les pays du Sud. Le procédé observé dans ce texte (et qu’on retrouve dans tous les livrets bilingues) consiste à juxtaposer des savoirs d’origines hétérogènes pour étayer une démonstration et servir une conclusion univoque de type développementiste. L’efficacité de la morale développementiste provient, d’une part, du fait que cette juxtaposition des savoirs est présentée comme allant de soi et, d’autre part, du fait que les processus de sélection et d’association de ces différents savoirs ne sont pas explicites. La conclusion apparaît dès lors naturelle, logique et acceptable par tous, alors qu’elle est en réalité orientée dans l’intention de diffuser un message bien particulier.

inscription des savoirsgenre éditorialdictionnaire construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire construction des savoirstradition espaces savantscirculationdiffusion construction des savoirséducation inscription des savoirslivre inscription des savoirslivreéditionLa forte présence de membres d’Ong – et, avec eux, de leur culture personnelle et institutionnelle – dans la définition des programmes et dans l’élaboration des livrets scolaires bilingues facilite cette diffusion. Cette place prépondérante s’explique par le manque de moyens dont dispose l’État pour coordonner et contrôler convenablement l’élaboration des programmes bilingues, l’édition des manuels et leur utilisation en classe. Par ailleurs, il n’existe pas – ou très peu – de tradition écrite dans les langues nationales telles que le gourmantché, la plupart des textes ayant été écrits par des religieux, puis par des agents au service du développement. Or, les deux linguistes qui ont réalisé des dictionnaires, contribué à la formalisation écrite de certaines langues nationales et qui font office d’experts, sont aujourd’hui directeurs des deux plus importantes Ong d’éducation bilingue du pays, qui éditent les livrets, écrivent ou coordonnent les textes. En concurrence entre elles, ces deux Ong doivent répondre à des appels d’offres et produire des rapports pour accéder à des financements internationaux, ce qui les amène à s’adapter progressivement aux normes internationales développementistes en matière de pédagogie et de contenus scolaires. C’est ainsi que ce système favorise la mise en place, dans les livrets pédagogiques bilingues, d’une nouvelle culture qui cherche à associer les savoirs locaux et les savoirs scolaires sous l’égide de normes développementistes.

acteurs de savoirémotionpeur construction des savoirsépistémologieignorance construction des savoirséducation espaces savantsterritoirelocalL’instrumentalisation des savoirs locaux est plus fréquente dans les écoles bilingues associatives que dans les écoles publiques où dominent leur ignorance ou leur rejet. Dans les deux dispositifs, le procédé est identique : des savoirs pratiques (et parfois des valeurs morales locales) sont extraits de leurs catégories logiques locales pour être associés à d’autres catégories cognitives. Dans les écoles classiques, ce procédé est mis au service de savoirs scolaires ; tandis que, dans les écoles bilingues, la méthode est utilisée au profit de savoirs scolaires, mais aussi de normes développementistes. Ces dernières, véhiculées par les Ong et les bailleurs de fonds, échappent davantage au contrôle de l’État burkinabè.

1.3. Des savoirs locaux renforcés par l’école ?

construction des savoirslangage et savoirslangue éteinte espaces savantsterritoirelocalAu regard des écoles examinées jusqu’à présent, nous pourrions penser que les savoirs locaux sont destinés à devenir « langue morte », au profit d’autres connaissances et d’autres normes. Pourtant, l’examen des centres d’alphabétisation montrera que la place des savoirs locaux peut être très différente dans un dispositif d’instruction. De plus, l’analyse transversale des procédés utilisés dans l’ensemble des dispositifs permet de relativiser l’idée d’une destruction systématique des savoirs locaux par l’école.

1.3.1. Dans les centres d’alphabétisation : identification, renforcement

acteurs de savoirémotionconfiance acteurs de savoircommunautéfamille acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration inscription des savoirslivre espaces savantslieuécole espaces savantsterritoirelocalLes programmes et les livrets pédagogiques des centres d’alphabétisation sont réalisés par les mêmes catégories de concepteurs que dans les écoles bilingues : bien qu’il s’agisse de directions ministérielles différentes, la place des Ong y est toujours aussi grande. Ces outils pédagogiques insistent tout particulièrement sur la prise en compte des savoirs locaux. Les pratiques des animateurs des centres d’alphabétisation oscillent entre le laisser-faire, l’autoritarisme ou la pédagogie active. Mais, les horaires et tous les principes comportementaux demandés aux élèves sont plus proches des normes villageoises que des institutions scolaires. Les femmes viennent en cours avec leurs enfants, apportent de quoi manger, échangent entre elles pendant les enseignements, etc. À l’instar de ce qui se fait quotidiennement au village, les apprenants travaillent aussi de manière plus collective : ils lisent et, même, écrivent ensemble [Pl. 3].

Dans ce contexte, les savoirs locaux sont souvent abordés, ce qui motive davantage les élèves, les rend plus attentifs et détendus : les adultes comme les enfants rient ou plaisantent presque systématiquement lorsque l’enseignant évoque leur milieu et leurs connaissances. S’ils sont parfois discrédités, les savoirs locaux sont surtout valorisés. Cette valorisation se réalise la plupart du temps sans distance réflexive de la part d’un enseignant qui est lui-même formé par le milieu : l’usage des savoirs locaux s’apparente alors à une situation d’identification de l’enseignant à ces derniers. Il est important de noter que cette identification est généralement tacite. Par exemple, un alphabétiseur peut dispenser un cours critiquant énergiquement l’excision, alors que tout le monde sait que ses propres filles sont excisées. Ses paroles ne convaincront personne : au contraire, c’est le décalage entre ses mots et son comportement social qui contribuera à renforcer les pratiques locales officiellement dénigrées. Cette forte présence implicite des savoirs locaux se remarque dans tous les centres d’alphabétisation. Plutôt que de faire évoluer les élèves d’une culture coutumière à une culture scolaire, c’est l’inverse qui se produit : ce sont les éléments de culture scolaire qui sont introduits dans les schémas de pensée locaux des apprenants. En pratique, il arrive ainsi que des alphabétisés utilisent leurs savoirs scripturaux pour renforcer leurs savoirs locaux. Prenons l’exemple d’un jeune homme ayant été initié à la géomancie (divination par le sable) par son oncle, et qui a pu parfaire sa connaissance de la divination en réutilisant des modes de calculs appris en classe : « Le sable », déclare-t-il, « c’est quelque chose de mathématique. Celui qui a été à l’école apprend ça vite ».

construction des savoirséducationprogramme d’enseignement construction des savoirséducationapprentissage espaces savantslieuécole typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences cognitivesLes centres d’alphabétisation se positionneraient donc, de ce point de vue, à l’exact opposé des écoles publiques classiques et des écoles bilingues d’Ong, puisque ce sont des savoirs scolaires pratiques (comme l’écriture, le calcul, la langue) qui y sont parfois utilisés au service de catégories cognitives locales. L’examen de ces centres pointe également l’importance des non-dits dans la transformation ou la permanence des catégories de pensée. Or, le fait que certains savoirs soient systématiquement non explicités constitue un invariant, commun aux différents dispositifs scolaires, sur lequel j’insisterai maintenant à partir de l’exemple des représentations de la maladie.

1.3.2. Des catégories cognitives locales tacitement conservées

acteurs de savoiracteur non humainmicro-organisme typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismesorcellerie acteurs de savoircorpssanté construction des savoirséducationapprentissageExaminons une leçon intitulée : « Ce n’est pas la sorcellerie, c’est le manque d’hygiène (Suano ka, ku fiangu n poadi) » (Association Tin Tua 2003 : 20, ma traduction). Au cours de la leçon, le maître cherche à expliquer l’intérêt du savon. Il parle de la pratique coutumière habituelle qui consiste à ne pas utiliser de savon, la condamne, puis enseigne la « bonne pratique » (utiliser du savon) en définissant le principe cognitif qui qualifie cette pratique comme bonne (en l’occurrence, la notion de microbe). À aucun moment, il n’évoque le principe logique coutumier qui préside à la pratique habituelle : celui selon lequel les maladies sont provoquées par un élément magique (rendant donc superflue la nécessité de se laver les mains pour chercher à les éviter). Le titre de la leçon contient le terme de « sorcellerie », pourtant l’instituteur n’en parle pas ; ou, lorsqu’il utilise le mot, il le rejette et ne laisse aucun espace de dialogue possible. Observée dans une école bilingue, cette leçon se serait vraisemblablement déroulée de manière similaire ailleurs : les catégories cognitives locales ne sont mises en débat explicitement dans aucun dispositif scolaire.

Les écoles publiques et les écoles bilingues abordent essentiellement des savoirs locaux pratiques ; tandis que les centres d’alphabétisation évoquent des savoirs pratiques et cognitifs locaux, sans explicitation critique. De sorte que, si l’enseignant ne revient pas sur les causes magiques des maladies pour les discuter, cela permet aux élèves de conserver leur logique initiale, de retenir, dans le meilleur des cas, l’explication scolaire afin d’être en mesure de l’exposer lors de l’examen, mais, de ne pas changer leur pratique quotidienne.

acteurs de savoircorpssanté pratiques savantespratique discursiverécitC’est ainsi qu’un jeune alphabétisé s’est présenté chez moi les pieds infectés :

« — Tu as marché sur quelque chose [sur un gri-gri malfaisant car les douleurs de pied et de jambe sont souvent attribuées à des gris-gris enterrés] ?
— Oui.
D’où ça vient ?
— C’est ma belle-mère […].
Tu es parti à l’hôpital ?
— Non, il n’y a pas l’argent.
Mais tu sais, “même si” c’est ta belle-mère, ils peuvent quand même te soigner à l’hôpital […].
— Je vais demander à mon grand frère [l’argent qui manque] ».

pratiques savantespratique rituellesacrifice pratiques savantespratique rituelledivination typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismegéomancie typologie des savoirsobjets d’étudepensée acteurs de savoircorpssanté construction des savoirstraditionLe jeune homme a suivi des cours d’alphabétisation, néanmoins il n’a pas modifié sa conception coutumière de la maladie. Les Gourmantché considèrent, en effet, qu’un individu est formé non pas de deux ou trois éléments comme le suggère la tradition occidentale (corps, âme, esprit), mais de six composantes qui le relient intimement aux autres et à l’invisible (Swanson 1976)16. Parmi ces six composantes, le kikirga, que l’on pourrait traduire par « esprit-guide », influence particulièrement la vie quotidienne de la personne. Ce kikirga, esprit-guide d’Ego, et ceux de ses géniteurs choisiront parmi les maux et les biens (santé, procréation, réussite scolaire, argent, etc.) qu’Ego et sa descendance devront connaître dans leur existence, en formant un vœu prénatal appelé yemiali (« demande faite à Dieu ») (Cartry 1973). Ego est ainsi soumis à son yemiali, mais également aux yemiali de ses géniteurs, à ceux des parents de ces derniers et même, indirectement, au yemiali de son conjoint et des parents de celui-ci. Ego cherchera à influencer le cours de son existence au moyen de sacrifices destinés à contenter les esprits de ses parents (morts ou vivants). Quand une personne tombe malade, elle peut donc consulter un géomancien : la divination par le sable désignera à quel niveau de la parentèle ou des relations se situe le problème et proposera des actions de sacrifices. Ces actions sont évoquées dans un vocabulaire ésotérique, mais identifient aussi des causes psychosociologiques possibles de la maladie. Dans une société où le niveau de vie général est précaire, où la personne vit intégrée au village au sein d’une famille élargie et où les interdépendances matérielles sont fortes, les relations interpersonnelles sont primordiales pour l’équilibre mental et physique de l’individu. Repérer un problème avec des proches permet, en dehors du sacrifice réalisé à leur intention, de modifier son comportement à leur égard (ou à l’égard du clan concerné si les personnes sont décédées). Le jeune homme qui arrive avec les pieds purulents s’apprête à entamer des démarches ésotériques contre sa belle-mère (qui le harcèle et ne lui donne aucun moyen de subsistance). Si un interlocuteur reconnaît verbalement, à la différence de son alphabétiseur, les causes qu’il attribue à sa maladie (« “Même si” c’est ta belle-mère, ils peuvent quand même te soigner à l’hôpital »), il acceptera plus facilement d’aller se faire soigner au dispensaire, car il dépasse la simple juxtaposition des savoirs pour les associer dans la pratique. C’est, en effet, l’explicitation des schémas logiques (dans les situations quotidiennes ou dans les enseignements) qui permet leur transformation.

*

acteurs de savoircorpssanté typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismemagie typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismeésotérisme construction des savoirslangage et savoirsgenreconte typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences cognitives espaces savantslieuécole acteurs de savoircommunautéfamille acteurs de savoirprofessionprofesseur acteurs de savoirmodes d’interactionconflictualité acteurs de savoirémotiondégoût acteurs de savoirmodes d’interactioncollaboration construction des savoirséducationAu Burkina Faso, comme dans de nombreux pays du Sud, la scolarisation ne progresse pas de manière uniforme : à partir d’un modèle normalisé à l’échelle internationale, c’est en fait une multitude de dispositifs qui se développent pour contribuer aux « objectifs du millénaire » en matière scolaire. Chacun de ces dispositifs entretient un rapport particulier avec le milieu dans lequel il s’est implanté : ces rapports, allant du rejet à l’assimilation, conditionnent la manière dont les savoirs locaux sont utilisés en classe au cours des interactions entre le maître et les élèves. Ils sont davantage mobilisés dans les centres d’alphabétisation et dans les écoles bilingues que dans les écoles publiques classiques. Mais, dans aucun de ces dispositifs, les catégories cognitives locales ne sont explicitées et discutées : elles ne sont donc ni valorisées ni éradiquées. L’instituteur de l’école classique utilise la trame narrative du conte, mais pas sa portée sociale et ésotérique ; l’enseignant de l’école bilingue évoque le manque d’utilisation de cordons pierreux, mais n’aborde pas le rapport des agriculteurs gourmantché à la nature et au risque ; l’alphabétiseur stigmatise l’excision, mais passe sous silence ses utilisations sociales et culturelles ; le maître dénigre le non-usage du savon, mais ignore le rapport magique à la maladie. C’est en fait l’absence, dans les débats scolaires, des catégories cognitives locales qui permet à ces dernières d’être conservées et d’être réutilisées dans les pratiques quotidiennes, même si elles sont associées avec d’autres principes logiques. Ainsi conservés dans leurs fondements, force est de constater que, du fait des pratiques scolaires, les savoirs locaux ne disparaissent pas nécessairement.

Notes
1.

Les savoirs scolaires ont une dénomination simple ; en revanche, les autres savoirs sont délicats à nommer. L’expression « savoirs non scolaires » est claire mais les définit par opposition en leur ôtant une part d’existence propre. L’expression « savoirs locaux ou autochtones » insiste sur leur contextualisation et leur caractère ethnique et semble leur interdire la possibilité d’avoir une valeur universelle ; celle de « savoirs prolétaires » fait référence au contexte d’une société de classe ce qui n’est pas vraiment le cas de notre étude ; celle de « savoirs profanes » évoque une certaine laïcité qu’ils n’ont justement pas ; celle de « savoirs populaires » renvoie à des déviances populistes possibles et occulte les hiérarchies de la société concernée ; celle de « savoirs familiaux » est trop restreinte, dans la mesure où de nombreux savoirs sont diffusés plutôt à l’échelle du village ou de la communauté ; celle de « savoirs communautaires ou coutumiers » peut évoquer le mythe de la communauté atemporelle, immuable et consensuelle ; les savoirs « communs ou quotidiens » ne rendent pas compte de tous les savoirs non scolaires, en particulier « des savoirs locaux savants »… La liste pourrait être encore longue (« savoirs vernaculaires », « savoirs indigènes », « savoirs amateurs »…) et rappelle d’emblée leur ambivalence et leur manque de connaissance et reconnaissance spécifique. Je choisis d’utiliser « savoirs locaux » par commodité, car c’est l’une des expressions les plus fréquemment utilisées par les institutions nationales et internationales. Je considère que l’adjectif « local » fait référence à l’origine de ces savoirs (bien que je les considère comme métissés) et non à leur portée, qui peut être universelle. Par l’expression « savoir local », j’évoque des connaissances, des savoir-faire et des savoirs comportementaux. Je ne distinguerai pas les connaissances et les représentations idéologiques, ne souhaitant pas entrer ici dans le débat du « grand partage », pour reprendre l’expression de Jack Goody (1996).

2.

Le taux net de scolarisation (Tns) à l’école primaire correspond au rapport entre le nombre d’enfants en âge d’être scolarisés (de 7 à 12 ans) inscrits et le nombre d’enfants de cette même tranche d’âge. Le taux brut de scolarisation (Tbs) à l’école primaire, lui, a le même dénominateur, mais prend en compte dans son numérateur tous les enfants inscrits, quel que soit leur âge.

3.

À partir de données fondées sur l’analyse de 6 programmes scolaires, 5 ouvrages pédagogiques, 50 observations de classe et environ 60 entretiens qualitatifs avec des enseignants et des élèves. Les descriptions prendront la forme de cas idéal-typiques, afin de souligner les différences entre les dispositifs, bien qu’il existe une grande variété de situations dans chaque type d’établissement.

4.

Il n’existe pratiquement aucune école coranique dans cette région à majorité chrétienne et animiste.

5.

Avant d’être développées au Burkina Faso, des écoles bilingues ont été expérimentées au Sénégal où elles sont dénommées Écoles communautaires de base (Ecb).

6.

Les Banma Nuara 1 (Cbn1) sont des écoles bilingues pour enfants organisées par l’association Tin Tua – une Ong burkinabè intervenant depuis une vingtaine d’années dans le domaine du « développement local » et de l’éducation – et cogérées par l’État.

7.

Les écoles bilingues ont de meilleurs résultats au Cep que les écoles monolingues (Niane 2005), mais il est très difficile de préciser quels sont les principaux facteurs qui favorisent ces scores (langue, formation et encadrement des maîtres, nombre d’élèves par classe, etc.).

8.

Au Burkina Faso, les formateurs et les opérateurs d’éducation utilisent communément le terme d’« andragogie » comme un synonyme de « pédagogie pour adultes », bien que certains chercheurs attribuent au concept une définition plus large (psychopédagogie, sociopédagogie et pédagogie utilisées dans la formation des adultes).

9.

Les leçons faites durant les cours sont sensiblement différentes des ordonnances officielles et sont porteuses de normes spécifiques. C’est ce que la Nouvelle sociologie de l’éducation britannique (Nse) a souligné en distinguant les curricula « formel », « réel » et « caché ». J’utilise la notion de curriculum pour désigner un ensemble organisé dans le temps et dans l’espace de savoirs destinés à l’apprentissage scolaire. Le « curriculum formel » est officiellement proposé par l’administration scolaire ou par les opérateurs d’éducation (il est visible, par exemple, dans les programmes scolaires). Le « curriculum réel » correspond à ce qui est réellement effectué en classe au cours de l’interaction maître-élèves. Le « curriculum caché » représente les codes socio-culturels (comme la hiérarchie sociale, par exemple) implicitement diffusés par le curriculum formel et par le curriculum réel dans les textes et les interactions entre les acteurs en présence.

10.

Dans le milieu des bailleurs de fonds, le chef de file est désigné par l’ensemble des institutions qui financent un domaine particulier pour en assurer la coordination durant une période donnée.

11.

Sur la question des usages internationaux actuels des savoirs locaux, cf. aussi Arjun Agrawal (2002).

12.

Sur les enjeux de l’usage scolaire des langues nationales au Burkina Faso, cf., entre autres, Géraldine André (2007).

13.

Ces maisons d’édition font la plupart du temps appel à des auteurs burkinabè issus de ministères ou de cabinets d’expertise, mais conservent un rôle central de coordination éditoriale.

14.

L’Approche par les compétences (Apc), qui est en promue en Europe et en Amérique du Nord actuellement, n’apparaît pas encore dans ces programmes, mais, son usage était prévu dans le nouveau plan d’éducation décennal (2008). Si cette approche était appliquée, la transformation des savoirs locaux à l’école serait bien plus importante. Cela étant, les premiers résultats d’une enquête que je mène au Sénégal (où la méthode Apc est déjà expérimentée) montrent que les conditions sont loin d’être réunies pour permettre sa mise en pratique effective dans les classes.

15.

« Ceux qui conseillent » (tundikaaba) sont des agents issus du milieu du développement, c’està-dire des institutions et des acteurs extérieurs à une société donnée qui proposent des interventions de transformations techniques et sociales, au sens large du terme.

16.

Des études approfondies, menées dans les années 1970 par Richard A. Swanson et Michel Cartry, et dont l’actualité a été confirmée lors de mon enquête, donnent de précieuses informations sur le sens que les Gourmantché donnent à leurs actions. Je n’en évoque ici qu’un fragment.