1.
1.1. Colmar, ville de patrimoine
1.1.1. Patrimoine architectural et muséal… et patrimoine écrit et graphique
acteurs de savoircommunautéinstitution espaces savantslieumusée construction des savoirstraditionpatrimoine matériel espaces savantsterritoirerégion espaces savantsterritoirevilleVille moyenne (71 445 habitants comptabilisés au dernier recensement, 116 782 dans l’agglomération), Colmar est non seulement la préfecture du Haut-Rhin mais l’héritage de l’Ancien Régime, durant lequel elle était le siège du Conseil souverain d’Alsace, lui a également valu de conserver le statut de capitale judiciaire de cette région. C’est aussi une ville patrimoniale au cœur de l’Alsace, qui attire une fréquentation touristique de quelque trois millions et demi de visiteurs par an. Son succès tient à son cadre urbain préservé, où les différentes périodes historiques se côtoient sans heurt : Moyen-Âge, Renaissance, 18e siècle et période de l’annexion allemande (1871-1918). Il repose aussi sur l’offre déjà forte de plusieurs musées, dont celui consacré au sculpteur Frédéric Auguste Bartholdi (1834-1904), colmarien de naissance et créateur de la Statue de la liberté à New York, et le Musée d’Unterlinden, institution mondialement renommée pour la richesse de ses collections et pour leur fleuron, le Retable d’Issenheim de Mathias Grunewald.

1.1.2. Une dynamique de rénovation des équipements culturels
construction des savoirstraditionhéritage inscription des savoirsvisualisation inscription des savoirslivre espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditionpatrimonialisation construction des savoirspolitique des savoirs construction des savoirstraditionpatrimoine matérielCette manne touristique est entretenue par une politique volontariste de rénovation des équipements municipaux, dont la restructuration et l’extension d’Unterlinden, inauguré dans son nouveau cadre en 2016, a été le projet phare. Elle ne néglige pas les autres services culturels. On citera ainsi la rénovation et l’extension du Centre Europe en 2014 – structure socioculturelle qui héberge également une des bibliothèques de quartier du réseau colmarien de lecture publique – et, mutation majeure pour ce dernier, l’inauguration en 2012 de la médiathèque Edmond Gerrer, grâce à laquelle les habitants bénéficient d’un site voué à la lecture publique et offrant, principalement en libre accès, quelque 170 000 documents (livres imprimés et numériques, presse, documents audio-visuels) et un espace multimédia qui s’étend sur 3 800 m2, dans un imposant bâtiment historique réaménagé, l’ancien hôpital de la ville élevé au 18e siècle. Ce besoin était d’autant plus vivement ressenti que le bâtiment historique de la bibliothèque municipale où celle-ci était installée depuis 1951 ne se prêtait pas aux aménagements répondant aux attentes du public actuel : libre accès aux fonds, circulations fluides, espaces réservés au jeune public, au travail individuel ou collectif… L’ancien couvent des dominicains, datant de la fin du 13e siècle et partiellement classé monument historique en 1948, accolé à son église – de même date et chef-d’œuvre de l’architecture des ordres mendiants dans l’espace rhénan – ne permettait aucunement dans ses espaces le développement d’un service performant et attractif de lecture publique, de par sa nature patrimoniale et de multiples handicaps : vieillissement prononcé des infrastructures, « sédimentation » des fonctions résultant de l’insertion au fil du temps de divers secteurs (jeunesse, audio-visuel) dans un cadre existant toujours étriqué – toutes contraintes aggravées par l’exiguïté d’espaces intérieurs très largement accaparés par des magasins eux-mêmes arrivés à saturation (voir ill. ci-dessus).
1.1.3. Un patrimoine écrit et graphique exceptionnel, mais méconnu
espaces savantsterritoireville construction des savoirstradition espaces savantslieucouvent construction des savoirstraditionpatrimonialisation espaces savantslieubibliothèqueRenommés Bibliothèque des Dominicains après le départ des fonds courants, le couvent et son bâtiment annexe se sont donc spécialisés comme composante « étude et recherche » du réseau colmarien, vouée à la conservation, l’étude et la valorisation des très riches collections patrimoniales. Propriétés de l’État et de la Ville, leur origine remonte aux saisies révolutionnaires et à une longue tradition de dons inaugurée au 19e siècle, qui ont représenté des enrichissements souvent plus que notables. En raison de l’importance et de la qualité de ces fonds, l’établissement est inclus depuis 1931 dans la liste des bibliothèques municipales classées. Sur près de dix kilomètres linéaires, les Dominicains conservent en effet quelque 380 000 documents, de types divers, aux deux tiers de statut patrimonial, dont le tableau ci-dessous présentera un aperçu chiffré.
Collections | Volumétrie |
Manuscrits | 1 800 |
Incunables | 2 300 |
Livres du 16e siècle | 10 000 |
Livres des 17e et 18e siècles | 25 000 |
Livres du 19e siècle | 50 000 |
Alsatiques | 40 000 |
Collections iconographiques | 120 000 documents |
Collections numismatiques | 21 000 monnaies et médailles |
matérialité des savoirssupportUn fonds d’étude et de documentation contemporaine de plus de 110 000 volumes accompagne ces amples ensembles, qui placent sans conteste les fonds colmariens au niveau de ceux d’une grande métropole régionale.
pratiques savantespratique intellectuelle inscription des savoirslivremanuscrit construction des savoirstraditionhéritageComplétons ces chiffres par quelques caractéristiques saillantes. Un quart des manuscrits datent de l’époque médiévale, les pièces les plus anciennes remontant aux 8e et 9e siècles : une demi-douzaine de vénérables survivants de la bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Murbach, important foyer d’études à l’époque carolingienne, en lien étroit avec les scriptoria des prestigieuses abbayes de Reichenau et de Saint-Gall. Quant aux incunables, il suffira de signaler qu’il s’agit par leur volumétrie de la plus importante collection en France après celle de la Bibliothèque nationale (voir ill. ci-dessous). Et tout comme pour ces premières impressions, le nombre très élevé des livres du 16e siècle s’explique par la position privilégiée des propriétaires initiaux : nombreuses maisons religieuses de Haute-Alsace et aristocratie locale (au sein de laquelle figure une étonnante lignée de seigneurs, les sires de Ribeaupierre, lettrés et attentifs aux débats religieux et intellectuels de leur temps), toutes situées idéalement, pour enrichir leurs bibliothèques, entre les grands centres typographiques et commerciaux de Strasbourg et de Bâle, à l’époque féconde de l’humanisme rhénan.
acteurs de savoirstatutérudit pratiques savantespratique artistiquepoésie pratiques savantespratique artistiquelittérature espaces savantslieubibliothèque inscription des savoirslivreLe livre continue à être très présent au 17e siècle dans une Colmar devenue française, au point qu’une étude de référence a pu consacrer à ce sujet un chapitre dont l’ouverture dit tout : « Colmar est la ville des bibliothèques »1. Cette observation est confirmée un siècle plus tard par un témoin de marque, M. de Voltaire lui-même, lors de son séjour dans la cité entre octobre 1753 et novembre 1754 2. Et comme nombre de villes, Colmar voit au 18e siècle se développer en ses murs des foyers d’étude et de sociabilité réunissant les élites urbaines, tels que la Société de lecture (Lesegesellschaft) et la Tabagie littéraire, toutes deux animées par le poète et pédagogue Conrad Théophile Pfeffel (1736-1809)3. Ces « clubs » s’appuient sur des bibliothèques richement garnies qui nourrissent la réflexion et les échanges de leurs membres. Les siècles suivants voient nombre de personnalités et érudits colmariens prendre une part active aux recherches savantes de tout ordre, dont la région est depuis lors un terrain privilégié. De ce considérable héritage de manuscrits, archives et livres, que les bibliothécaires ont enrichi dès le 19e siècle par la constitution d’un imposant fonds régional de quelque 40 000 volumes, la Bibliothèque des Dominicains est aujourd’hui la dépositaire.
espaces savantslieubibliothèque espaces savantsterritoirerégion acteurs de savoirprofessionartiste construction des savoirstraditionpatrimonialisation typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologie matérialité des savoirsmatériaumétal matérialité des savoirsmatériauLes fonds iconographiques et numismatiques s’imposent également à l’attention de par leur importance numérique et leur profondeur historique (trouvailles archéologiques pour les monnaies, 15e siècle pour les estampes les plus anciennes), ainsi que leur diversité typologique (dessins, estampes, affiches, photographies…). De provenances et de sujets essentiellement locaux, ces images et objets constituent une mémoire visuelle et « métallique » de la Haute-Alsace, qui accompagne naturellement les collections livresques. Enfin, par une politique suivie d’entrées dans les fonds (dons et acquisitions) d’œuvres contemporaines des artistes travaillant dans la région (graveurs, photographes), la bibliothèque s’efforce de remplir une de ses missions essentielles : contribuer au patrimoine de demain.

acteurs de savoirmodes d’interactionconflictualité construction des savoirstraditionpatrimoine matériel espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditiondestruction construction des savoirstraditionhéritage construction des savoirstraditionpatrimonialisationMême s’il s’agit de richesses demeurées dans l’ombre, le patrimoine colmarien peut donc mettre en avant une troisième facette en plus de l’héritage monumental et artistique. Et il faut souligner fortement que depuis le funeste incendie qui détruisit la bibliothèque de la Ville de Strasbourg en août 1870, ces collections sont à bien des égards sans rivales en Alsace 4. Formées de livres et de documents souvent produits, toujours rassemblés en Alsace même par de multiples propriétaires pour des usages variés à travers les âges, elles représentent, au même titre que le patrimoine architectural ou artistique, un legs direct du passé de la région. Elles en constituent aussi un témoin majeur, et par-dessus tout une extraordinaire mémoire historique, dont on ne saurait sous-estimer la valeur, tant scientifique que symbolique. Leur profondeur chronologique leur confère d’autre part une double appartenance, germanique et française, qui les distingue dans le paysage national. Il s’agit là du legs d’une histoire plurielle donc, souvent tourmentée, mais que les conflits et leurs destructions ont épargnée, tout comme le cadre urbain et les chefs-d’œuvre artistiques – assurément une singularité pour une cité relevant de la catégorie des « villes moyennes ».
espaces savantslieubibliothèqueMais cette singularité dont elle peut s’enorgueillir est aussi porteuse de lourdes contraintes. Car si elles sont connues de longue date des chercheurs et des spécialistes, ces richesses restent encore très peu exploitées. L’inauguration relativement récente d’une médiathèque indique à elle seule qu’un long retard a d’abord dû être rattrapé dans le domaine de la lecture publique, impliquant une nécessaire mobilisation de ressources humaines et financières limitées par la taille de la collectivité. Dans un tel contexte, rien d’étonnant à ce que d’aussi importantes collections n’aient jamais pu être l’objet des efforts soutenus qui leur auraient permis de bénéficier d’une description et d’un signalement propres à leur assurer la visibilité et la notoriété qu’elles méritent. Un actif programme d’expositions, ces dernières années5, n’a que partiellement pu combler ce déficit.
1.2. Le projet « Les Dominicains de Colmar »
1.2.1. Impulsion
construction des savoirstraditionpatrimonialisation espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstradition construction des savoirstraditionhéritage espaces savantslieumuséeDe longue date consciente de cette « exceptionnalité » colmarienne et de son potentiel culturel, éducatif et touristique (un premier projet de « musée rhénan du livre » avait vu le jour à la fin des années 1980 sans aboutir6) et – louable émulation ! – sensible au rayonnement du projet voisin de la nouvelle Bibliothèque Humaniste de Sélestat 7 ouverte en 2018, la municipalité a lancé sur le calendrier 2015-2019 un ambitieux programme de rénovation et de restructuration de sa bibliothèque patrimoniale, dont l’axe fort est la création d’un parcours muséal à côté des fonctions traditionnelles de l’établissement. L’opération a été confiée après concours (avril 2016) à un architecte en chef des monuments historiques, Stefan Manciulescu, à la tête du cabinet du même nom et mandataire d’un groupement de maîtrise d’œuvre réunissant l’agence d’architecture Ameller et Dubois et l’agence muséographique Présence.
espaces savantslieubibliothèqueBaptisée Les Dominicains de Colmar – Bibliothèque patrimoniale et parcours muséal, l’opération en cours connaît les aléas inhérents à ce type de projets. La complexité du chantier entamé en 2018, à laquelle la catastrophe récente de Notre-Dame de Paris a ajouté conjoncturellement un degré supplémentaire en sollicitant d’urgence l’intervention d’entreprises engagées à Colmar, a conduit à reporter la date de fin des travaux à la mi-2020. L’opération, d’un montant total de 17 270 000 € et inscrite dans le contrat de plan État-Région 2015-2020, est, outre l’État, très largement subventionnée par la Région Grand Est, le Département du Haut-Rhin et Colmar Agglomération. La ville s’est également engagée pour ce projet dans d’actives démarches de communication8 et de mécénat, avec l’obtention d’un label Fondation du patrimoine9.
1.2.2. Le projet architectural : qualité des espaces et mise en scène des fonctions et des collections
espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditionpatrimonialisation pratiques savantespratique artistiquearchitectureLes études de programmation, puis la conception architecturale, sont parties des constats énoncés plus haut et les ont largement confirmés : on se trouvait face aux richesses méconnues d’un double patrimoine, écrit et bâti. Elles ont abouti au parti de restituer au bâtiment conventuel ses caractéristiques d’origine (structures, volumes intérieurs), en revenant sur les interventions parfois lourdes de la campagne de travaux de 1948-1951 qui avait précédé l’affectation du bâtiment à la bibliothèque. Le souci constant a été d’adapter le monument à son rôle traditionnel de bibliothèque par une répartition efficace des fonctions et l’optimisation des espaces. Le projet s’est également attaché à renouveler la lisibilité urbaine du site. Le bâtiment annexe, datant du 19e siècle, se voit ainsi reconstruit dans un gabarit identique et affecté à la conservation des collections. Sa liaison au premier étage du couvent au moyen d’une galerie aérienne vitrée et son bardage en bois brûlé apporteront une touche contemporaine au complexe des Dominicains. Le parvis de la bibliothèque fera également l’objet d’une restructuration complète, incluant une végétalisation et lui conférant une nette identité visuelle dans le cadre du centre-ville historique.
espaces savantslieuéglise espaces savantslieucouventSituées au premier étage du couvent, les fonctions bibliothéconomiques (accueil, communication, salle de lecture et de consultation) seront magnifiées par un environnement retrouvé, installées qu’elles seront dans des volumes intérieurs remarquables révélant la richesse de la charpente d’origine (voir ill. ci-dessous). Le rez-de-chaussée sera dévolu à un espace d’exposition permanente sur 500 m2. Celui-ci débouche sur le cloître, dont la partie sud-est est décorée de fresques représentant la Passion, œuvre du peintre colmarien Urban Hutter (actif à la fin du 15e et au début du 16e siècle). Dans la même zone se situe (pressentie lors des études, confirmée au cours des travaux) la pièce qui fut certainement la sacristie desservant couvent et église. Structures, voûtes partiellement subsistantes, poutrage, éléments archéologiques mis au jour, tout ici ramène à la date haute des origines de l’ensemble monumental dominicain (fin du 13e siècle) – découverte riche de potentialités, et sur laquelle on reviendra plus loin.
L’ensemble du site sera enfin équipé des installations de régulation des conditions hygro-thermométriques qui lui faisaient défaut – cette absence étant toutefois compensée, dans une certaine mesure, par l’inertie thermique assurée par d’épais murs anciens.

1.2.3. Le projet muséo-scénographique et la médiation
espaces savantslieumuséeSatisfaisante eu égard aux caractéristiques du site, une surface d’exposition de 500 m2 (sur quelque 3 000 m2 de surface utile) ne permettra évidemment pas de rendre pleinement justice à la richesse et à la variété des collections brièvement décrites plus haut. Des choix se sont donc avérés nécessaires.
inscription des savoirslivremanuscrit inscription des savoirslivre typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesarchéologieLa réflexion a débouché sur le parti de focaliser la présentation sur l’objet bien typé qu’est le livre artisanal, du Moyen-Âge aux Lumières. C’est une approche chrono-thématique qui a été retenue, présentant l’originalité de proposer une « remontée dans le temps », à l’instar d’une mise à jour stratigraphique de fouilles archéologiques et menant en trois étapes le visiteur de l’époque la plus proche de lui (le 18e siècle), et donc supposée la plus familière, aux plus lointaines et moins connues : débuts du livre imprimé et manuscrits médiévaux. Une sélection représentative de toutes les facettes des collections graphiques sera par ailleurs exposée dans une section spécifique. En ouverture, une animation numérique retracera ce qui fut à la fois l’étape finale de ce cheminement historique et le moment fondateur de l’établissement, à savoir les saisies révolutionnaires.
Au total, ce sont plus de 70 documents originaux qui seront exposés, accompagnés d’un propos d’orientation résolument « grand public », sans rien sacrifier cependant à l’approximation ou à la simplification – défi au demeurant plus facile à formuler qu’à relever… Une double approche historique le sous-tend, qui se donne pour ambition de croiser diverses perspectives : le livre en tant que marchandise d’abord, c’est-à-dire fabriqué (matériaux et savoir-faire artisanaux) et produit (une économie, des échanges, des circuits à l’échelle européenne) ; le livre comme ferment ensuite, objet de statuts et d’usages variés, vecteur de multiples contenus, supports d’échanges, et en tant que tel, instrument actif, sinon témoin privilégié des évolutions multiséculaires de nos sociétés.
espaces savantslieubibliothèqueOn aura bien sûr reconnu les deux lignes directrices sur lesquelles Lucien Febvre ouvrait L’apparition du livre en 1958 10. La richesse des collections colmariennes permet d’illustrer ces phénomènes, là encore d’échelle européenne. Car au-delà d’une formulation réduite dans ces lignes à l’essentiel et nécessairement abstraite, c’est bien à travers des expériences historiques individuelles ou collectives vécues dans le cadre local, des hommes et des groupes (moines scribes et maîtres imprimeurs dans la vallée rhénane, Voltaire séjournant et travaillant à Colmar…) constamment mis au premier plan avec leurs livres et leurs bibliothèques, l’usage et l’emploi qu’ils en firent, que le visiteur sera invité à parcourir la présentation.
inscription des savoirsgenre éditorialanthologieCelle-ci ne se veut donc pas simplement promenade à travers une anthologie d’éditions ou d’œuvres retenues sur les seuls critères de la célébrité (« célébrité » pour qui, au fait ?) ou de l’unicité (le modèle du « chef-d’œuvre » censé s’imposer de lui-même à l’attention). Il s’agira bien plutôt de faire ressortir que l’objet-(le médium-) livre ne peut s’appréhender pleinement que dans un « écosystème » auquel il appartient. Le pari est ainsi fait que ce retour sur le temps long invite le visiteur à réfléchir sur ses propres pratiques du livre, la place qu’il lui réserve dans sa propre existence, et à s’interroger sur les raisons de son succès jamais démenti – avec en filigrane l’espoir qu’il conclue qu’il est dû à des vertus encore pleinement efficaces en notre temps.
matérialité des savoirssupportinfrastructure numérique inscription des savoirsvisualisation construction des savoirséducationpédagogiePour ce faire, la médiation a parié sur l’éclectisme. Elle mariera plusieurs dispositifs pédagogiques et/ ou ludiques, tant numériques (animation d’introduction, écrans et table tactiles) qu’audio-visuels (films et extraits de livres exposés donnés à écouter) ou encore physiques (fac-similés de manuscrits médiévaux, « matériauthèque » et espaces de type « period room » reconstituant des décors de bibliothèques, privée du 18e siècle ou monastique de la fin du Moyen-Âge). La diversité est ici revendiquée, loin d’une idéalisation du « tout-numérique », au prétexte de vouloir à tout prix attirer un public dont l’intérêt ne pourrait être suscité que par des dispositifs de dernière génération. Outre le risque d’oblitérer les documents originaux par des substituts envahissants ou des installations accaparant l’attention, la course à l’innovation dans un domaine où elle est perpétuelle a toute chance d’être perdue d’avance.
1.2.4. Entre bibliothèque et musée : un faux dilemme ?
acteurs de savoirprofessionconservateur matérialité des savoirsmatériauparchemin inscription des savoirslivremanuscrit espaces savantslieumusée espaces savantslieubibliothèqueA contrario, le couvent s’imposait de lui-même comme un écrin créant une harmonie globale et d’une nature toute particulière avec les collections présentées et conservées sur le site, au moins pour partie d’entre elles. La sacristie médiévale remise au jour offre ainsi le cadre idéal pour la mise en valeur des plus spectaculaires manuscrits liturgiques. La contemporanéité des parchemins enluminés et de leur environnement architectural crée les conditions d’une expérience rare pour le visiteur, restituant authentiquement une osmose qui s’inscrit par ailleurs parfaitement dans le droit fil des partis muséographiques explicités ci-dessus. Nous n’irons certes pas jusqu’à évoquer la magie envoûtante, encore que vénéneuse, qu’Umberto Eco attribue à la bibliothèque dans Le Nom de la rose, mais nous pouvons à bon droit parler ici d’un rêve de scénographe et de conservateur – en attendant que le sortilège opère sur le public : la découverte en point d’orgue du parcours muséal des manuscrits conservés dans les murs mêmes où certains ont été copiés et décorés voici sept ou huit siècles. Le visiteur prolongera l’expérience en débouchant dans le cloître, ses galeries à arcades et son jardin, où il pourra observer le travail artisanal dans l’atelier de reliure de la bibliothèque installé dans une des ailes. L’expérience « immersive » promise aujourd’hui dans nombre de présentations permanentes ou temporaires est ainsi assurée par les caractères propres du site.
Au départ guidé par la perspective historique, le choix d’ouvrir l’exposition par la Révolution française et l’épisode peu connu des confiscations s’est avéré de son côté riche d’un contenu d’abord inaperçu (voir ill. ci-dessous). Car mettre ainsi au premier plan l’ambition alors proclamée d’émancipation des citoyens par la connaissance et la création des bibliothèques publiques qui sont encore les nôtres11 n’est certainement pas hors de propos en une époque qui prend de plus en plus conscience des risques créés par la place toujours plus grande prise par les canaux numériques de communication, et le paysage de l’information pour le moins anarchique qui s’est aujourd’hui imposé… S’il s’agissait de prime abord de la meilleure introduction du public à l’historique de l’établissement, par-delà la distance qui nous sépare de 1789, cette animation d’ouverture vaut tout aussi bien comme affirmation forte d’une vocation très contemporaine de celui-ci : éducation aux médias et à l’information, lutte contre les « fake news » font en 2019 partie des missions confiées aux bibliothèques par le ministère de la Culture12 – ou comment la bibliothèque patrimoniale rejoint à sa manière l’action de la médiathèque et que toutes deux travaillent dans une alliance… inédite.

espaces savantslieumusée espaces savantslieubibliothèqueSe trouvaient ainsi données de premières réponses à une problématique à laquelle les bibliothécaires colmariens ont dû se confronter au cours d’une progressive prise de conscience : celle du caractère hybride d’un établissement demeurant bibliothèque tout en s’enrichissant d’une composante muséale. Car, naturelle ou artificielle, on sait qu’hybridité ou métissage n’ont jamais été les garanties d’une existence de tout repos…
Le bâtiment, on l’a vu, offrait de lui-même les conditions idéales d’une mise en scène des collections. Ordre savant, appuyant d’emblée son activité pastorale sur l’autorité et l’étude des textes, celui des frères prêcheurs a en son temps et pour ses propres fins marqué un moment fort de l’histoire du livre et des bibliothèques. Le projet colmarien se présente ainsi comme un cas d’espèce et une expérience assurément singulière : la symbiose sur un temps long, interrompue en 1789, puis renouvelée en 1951, du livre et d’un espace. En ce sens, la création en 2020 d’une section muséale vouée à la découverte des fonds conservés peut à bon droit être considérée comme un achèvement ou mieux, comme un renouvellement paradoxalement inscrit dans la continuité historique du site et de son affectation, un rendez-vous des collections riches d’une histoire multiséculaire avec le lieu qui fut jadis un de leurs berceaux, pour à nouveau s’offrir au public. Continuité du site, des collections, de leur histoire et de leur usage : tel est bien le maître-mot et le sens du projet colmarien.
1.2.5. Des collections au rendez-vous d’aujourd’hui ?
espaces savantslieumusée espaces savantslieubibliothèque acteurs de savoirstatutfonctionnairePour autant, nous ne nous dissimulons pas qu’à ce stade du projet, les résultats d’une telle « hybridation » restent encore incertains. Bon nombre de questions demeurent en effet ouvertes. Assurer les meilleures conditions de travail et de découverte au public, lecteurs, chercheurs et visiteurs, qu’ils soient habitants ou touristes, ne repose pas uniquement sur la qualité du projet architectural et muséal, quelle que soit son ambition. La réponse au défi passe aussi par la mise en place de nouvelles fonctions, et leur prise en charge par une équipe de bibliothécaires et de relieurs jusqu’ici affectés aux seules missions d’une bibliothèque d’étude et de conservation. Comment attirer et assurer au mieux l’accueil d’un public neuf, et dont une large, sinon très large part ne sera probablement guère familière d’un établissement de cette nature ? Dans un autre registre, assurer une médiation en interaction directe avec le public (accueil de groupes, visites guidées, réception des mécènes…) sur les contenus décrits ci-dessus ne relève pas de l’improvisation ni de l’exercice évident. Cela suppose aussi un certain degré d’aisance relationnelle, qu’il faut au besoin développer. Dans l’un ou l’autre cas, il est clair que le contact permanent avec des publics neufs et en nombre inusité requiert des compétences qui s’ajoutent aux savoir-faire et techniques déjà acquis, et qui restent à construire. Bref, c’est à une acculturation professionnelle profonde que le personnel se trouve confronté.
Se pose également la question de savoir comment s’organiseront les relations avec un environnement institutionnel élargi. La Bibliothèque des Dominicains se retrouvera logiquement, à son ouverture, en dialogue avec les musées colmariens, qu’ils soient municipaux ou associatifs, des organismes para-municipaux tels que l’Office du tourisme, et au-delà, les établissements d’enseignement locaux avec lesquels les échanges n’ont été jusqu’ici que ponctuels. Il y a un risque ici de voir la bibliothèque plongée dans de redoutables contradictions en étant incitée à copier, ou en dérivant insensiblement vers un « modèle musée » qui n’est pas le sien, avec ses structures propres (service éducatif, service des publics), mais exigeant des ressources humaines supplémentaires.
Il sera sans doute plus prometteur de chercher à tirer parti de la nouvelle fonction muséale pour insuffler une autre vie à un modèle ancien, celui de la cohabitation en centre-ville de deux établissements, médiathèque et bibliothèque patrimoniale et d’étude, que la nature de leurs missions respectives porte trop souvent à suivre des voies parallèles et à s’adresser à des publics qui ne se croisent pas, ou plus. La conviction du « bloc », vigoureusement défendue par Gilles Eboli dans un article datant de 2004 13 et toujours d’actualité, a ici donné l’impulsion.
espaces savantslieuécole construction des savoirséducationNous l’avons déjà relevé, les opportunités nouvelles d’un travail collectif apparaissent en utilisant comme « levier » la présentation permanente des collections anciennes. La visite de la Bibliothèque des Dominicains par de larges publics, dont une proportion de Colmariens non-inscrits au réseau de lecture publique, est l’occasion idéale de lui gagner de nouveaux usagers en mettant en avant la continuité – encore elle – des collections et des missions. Il y a tout lieu de prospecter systématiquement la voie qui s’ouvre ainsi, en recensant tous les domaines d’intervention des bibliothèques où des collections patrimoniales mises en lumière peuvent offrir un support efficace. On songe en premier lieu à une direction d’action promue conjointement ces dernières années par le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale, à savoir l’éducation artistique et culturelle (EAC)14. Pour peu qu’il bénéficie d’une présentation adaptée, sans « faire (l’)école », le document ancien ouvre la voie à l’imaginaire et peut être pour le jeune public un support fertile. Dans un autre ordre d’idées, le cadre et les ressources offerts par la Bibliothèque des Dominicains orientent naturellement vers des actions du type de la résidence d’auteur, familière aux agences régionales du livre. Ce ne sont là que des exemples de pistes à défricher.
construction des savoirsvalidationexpérimentationOn l’aura compris, c’est une démarche expérimentale qui s’ouvre à Colmar, sous le signe de réflexions qu’Henri-Jean Martin développait en 2004 :
espaces savantslieubibliothèqueJ’ai toujours été convaincu que la différence alléguée entre bibliothèques de lecture publique et bibliothèques de conservation était quelque chose de superficiel, car il n’y a qu’une culture…15.
G. Livet, N. Wilsdorf, Le conseil souverain d’Alsace au XVII e siècle, Strasbourg, Société savante d’Alsace, 1997, p. 609
Voltaire, Correspondance (éd. T. Bestermann), T. III (lettre du 13 novembre 1753, p. 1089-1090), Paris, Gallimard, 1975
G. Braeuner, Pfeffel l’Européen…, Strasbourg, La Nuée Bleue, 1994
De nombreux documents d’exception ou d’importance majeure en sont présentés dans une parution récente richement illustrée : Trésors des bibliothèques et archives d’Alsace, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2017
Entre autres Noir, blanc, gris… l’infini. L’œuvre du graveur Richard Brunck de Freundeck (2013) et Lumières médiévales 1216-1516 – 8 e centenaire de l’ordre dominicain (2016)
Voir aussi en ligne un texte prémonitoire de F. Barbier (2010) sur son blog Histoire du livre : http://histoire-du-livre.blogspot.com/2010/06/lheritage-de-la-revolution.html
L. Naas, G. Vignier, « Exposer le patrimoine écrit », in Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2018, no 16. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2018-16-0124-00
Voir les sites dédiés au projet : https://dominicains.colmar.fr/
L. Febvre, H.-J. Martin, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958
D. Varry, « Il faut que les lumières arrivent par torrents », in Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1989, no 2-3, p. 160-165. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1989-02-0160-010
J. Bourdet, « Former les bibliothécaires à l’éducation aux médias », in Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2019, no 17, p. 136-142. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/matieres-a-penser/former-les-bibliothecaires-a-l-education-aux-medias_68978
G. Éboli, « Pour une théorie du bloc », in Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2004, no 5, p. 24-28. Disponible en ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-05-0024-004
H.-J. Martin, Les métamorphoses du livre. Entretiens avec Jean-Marc Chatelain et Christian Jacob, Paris, Albin Michel, 2004, p. 110