1.

En érigeant un monument, une communauté ne dresse pas seulement le portrait d’un grand homme destiné à être honoré. Par ce geste, elle entreprend de réfléchir collectivement à ce qu’elle est et à ce qu’elle désire être. Le monument constitue alors un fait social total, permettant d’observer sous une forme ramassée une culture dans son ensemble. Du 19e au 21e siècle, des dizaines de monuments à la gloire de Dante ont été érigés à travers le monde. Ils peuvent certes souvent signifier : « le poète s’est tenu ici », ou bien : « il a mentionné ce lieu dans ses vers », mais ils proclament surtout : « ici est l’Italie ; ici sont les Italiens ». Pour examiner ces différents monuments et leurs enjeux, nous tenterons de distinguer les diverses phases de leur construction, puis nous nous demanderons comment ces œuvres tentent de représenter le poète et donc la poésie.
1.1. Trois vagues de constructions
1.1.1. Au 19e siècle : « Ici est l’Italie »
C’est tout d’abord l’Italie qui s’est couverte d’hommages à Dante, au moment où la nation passe de l’abstraction à la réalité. Au 19e siècle, chaque ville un tant soit peu importante, à mesure qu’elle rejoint le territoire progressivement conquis et unifié par Victor-Emmanuel II, dresse une sculpture au poète, ou donne son nom à une place, à une rue. Paradoxalement, c’est l’ubiquité de ces tributs dispersés qui forge l’image de l’unité italienne. Plusieurs monuments (Florence, Vérone) sont construits dès 1865, au moment du 600e anniversaire de la naissance du poète, d’autres (Naples, Mantoue) sont érigés en 1871 pour marquer les dix ans de l’unification italienne. Dante, poète national, sert de figure de ralliement aux nationalistes, aiguillonnant le désir d’unité.
Le poète, qui incarne une forme de liberté politique, a été ainsi érigé en père fondateur de l’idée d’Italie. La Divine Comédie a tracé en premier la carte et les frontières de cette entité fantasmée. Et surtout, comme on le sait, Dante crée pour l’Italie une langue qui fond ensemble la multitude de ses parlers régionaux. Cette unité linguistique reflète ce que pourrait être l’unité politique. Dante donne par avance corps au principe qui affirme au 19e siècle : « une nation, une langue ! » Les inscriptions des monuments, vouant l’Italie à Dante, le laissent entendre : « À Dante Alighieri, l’Italie unifiée » (« A Dante Alighieri l’Italia unita »), envisageait-on d’écrire sur le monument florentin, « À l’Unité de l’Italie représentée en Dante Alighieri » (« A l’Unità d’Italia raffigurata in Dante Alighieri »), songeait-on à inscrire sur le monument napolitain. « Il a montré ce que pouvait notre langue » (« Mostrò ciò che potea la lingua nostra »), grave-t-on en 1893 en posant la première pierre du monument de Trente.
Le Dante florentin a été précédé de quelques œuvres (le tombeau de Ravenne en 1781, le cénotaphe de Santa Croce à Florence, installé en 1819 et complété de sculptures en 1830, le Dante de marbre sculpté par Emilio Demi pour les Offices en 1840). Tout concourt pourtant à faire de l’œuvre d’Enrico Pazzi, à Florence, le premier monument à Dante, supplantant en importance tous les autres. Il forme une œuvre pour la nation. Le portrait en pied et son support sont tous deux façonnés en marbre de Carrare, parcelle du sol italien. Florence, la ville qui accueille ce portrait est certes la cité natale du poète (pourtant coupable d’avoir exilé celui-ci), mais elle est aussi provisoirement, depuis 1861, capitale d’Italie, rôle qu’elle cèdera en 1870 à Rome reconquise. L’inauguration du 14 mai 1865, date anniversaire du poète, fait office de fête nationale : le public en liesse incarne la nation qui par là devient visible. Dans un texte écrit depuis Guernesey, et destiné à être lu lors de cette cérémonie, Victor Hugo écrit : « Il semble que l’Italie veuille naître le même jour que Dante. Cette nation veut avoir la même date que cet homme. Rien n’est plus beau »1.
Enfin, c’est le mode de financement qui contribue à donner son importance au Dante. Au 19e siècle, les monuments sont fréquemment érigés par souscription publique. Donner ne serait-ce que quelques piécettes permet à chacun d’apporter une pierre symbolique à l’édification, qui se fait ainsi collectivement. Le monument émane littéralement de la communauté et il devient ainsi figure publique. Or ce sont aussi les villes italiennes, et non les seuls individus, qui ont donné les fonds pour construire le marbre de la place de Santa Croce. Le monument de la nation rassemble ainsi les cités dispersées. Une frise d’écussons, portant les armes de chacune de ces villes, court autour du piédestal. Elle rend pleinement visible cette unité. Rome, Venise, Trente, les villes d’Istrie situées sur les terres irrédentes ont eu tout particulièrement à cœur de participer : le piédestal ne se contente pas de dresser un état des lieux, il montre l’unité à venir, celle à laquelle l’Italie aspire.
De même, de nombreuses villes italiennes ont contribué financièrement à doter Trente, située sur des terres appartenant à l’Autriche, d’un Monument à Dante inauguré en 1896. Cette œuvre, chantée par Carducci dans de longs vers patriotiques2, est une arme pour mener le combat de l’irrédentisme. Dante tend une main de bronze véhémente vers l’Autriche, c’est-à-dire l’oppresseur (voir ill. ci-contre). Une inscription garde précieusement mémoire du moment où la ville devient italienne en 1919.

L’exemple de Pola enseigne à son tour, mais a contrario, que là où est l’image de Dante, là sont l’Italie et les Italiens. Depuis 1901, un buste du poète (œuvre d’Ettore Ferrari) rappelait avec ardeur que cette ville, possession de l’Autriche, se voulait italienne. Pola rejoint l’Italie en 1918. En 1945, les troupes de Tito prennent l’Istrie qu’ils intègrent à la Yougoslavie. L’Italie reperd ses anciennes terres irrédentes. Un navire a ramené en 1947 à Venise presque tous les habitants, cherchant à échapper aux massacres des « foibe »3. Les fugitifs emmènent leur morts, leurs reliques, et leur buste de Dante, qu’ils ne pouvaient abandonner dans une cité cessant d’être italienne. Le poète redevient ici un symbole d’exil. Ce buste, longtemps demeuré caché, fut officiellement installé en 1967 à Venise sur l’une des portes de l’Arsenal. Des inscriptions y rappellent que L’Enfer (XXI) a décrit ce lieu, et que le même texte (IX, 113-114) fait de Pola la limite de l’Italie.
Mussolini, qui se servira de Dante pour tenter de légitimer les ambitions impérialistes du régime fasciste, instrumentalisera de toutes les manières possibles les monuments dédiés au poète. Lorsqu’en 1932, on grave à Naples une inscription sur le piédestal resté nu depuis 1871, Mussolini fait lire en son nom propre un message, comme s’il présidait ces cérémonies grandioses. À Ravenne, le Duce fait rénover le tombeau et instaure, grâce à des travaux d’urbanisme redessinant le centre-ville, un périmètre de silence et de respect autour du mausolée. C’est la « Zona del Silenzio » ou « Zona Dantesca », inaugurée en 1936 et encore en vigueur4. Mais surtout, dès son accession au pouvoir en 1922, Mussolini fait placer un buste du poète dans chaque ambassade italienne5. Dante devient ainsi officiellement l’ambassadeur de l’Italie partout à l’étranger, fonction qu’il remplissait déjà officieusement.
1.1.2. À partir de 1921, dans le reste du monde : « Ici sont les Italiens »
Un poète national est aussi un poète universel, rayonnant à travers la littérature des autres pays. C’est lui qui incarne aux yeux des autres une langue et sa nation. Au 19e siècle, une forme de dantomania bat son plein en Europe, comme l’attestent d’innombrables œuvres exposées au Salon, à Paris (voir aussi, à ce sujet, les articles de G. Ducrey et de G. Toscano dans ce même volume). L’élaboration par Rodin, à partir de 1888, d’une Porte de l’Enfer – jamais achevée – y participe. Le Dante de Jean-Paul Aubé (1879, érigé en 1882) relève lui aussi de cette tendance. Il est sans doute le premier monument public célébrant le poète sur une terre étrangère, tout en proclamant encore « Dante a marché ici », puisque ce dernier aurait fréquenté la première université de Paris. C’est néanmoins en 1921, date du 600e anniversaire de la mort du poète et des cinquante ans de l’unité italienne, qu’une deuxième vague de monuments se répand, cette fois à travers le monde (à Barcelone, Copenhague, New York, Washington, Newburgh, Providence, Montréal – avec un léger décalage – et jusqu’en Amérique du Sud). Ces hommages sont édifiés partout où des émigrés italiens sont venus se regrouper en une communauté consistante. Tracer l’histoire de ces œuvres revient à reconstituer l’histoire de l’émigration italienne jusque dans la seconde moitié du 20e siècle.
Les portraits publics de Dante célèbrent avec fierté l’« italianità ». Ils rappellent la grandeur du legs de l’Italie au reste du monde et ils proclament que les communautés émigrées, si méprisées soient-elles, peuvent contribuer dynamiquement à la construction du pays d’accueil. À cet égard, les inscriptions sont éloquentes. Ainsi en 1921, sur deux répliques en bronze de Poet of Eternities (conçu par Paolo Abbate autour de 1900), on souligne que ce buste de Dante est offert à la ville de Newburgh par la « colonie italienne » et à l’Université de Brown par les « Italiens de Rhode Island ». De surcroît, à cette même occasion, « The Rhode Island Grand Lodge, Sons of Italy » fonde quatre bourses universitaires, les « bourses Dante », pour récompenser les étudiants particulièrement doués en italien. Dante, héros culturel partagé par toute l’humanité, et dont le portrait garde l’entrée de la bibliothèque de Brown, veille sur l’éducation des jeunes gens.
Par l’entremise de ces monuments, les différentes communautés italiennes entretiennent un dialogue ardent avec le pays qui les a accueillies. Cet échange s’incarne parfois à même les œuvres, comme dans le monument composite de Copenhague, financé par les Danois vivant à Rome. Celui-ci comporte une figure de Béatrice, œuvre du Danois Einar Utzon-Frank, un petit portrait de Dante ciselé par le Florentin Libero Andreotti (offert par la ville de Florence), et enfin une colonne antique provenant de Rome. Avec cette colonne, un morceau de ce qui constitue la source même de l’« italianità » est ainsi incorporé dans le dispositif et le Danemark accueille un fragment d’Italie. Les cérémonies d’inauguration, souvent plurilingues, donnent corps elles aussi à ce dialogue des communautés. En 1922, à Montréal, Cesare Consiglio (présidant le comité du monument) exprime (en français) le désir que le buste intitulé La Mort de Dante inspire aux Montréalais une sympathie pour les Italiens vivant à leurs côtés (voir ill. p. 91). Il souligne la parenté latine et catholique qui unit les populations française et italienne de la ville, et rappelle que le Canada, la France et l’Italie étaient alliés durant la guerre. Chacun doit donc comprendre et admirer les nobles sentiments patriotiques des autres6. Les auteurs de ces œuvres (comme Paolo Abbate, Carlo Balboni à Montréal ou Richard Aliberti à Boston) sont souvent issus de l’émigration italienne. Il en va de même pour les donateurs les plus importants, dont les noms sont gravés sur les piédestaux. Les membres éminents des communautés italiennes reçoivent donc enfin leur part d’honneurs. Les nombreux monuments à Christophe Colomb érigés aux États-Unis (souvent déboulonnés à l’été 2020, dans le sillage des manifestations du mouvement Black Lives Matter) ont rempli la même fonction, nécessaire dans la mesure où l’émigration italienne fut violemment stigmatisée en Amérique du Nord.

Quelques monuments plus tardifs, comme celui de Madrid (érigé en 1969 à l’initiative d’un groupe d’industriels italiens travaillant en Espagne) ou celui de Québec (2005) appartiennent encore à cette tradition (voir ill. p. 92 et 97). Le monument de Cambridge (MA), dressé en 1997 devant le siège de la Massachusetts Dante Alighieri Society, possède une double fonction. D’une part, il célèbre l’héritage de l’abondante communauté italienne accueillie par Boston et ses environs entre 1890 et 1930. D’autre part, à Cambridge vivait le poète Henry Longfellow qui, en 1867, acheva la première traduction américaine (en rimes tierces blanches) de la Divine Comédie. À cet effet, Longfellow (alors considéré comme le grand poète des États-Unis) avait fondé un « Club Dante », réunissant écrivains et professeurs de Harvard. Le monument de Cambridge marque donc l’épicentre de la culture dantesque aux États-Unis (voir ill. p. 92).



1.1.3. Au début du 21e siècle
Enfin, au début du 21e siècle, de nouveaux monuments sont érigés au hasard des circonstances, comme à Moscou (2000 ; voir ill. p. 98), devant la bibliothèque de Ningbo (Chine, 2013), à Kiev (2015), à Goriatchi Klioutch (Russie, 2016). Le lien se distend avec une présence en ces lieux, soit du poète lui-même, soit d’une communauté italienne. Le Dante de Ningbo est la copie exacte de celui de Florence. Les deux villes sont en effet jumelées. Le Dante de Goriatchi Klioutch est une attraction destinée à attirer des touristes dans les grottes montagneuses de cette petite ville thermale. Avec son monument, Kiev tente d’affirmer son rayonnement international, tout en essayant peut-être aussi d’affirmer qu’elle appartient à l’Europe plus qu’à la Russie. Le Dante de Moscou est pour sa part lié à des enjeux diplomatiques. Chacun de ces monuments contribue à dessiner un régime mondial de la littérature, où la circulation des figures de poètes participe de stratégies de soft power.

1.2. Comment représenter Dante ?
1.2.1. Dispositifs monumentaux
De par le monde, la plupart des monuments à Dante se ressemblent – seuls les gestes et les drapés du manteau les distinguent. Ils reprennent l’iconographie sédimentée à partir du portrait de Giotto : on reconnaît Dante à son bonnet médiéval parfois associé à une couronne de laurier, à sa robe, à son visage cave, crispé de colère et de sévérité, à son nez busqué, à sa bouche amère. Des rides accentuent les ombres violentes qui courent sur son visage. Ses yeux semblent absorbés dans la vision poétique et terrible. Le Penseur de Rodin, figurant Dante au centre de la porte de l’enfer, possède ce regard halluciné. Nombre des monuments érigés en 1921 s’inscrivent dans la continuité des œuvres du 19e siècle. Ils constituent même parfois des tirages des œuvres de Cesare Zocchi (Barcelone, 1921) et d’Ettore Ximenes (les monuments jumeaux de New York et Washington, 1921), conçues pour le concours du monument de Trente. Même le marbre blanc et l’aigle du monument de Kiev (2015) semblent encore commenter l’œuvre florentine de Pazzi, quoique le portrait ukrainien ait perdu son piédestal. Il est posé directement sur le sol, comme le veut une tendance récente de la monumentalité.
Rares sont les monuments à Dante qui tentent d’élaborer des formules plastiques radicalement nouvelles. Les monuments de Copenhague et de Madrid ont pourtant tous les deux évité le dispositif héroïque consistant à poser un portrait de Dante sur un piédestal. Le premier, en 1921, élève une colonne surmontée par une Béatrice. Tous les regards se portent vers cette délicate figure de bronze. Dante en revanche demeure presque invisible. Il n’est présent que sous la forme du petit médaillon de bronze inséré dans le pavement. Dante est comme oublié au profit du rayonnement de sa propre œuvre poétique. L’œuvre danoise inverse la solution trouvée pour Trente par Cesare Zocchi (1896). Le portrait y est posé sur un énorme piédestal, abandonnant toute sobriété et figurant, par sa structure, la Divine Comédie. Ici c’est le poème qui hisse son auteur au-dessus du reste des hommes. Le second de ces monuments novateurs, situé à Madrid, est l’œuvre du sculpteur italien Angelo Biancini (1968). Il propose certes un portrait de Dante, mais l’insère dans un bas-relief oblong (5 x 2 m) formant une fresque de bronze divisée en sept compartiments, appuyée sur un mur des Jardines del Buen Retiro. C’est là renverser l’iconographie du grand homme sculpté, répétée à l’envi par le 19e siècle : le bas-relief, narratif, est une forme inférieure de représentation mise au service de la ronde-bosse, réservée pour sa part au portrait du grand homme « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change ». Dans le compartiment du milieu, la silhouette en haut-relief d’Alighieri ressort et déborde les limites du quadrilatère de bronze, comme pour figurer là aussi le rayonnement du poète faisant éclater toutes les limites. Dante tient dans sa main un rouleau de parchemin qui accentue sa ressemblance avec les figures de prophètes gardant les églises médiévales. Le reste de l’œuvre est divisé en six cases : quatre carrés figurent les villes de Dante (Florence, Ravenne, Sienne et Rome) ; deux rectangles superposés en registres évoquent l’enfer, le purgatoire et le paradis. Le style anguleux et la composition rappellent fortement les nombreux portails du Jugement dernier, au centre des cathédrales romanes et gothiques. On reconnaît Dieu le Père dans sa mandorle. Angelo Biancini semble ainsi puiser au répertoire d’une sculpture plus ou moins contemporaine du poète.
1.2.2. Incarner la poésie dans la matière sculptée
Les monuments qui renouvellent la manière de représenter le poète tentent le plus souvent de passer par la figuration de sa poésie, en l’incarnant dans la matière. C’est ce que tente à Trente le piédestal de bronze conçu par Zocchi. Ce support forme trois registres superposés, allant progressivement en se rétrécissant, proportions qui font paraître le support plus massif et plus élevé qu’il n’est. En contemplant ce piédestal, le spectateur est invité à participer à l’expérience de la Divine Comédie.
Clichés Ouafae El Mansouri, 2020
Le registre inférieur est orné d’une impressionnante ronde-bosse saillante, représentant Minos veillant sur l’entrée de l’enfer. Le roi, en enroulant sa queue plusieurs fois autour de son corps, indique au damné dans quel cercle il doit aller expier ses fautes. Lorsque le spectateur fait face au monument, il se trouve confronté à ce gardien, comme s’il allait pénétrer en enfer et que son âme dût subir le jugement ultime. Le registre intermédiaire montre le troubadour Sordel agenouillé devant Virgile et Dante, ainsi que des orgueilleux se tordant de souffrance. Il correspond au purgatoire – montagne dont les corniches de marbre sont admirablement sculptées de reliefs (intagli) disposant sous les yeux des pécheurs des exemples d’humilité et d’orgueil puni. En d’autres termes, Dante décrit des bas-reliefs montrant des orgueilleux, et Zocchi représente d’autres orgueilleux, sculptés quant à eux en très haut relief. Le sculpteur entre en quelque sorte en compétition avec les figures inégalables issues des mains de Dieu. Enfin, le registre supérieur correspond au paradis. Les bas-reliefs qui le composent sont bien moins accusés. Ils montrent Béatrice entourée d’anges figurés en méplat. Le regard qui parcourt le piédestal accomplit un parcourt initiatique. Il passe progressivement de l’enfer au purgatoire puis au paradis, et de la ronde-bosse au haut-relief puis au très bas relief, comme pour progressivement se défaire des encombrements de la matière. Ce n’est qu’alors qu’il peut contempler le portrait de Dante.
Le monument de Paris (1882), imaginé par Jean-Paul Aubé, recrée pour sa part une scène particulière de L’Enfer (voir ill. p. 97). Le sculpteur représente la traversée du Neuvième cercle (chant XXXII). Il montre le lieu le plus terrible de l’enfer. L’étroite terrasse surmontant le piédestal figure une portion du lac gelé où sont torturés les traîtres à leur patrie. Dans les autres monuments, la silhouette de Dante fuse très haut à la verticale. Ici, elle dessine une ligne brisée. Ce n’est pas nous que regarde le poète. Il plonge ses yeux dans celui de son ennemi, le traître Bocca degli Abati, dont il vient de heurter la tête avec le pied. Il ne s’agit pas de figurer le poète de toute éternité, mais de le montrer tel que lui-même se représente dans la Comédie. Un monument érigé à Venise en 2007 prolonge le sillage tracé par Aubé. Georgy Frangulyan, sculpteur d’origine arménienne (représentant alors la Russie à la biennale) montre pour sa part la traversée du Cinquième cercle de l’enfer, celui des coléreux. Il reprend le motif fameux du poète traversant le Styx, comme le cristallise dans la mémoire collective le tableau de Delacroix (La Barque de Dante, 1822), copié par Feuerbach, Manet et Cézanne. Il en propose une version simplifiée, supprimant le conducteur (Phlégias, roi des Lapithes) pour ne conserver que Virgile et Dante. Leurs deux silhouettes jumelles, couronnées de lauriers, sont difficiles à distinguer l’une de l’autre. La sculpture de bronze, en équilibre sur une plateforme submergée, ondoie avec les vagues. Elle va à l’encontre des lois de la pesanteur. Sa forme de lune déséquilibrée rappelle celle des gondoles. Elle ne se tient pas dans un espace hermétiquement clos, séparé du paysage qui l’environne, mais fait au contraire activement participer le réel à la représentation. L’eau de la lagune devient celle du Styx. Le cimetière San Michele, à proximité, ne se contente pas de figurer le monde des morts : il est, littéralement, ce monde. Le passant partagera donc l’espace de cette sculpture, et s’il visite les morts du cimetière, s’il entre en dialogue avec eux, il pourra connaître quelque chose de l’expérience rapportée par Dante.
Le monument érigé à Moscou pousse plus loin encore la réflexion sur l’incarnation de la poésie dans l’œuvre. Celle-ci ne passe plus par la figuration, mais par un travail sur la matière. À Moscou, on élève peu de monuments à la gloire de personnalités étrangères. Dante constitue donc une exception. Le gouvernement italien a offert à la ville ce monument de taille modeste en 2000 7. Il se dresse dans un lieu particulièrement agréable, le petit « Jardin de l’Ermitage ». L’auteur en est le sculpteur italien Rinaldo Piras. Face à ce Dante, sur un parterre de fleurs symétrique, trône un Victor Hugo de bronze, constituant encore une autre exception8. Les deux portraits dialoguent – Victor Hugo n’est-il pas l’un des plus grands lecteurs de Dante 9 ? On pourrait comparer ce colloque des poètes nationaux avec celui se déroulant dans « l’Allée des poètes », rue d’Auteuil, à Québec. La ville canadienne célèbre sa propre diversité culturelle en rassemblant les bustes de Dante, d’Émile Nelligan, de Pouchkine (jumelé avec un autre buste de Nelligan à Saint-Pétersbourg), de Nguyên Trai, de Komitas et de Taras Chevtchenko.
À Moscou, la facture conventionnelle du petit Victor Hugo fait ressortir le caractère audacieux du Dante. Les trois éléments composant ce monument ont été façonnés dans des matières aux contrastes savamment pensés. Un marbre gris pâle, poli et miroitant, constitue le piédestal, espace réservé à des inscriptions en russe tirées du Purgatoire (I, 71-72)10. La partie inférieure du buste dessine une masse rectangulaire elle-même formée de parallélépipèdes irréguliers. Le sculpteur a utilisé une pierre fortement mouchetée, dont chaque facette laisse apparaître de petits fossiles. Il s’agit de ce que l’on appelle un « marbre antique », et plus précisément luchamelle ou astracane romain11. Au-dessus encore est posée la petite tête de Dante, reconnaissable bien sûr à son bonnet, ses traits sévères et ses sourcils froncés. Aux yeux des Romains, le porphyre rouge antique d’Égypte ici employé constituait la roche la plus prestigieuse. Sa couleur pourpre, sa dureté et sa rareté la réservaient aux empereurs. Par la suite, on y a vu la nuance du sang du Christ.
Dans le bronze dressé à Cambridge, MA (1997), le sculpteur Richard Aliberti a inséré avec une certaine audace deux gros morceaux de granit. Le second, situé sur le côté, invisible à celui qui se tient face au poète, porte le nom DANTE, gravé verticalement. Ces fragments de pierre, laissés presque bruts, interloquent. De loin, la sculpture semble brisée et mal raccommodée. L’intention du sculpteur est obscure. Sans doute était-ce là pour lui manière de renouveler l’iconographie monumentale traditionnelle dont il héritait, ou encore de faire allusion à la rudesse du langage, aux mots rêches que Dante désire employer. La réunion de la luchamelle et du porphyre (deux matériaux qu’affectionne Rinaldo Piras) prend en revanche un sens particulier dans le cas du Monument à Dante. Dans cette œuvre destinée à la Russie, le sculpteur pourrait bien avoir voulu donner corps aux réflexions d’Ossip Mandelstam qui affirme dans son Entretien sur Dante (1933) qu’« une collection de minéraux serait le meilleur commentaire organique de Dante »12. Mandelstam développe amplement ce thème et déclare notamment :
« Représentez-vous un monument en granit ou en marbre qui, par son intention symbolique, ne vise pas à représenter un cheval ou un cavalier, mais à mettre à nu la structure interne du granit ou du marbre eux-mêmes. En d’autres termes, imaginez une statue de granit élevée en l’honneur du granit, comme pour manifester son principe – vous aurez ainsi une notion assez claire de la manière dont s’imbriquent chez Dante la forme et le contenu »13.
À rebours de la sculpture monumentale qui pouvait être familière à Mandelstam en 1933, le monument de Moscou réalise presqu’à la lettre l’œuvre que le poète russe enjoint à son lecteur d’imaginer. Rinaldo Piras va même plus loin car ce sont des livres, formant la base du buste, qu’il taille grossièrement dans la luchamelle. Il donne ainsi à la poésie de Dante l’apparence d’une prodigieuse plongée au cœur du minéral. Pour reprendre les mots mêmes de Mandelstam, l’œuvre complet de Dante se fait affaire d’« intrusions granuleuses », de « veines » et de « couches géologiques ». La tête du poète flotte sur ces livres où nul titre n’est gravé. Il devient ainsi homme bibliothèque. Là encore, Rinaldo Piras renouvelle fortement les dispositifs imaginés par ses prédécesseurs. Presque tous les Dante serrent dans leurs mains un exemplaire de la Commedia. Les lions cantonnant le piédestal du monument florentin portent de surcroît sur leurs écus les titres suivants : De vulgari eloquentia, Vita nuova, Il convivio, De monarchia. Le buste de Montréal s’appuie sur un piédestal entouré, de part et d’autre, d’une pile d’ouvrages surmontés d’un laurier. Cependant seul Piras, à Moscou, accomplit la fusion du portrait et des livres. La substance de Dante ne se distingue plus de celle d’une bibliothèque qui contient aussi peut-être toutes les œuvres inspirées par le poète de l’Italie, et même toute la littérature mondiale.
Victor Hugo, Actes et paroles, Pendant l’exil, 1865, Paris, Hetzel, 1876, p. 69. Ce texte traduit en anglais paraîtra aussi dans les journaux américains.
Giosuè Carducci, « Per il Monumento di Dante a Trento », 1896
Ce terme désigne des grottes, formations typiques des régions karstiques, comme ici l’Istrie.
Guy P. Raffa, Dante’s Bones : How a Poet Invented Italy, Cambrige (MA), The Belknap Press of Harvard University Press, 2020, p. 218
Ibid., p. 212
Anna Maria Carvelaris, Cultivating Heroes : from Dante and Caboto to Mussolini, the Public Art of Montréal’s Italians in the 1920s-1930s, thèse de doctorat non publiée, soutenue à Concordia University, Montréal, 2004, p. 7
En réponse au Dante, les Moscovites ont expédié aux Romains un grand monument de Pouchkine, œuvre de Youri Orekhov, installé dans le jardin de la Villa Borghese (2000).
En 1999, Moscou a offert à Paris un buste de Pouchkine (œuvre du même Youri Orekhov, désormais dressée dans le Jardin des poètes, dans le XVIe arrondissement). Le Victor Hugo, façonné en 1920 par Laurent Marquette, a été offert en échange. C’est une diplomatie de l’envoi des monuments qui s’est ainsi développée. La Russie offre aux pays étrangers de nombreux portraits de Pouchkine qui constituent un moyen pour elle d’affirmer sa puissance et de « russifier » le reste du monde.
Outre les références constantes à Dante étayant l’ensemble de l’œuvre, voir des poèmes plus précis comme « Après une lecture de Dante » (Les Voies intérieures, 1837), « Écrit sur un exemplaire de la Divina Commedia » (1843, in Les Contemplations, 1856), « La Vision de Dante » (La Légende des siècles, 1859) et le passage commençant par « Dante écrit deux vers », achevant le poème « Des voix » (Religions et religion, 1880).
Les deux vers sont redisposés sous la forme d’un quatrain. C’est la traduction, légèrement modifiée, de Mikhail Leonidovich Lozinsky qui est citée. Celle-ci, réalisée de 1939 à 1945, est considérée en Russie comme surpassant toutes les autres. Elle a été récompensée par le Prix Staline en 1946 et saluée par les poètes majeurs du 20e siècle.
Il s’agit d’une roche sédimentaire caractérisée par la présence abondante et visible de coquillages fossiles, et qui était considérée, dans la Rome antique, comme une roche ornementale de grand raffinement.
Ossip Mandelstam, Entretien sur Dante, in Œuvres complètes, trad. Jean-Claude Schneider, Paris et Genève, Le Bruit du temps et La Dogana, 2018, p. 627
Ibid., p. 587, et de même pour les citations suivantes.
Appendix A Orientations bibliographiques
- Aida Audeh et Nick R. Havely (dir.), Dante in the Long Nine-teenth Century : Nationality, Identity, and Appropriation, Oxford, Oxford university press, 2012
- Fulvio Conti, « L’inaugurazione simbolica di Firenze capitale : il monumento a Dante in piazza Santa Croce », in Sandro Rofari (dir.), 1865. Questioni nazionali e questioni locali nell’anno di Firenze capitale, Florence, Edizioni Polistampa, 2016, p. 69-81
- Nick R. Havely (dir.), Dante in the Nineteenth Century : Reception, Canonicity, Popularization, Oxford et New York, Peter Lang, 2011
- Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales : Europe XVIII e -XX e siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1999
- Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’écrivain national, Paris, Gallimard, 2019