Jean-Marie Schaeffer

1.

1.1. Quel tournant linguistique ?

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophie typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueL’expression de langue anglaise « linguistic turn », qui est la source de l’expression française « tournant linguistique », doit sa fortune à Richard Rorty, et plus précisément au titre éponyme d’une anthologie de textes philosophiques éditée par ses soins en 1967 : The Linguistic Turn : Essays in Philosophical Method 1. Cette anthologie réunissait des textes de philosophes du Cercle de Vienne et du courant analytique anglais et américain, consacrés à la question du langage et de ses relations avec la philosophie. Le propos de Rorty était de montrer que les travaux réunis témoignaient du fait que, du point de vue de ses méthodes d’analyse, la philosophie avait pris un tournant linguistique. Comme il l’indiquait lui-même, il empruntait l’expression « linguistic turn » à Gustav Bergmann. Dans un article de 1953, repris par Rorty dans son anthologie2, Bergmann avait proposé cette expression pour définir ce qui d’après lui faisait la nouveauté radicale3 de l’orientation philosophique du positivisme logique, à savoir l’invention d’une nouvelle méthode philosophique. Bergmann, qui était mathématicien de formation, avait fait partie du Cercle de Vienne, et comme pratiquement tous les membres du Cercle, il avait dû fuir aux États-Unis après l’Anschluss en 1938. À l’instar de la plupart de ses collègues viennois, il faisait partie de ceux que Rorty, reprenant l’expression utilisée par Bergmann lui-même, appelle les « ideal language philosophers », c’est-à-dire ceux qui considéraient que pour penser philosophiquement, il convenait de traduire le langage naturel en un langage artificiel, seul capable de permettre une formulation pertinente des problèmes d’ordre philosophique. Rorty leur consacre la première partie de son anthologie, la seconde étant réservée aux « philosophes du langage ordinaire4 », inspirés par le second Wittgenstein, et qui estimaient au contraire qu’il fallait retourner aux usages de la langue commune pour désamorcer ou dissoudre les problèmes philosophiques.

construction des savoirsépistémologievérité pratiques savantespratique discursiveconversation typologie des savoirsobjets d’étudelangageLe point remarquable est qu’en philosophie, le tournant linguistique tel qu’il avait été défini par Bergmann et avalisé par Rorty avait une signification à l’opposé de celle qu’il allait revêtir un demi-siècle plus tard en sciences humaines et sociales, alors même que ce dernier allait se réclamer souvent du premier. Si les adhérents au programme des langages idéaux s’étaient lancés dans la construction de langages formalisés, c’est parce qu’ils pensaient que la construction de langages artificiels allait nous donner un meilleur accès au réel que ne le faisait le langage naturel. Et si les philosophes du langage ordinaire voulaient (à l’opposé des défenseurs du positivisme logique) ramener le langage philosophique sur le plancher des vaches du langage ordinaire, c’est parce qu’ils présupposaient que c’est le langage naturel qui nous donne accès au réel. Dans la théorie des actes de langage d’Austin et de Searle, ou encore dans la théorie conversationnelle de Grice, le tournant vers le langage ordinaire était censé permettre de réintégrer la question de la capacité référentielle du langage dans une théorie plus générale des fonctions illocutoires ou communicationnelles des actes de langage. Certes les philosophies du langage ordinaire comportaient une critique des théories purement référentialistes du langage. L’impulsion fondamentale de la philosophie des actes de langage et de la théorie de Grice était de mettre l’accent sur la pluralité des fonctions illocutoires ou des règles communicationnelles et de montrer que la fonction référentielle n’est qu’une des fonctions du langage. Par ailleurs, ils soutenaient que les modalités des actes de langage référentiels sont plurielles, un point déjà souligné par Wittgenstein qui avait attiré l’attention sur les références ostensives dans lesquelles le langage et le geste sont couplés. Mais chez aucun de ces auteurs la prise de conscience de la complexité des actes de référence et du fait que tout acte de référence est d’abord un acte de langage spécifique n’aboutissait au soupçon selon lequel ceci nous empêcherait d’accéder au réel. Et sur ce point au moins ils étaient sur la même ligne que les positivistes logiques, défenseurs d’une purification du langage. Il allait de soi pour tout le monde non seulement que le langage nous donnait accès au réel, mais encore que la vérité était une propriété d’ordre propositionnel, autrement dit que le langage était le lieu où se jouait le destin de la vérité5.

construction des savoirsépistémologiefiction construction des savoirsépistémologieconstructivisme construction des savoirsépistémologierelativismeLe tournant linguistique des années soixante-dix dans le domaine des sciences de l’homme a revêtu une signification presque diamétralement opposée, puisqu’il a été identifié à l’idée que le langage s’interpose entre nous et la réalité, qu’il nous sépare d’elle. Partant du constat (correct) que tout discours est une « construction » et non pas un simple « reflet », on en arriva à soutenir que la thèse selon laquelle le langage pouvait être lié par une relation de correspondance à des réalités extra-linguistiques était problématique. C’est pour cette raison que le « linguistic turn », au lieu de se borner à être un rappel bienvenu du caractère relatif de nos schémas cognitifs, finit par n’être plus qu’un autre nom pour, selon les cas, le relativisme, le constructionnisme, le scepticisme ou le fictionnalisme. Une fois importé dans les sciences de l’homme, il se mua en une théorie du soupçon, alors qu’au contraire, en philosophie, il avait été fondé sur la confiance en la capacité du langage à nous relier au monde.

construction des savoirsépistémologieidée typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagepragmatiqueComment faut-il comprendre un tel renversement ? La raison fondamentale tient au fait qu’un demi-siècle partage les deux tournants et que le contexte du dernier tiers du xx e siècle était fort différent de celui des années vingt et trente. En témoigne le fait qu’en 1979, donc douze années après son anthologie consacrée au linguistic turn, Rorty lui-même allait publier son fameux Philosophy and the Mirror of Nature, qui devint rapidement une des formulations les plus importantes du « pragmatisme » sceptique et relativiste qui a fini par servir d’idiome commun aux différentes formes du linguistic turn dans les sciences humaines et sociales. Les positions de Rorty ont été sans conteste plus complexes que ce que la koinè postmoderniste en a retenu, mais il n’y a aucun doute que son pragmatisme (fort éloigné de celui de Dewey, à qui il reprochait d’ailleurs d’avoir accordé un statut trop élevé aux savoirs scientifiques) était incompatible avec les présupposés de base du linguistic turn entrepris par les auteurs qui figurent dans son anthologie de 1967 et dont une partie furent ses maîtres. Il ne me semble pas davantage compatible avec les conceptions du deuxième Wittgenstein, sauf si on lit ses réflexions sur les jeux de langage dans une perspective radicalement conventionnaliste qui ne me semble pas correspondre à sa pensée6. Il faut ajouter que, lorsque Rorty publia son livre, le mouvement était déjà engagé depuis plusieurs années, notamment dans le champ des études littéraires et plus généralement de l’histoire des idées. L’importance de la parution du livre de Rorty réside plutôt dans le fait que, cette fois-ci, c’est un philosophe qui s’engage dans la même voie. La voie qu’il emprunte restera d’ailleurs minoritaire dans l’évolution de la philosophie américaine, même si sa voix a toujours été respectée.

typologie des savoirsobjets d’étudelangageDans Croire en l’histoire 7, François Hartog indique qu’en ce qui concerne la France, le « tournant linguistique » pouvait se réclamer d’une longue tradition de réflexion sur le langage qui avait mis l’accent tout particulièrement sur son autonomie : d’une part le structuralisme, qui lui-même reposait sur une interprétation radicale du conventionnalisme de la linguistique saussurienne ; d’autre part une tradition littéraire dans laquelle l’interrogation sur le langage ou la langue avait été très importante depuis Mallarmé jusqu’à Blanchot compris. En ce qui concerne le structuralisme, on voit bien en quel sens il allait au-delà des positions saussuriennes : la thèse structurale du caractère systématique et différentiel du langage portait sur l’organisation interne du langage (phonétique, syntaxe et sémantique), mais le structuralisme et les divers poststructuralismes la réinterprètent comme une incapacité des discours à référer, ce qui ne découle nullement de la linguistique structurale. Quant à l’interrogation sur le langage, on sait à quel point la génuflexion devant le « langage littéraire » n’était que l’autre versant de la dénonciation de la relation de référence comme leurre, illusion idéologique ou opérateur de pouvoir. Cette tradition française n’était d’ailleurs pas pour rien dans la forme que le linguistic turn prit aux États-Unis. On sait l’importance de Blanchot et de Derrida, introduits aux États-Unis par les études littéraires, pour Hayden White 8. Néanmoins, dans le cadre du renversement du flux des idées entre les États-Unis et la France depuis la fin des années soixante-dix, le linguistic turn américain, lui-même largement nourri d’idées françaises, finit par être considéré comme l’origine de ce dont en fait il n’était qu’un écho déporté des études littéraires vers les sciences de l’homme.

pratiques savantespratique discursivediscoursDu fait de sa double ascendance (structuralisme et métaphysique de la langue littéraire), la variante française du tournant linguistique a été prise dans une sorte de double-bind : elle n’a cessé d’osciller entre la célébration des capacités poïétiques du langage poétique (ou littéraire) et une dénonciation de l’illusion référentialiste des discours communs. Comme le discours historique porte sur des faits passés, il était particulièrement vulnérable à cette dénonciation, comme en témoigne une remarque de Roland Barthes en 1967, dans « Le discours de l’histoire », selon laquelle le discours historique était « sans doute le seul où le référent soit visé comme extérieur au discours, sans qu’il soit pourtant jamais possible de l’atteindre hors de ce discours ». La description même est tendancieuse, puisque la particularité du discours historique ne réside pas dans le fait qu’il vise un référent qui lui est extérieur (sauf cas d’autoréférentialité, toute référence vise des faits extérieurs au discours), mais dans celui qu’il vise un fait révolu, passé. Ce qui est en cause, ce n’est pas l’extériorité comme telle mais l’antériorité de ce qui est visé. Or l’antériorité d’un événement par rapport au discours qui le vise, loin de rendre problématique son extériorité, la présuppose, même si elle ne saurait être atteinte de la même manière que peut l’être celle qui est contemporaine de ce discours. Le problème de l’historien n’est pas d’atteindre l’extériorité en tant que telle, mais de réunir des indices suffisants pour justifier son assertion concernant l’existence passée de l’extériorité qu’il vise. Quant à l’idée (sans doute sous-jacente à la remarque de Barthes) que l’on ne saurait référer à quelque chose de passé, puisque ce qui est passé n’est plus (au moment où on s’y réfère), elle est quelque peu incongrue, puisque référer à un événement passé équivaut à asserter qu’il y a eu un moment t -n où cet événement a eu lieu. L’acte référentiel est réussi si effectivement il en a été ainsi. Que l’on ne puisse pas valider l’assertion en pointant vers l’événement en question et que l’on ne puisse s’assurer de son existence passée qu’à partir des traces qu’il a laissées est une caractéristique qui relève du problème de la preuve et non pas du problème de la référence.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire construction des savoirsvalidationpreuveJe pense que cette confusion entre la question de la référence et celle de la preuve explique aussi pourquoi, dans le domaine de l’histoire, le tournant linguistique a souvent été interprété comme une réaction à la conception de Ranke selon laquelle le but de l’historien est de montrer comment les choses se sont réellement passées. Il faut noter d’abord que le passage en question est en général cité hors de son contexte immédiat. Ranke dit : « On a assigné à l’histoire la mission de juger le passé et d’informer le présent au bénéfice de l’avenir. Notre essai n’élève pas d’aussi hautes prétentions. Il veut seulement montrer comment cela s’est réellement passé (wie es eigentlich gewesen). » L’historien ne juge pas le passé ni ne veut influencer le présent ou l’avenir, il veut simplement montrer comment les choses ont été. Par ailleurs l’expression « wie es eigentlich gewesen » est difficile à traduire parce que le terme « eigentlich » a de nombreuses connotations que ne rend pas la traduction par « réellement ». Il me semble que la traduction la plus conforme serait « comment cela s’est passé véritablement, ou en vérité », car « eigentlich » signifie dès le xviii e siècle : « der Sache völlig gemäss », c’est-à-dire « tout à fait conforme aux faits », mais aussi « de manière véridique », comme dans l’expression « eigentlich zu reden » qui, selon Adelung, est synonyme de « um die Wahrheit zu sagen », c’est-à-dire « pour dire vrai ». Mais « eigentlich » implique aussi souvent la notion de « sincérité », comme dans « das ist des Verfassers eigentliche Meinung », où le terme est synonyme de « véritable » au sens de « sincère ». Autrement dit, lorsque je me propose de dire « wie es eigentlich gewesen », je me propose de dire comment cela s’est passé au sens où je ne déforme pas les choses par des biais évaluatifs et au sens où je m’engage sincèrement quant à la prétention de véridicité de mon dire. La charité interprétative nous invite donc à lire l’expression de Ranke, non pas comme signe d’un positivisme naïf, mais plutôt comme une affirmation de la norme de vérité acceptée par l’historien. Ranke affirme l’engagement de l’historien en faveur de la validité référentielle de son discours (il s’agit de montrer comment les choses ont été) plutôt que d’avancer une thèse sur les modalités de la preuve (il s’agit de montrer comment les choses ont été).

1.2. Tournant linguistique et fictionnalisme

construction des savoirsépistémologievérité construction des savoirsépistémologiefiction typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueLe fait que le tournant linguistique ait pu être interprété non pas comme un tournant vers l’analyse du langage mais comme une thèse concernant l’ontologie du langage (son caractère opaque) a sans doute encore été facilité par une autre caractéristique des années soixante-dix, à savoir la diffusion, notamment à la suite des thèses de Thomas Kuhn, de positions fictionnalistes en épistémologie. Pour comprendre l’enjeu du débat, le plus simple est de partir de la position du réalisme épistémologique qui constitue la conception épistémologique par défaut, pour ne pas dire spontanée, de toute personne engagée dans une recherche cognitive. Le réalisme épistémologique soutient que la visée des activités cognitives est d’atteindre la vérité, c’est-à-dire d’aboutir à des assertions qui décrivent correctement la réalité, c’est-à-dire notamment à des assertions dont tous les termes à visée référentielle réfèrent effectivement à ce à quoi ils prétendent référer et dont les relations entre termes correspondent ou sont isomorphes à des relations entre référents. La Bildtheorie, c’est-à-dire le « pictorialisme logique », du premier Wittgenstein est un exemple de cette position par défaut.

construction des savoirsépistémologiefictionLe fictionnalisme épistémologique fait partie des positions qui affirment que la notion de vérité conçue comme correspondance entre nos assertions et la réalité soit n’est valide que pour une partie de nos assertions à prétention référentielle et véridictionnelle (fictionnalisme modéré), soit ne vaut pour aucune (fictionnalisme radical). En tant que tel, le ficionnalisme épistémologique n’est pas un phénomène récent. Des formes de fictionnalisme modéré étaient déjà défendues, par exemple par les nominalistes du Moyen Âge (qui refusaient de traiter les abstracta comme des objets réels), ou par Hume (selon qui les notions de substances non fondées dans une origine sensible, tels la « causalité » ou le « moi », étaient des fictions). Le fictionnalisme radical lui aussi n’est pas une invention de la fin du xx e siècle. On le trouve déjà chez Nietzsche qui, après avoir défendu à l’époque d’Humain, trop humain les « vérités soigneusement établies » et les « méthodes et résultats sobres et sans apprêts9 » des sciences contre le besoin d’interprétation qui a donné naissance aux propositions métaphysiques, va embrasser à partir du cinquième livre du Gai Savoir un fictionnalisme radical, qui est en même temps un interprétationnalisme radical selon lequel « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations10 ».

Il est important de distinguer le fictionnalisme radical du fictionnalisme modéré, dans la mesure où, dans le champ des sciences humaines et sociales, c’est surtout le premier qui a eu cours (souvent directement inspiré par Nietzsche). Le fictionnalisme modéré est surtout défendu dans les domaines de l’épistémologie et de la philosophie des sciences. Il soutient que ce qui valide nos enquêtes cognitives ce n’est pas la valeur de référence totale de la somme de leurs propositions, mais leur acceptation (acceptance) globale, étant entendu que l’acceptation globale d’une théorie n’implique pas nécessairement que l’on doive croire en la référentialité de toutes ses propositions au sens de l’existence d’une correspondance entre tous les termes de l’univers de discours et leur cible (target domain) extradiscursive.

Dans le domaine des sciences physiques, le fictionnalisme modéré s’intéresse surtout au problème des termes qui réfèrent à des inobservables ainsi qu’au statut des modèles. Sa source se trouve dans la tradition empiriste. On fait souvent remonter la défense moderne de ce fictionnalisme à l’empirisme constructiviste de Bas van Fraassen. Dans son ouvrage influent, The Scientific Image 11, il réduit le domaine de validité véridictionnelle des théories scientifiques à la représentation de régularités observables et considère que leur prétention à nous donner accès, à travers la représentation de ces régularités, à une réalité inobservable est un élément que l’on n’a pas besoin de doter de force assertive pour pouvoir les accepter comme empiriquement adéquates. Autrement dit, on peut interpréter la référence à des entités non observables comme étant fictionnelle, non pas au sens où elle serait littéralement fausse, mais au sens où la question de son caractère véridictionnel est mise entre parenthèses.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieontologie typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiquesDans le domaine mathématique, le fictionnalisme modéré est motivé surtout par le statut ontologique des abstracta : nombres, classes, etc. Sa source se trouve dans la tradition nominaliste. Dans le domaine des mathématiques, on peut trouver une défense du nominalisme fictionnaliste dans Science without Numbers, de Hartry Field 12. Antiplatoniste convaincu, Field réduit la prétention de validité des abstracta mathématiques (par exemple des ensembles) à leur utilité comme outil de médiation inférentielle entre concreta. Certes, les mathématiques parlent d’objets abstraits, mais comme de tels objets n’existent pas (dans l’ontologie de Field), le discours mathématique s’y rapportant est fictionnel. Il lui faut donc montrer que la manipulation mathématique de tels abstracta peut être utile sans qu’il leur corresponde de référence. Ceci pose un problème en ce qui concerne les lois physiques, qui sont en général formulées sous une forme mathématique. En effet, Field accepte que les lois physiques ont une validité véridictionnelle et plus précisément référentielle. Il doit donc montrer que les mathématiques et plus particulièrement les notions ensemblistes ne sont pas indispensables pour construire les lois physiques, car si elles l’étaient, on voit mal comment la validité véridictionnelle pourrait ne pas s’étendre aussi à ces notions.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesscience studies construction des savoirsépistémologievéritéLe fictionnalisme modéré est dans tous les cas un fictionnalisme régional : ce n’est pas le discours référentiel en tant que tel qui est considéré comme fictionnel, mais uniquement certaines des notions qui interviennent dans ce discours. Son but n’est donc nullement de prouver que tout est fiction. Au contraire, il est de « sauver » la valeur de vérité des savoirs scientifiques dans le cadre d’une ontologie empiriste ou nominaliste. Il s’agit donc non seulement d’un fictionnalisme régional, mais plus fondamentalement d’un fictionnalisme paradoxal dont l’enjeu véritable est de sauver la validité véridictionnelle des discours scientifiques. Bien qu’il ait existé, et qu’il existe encore, des formes de fictionnalisme radical en philosophie, je ne connais pas d’épistémologie philosophique qui embrasse une telle position (même l’épistémologie de Feyerabend est loin de tout fictionnalisme radical). On ne peut pas en dire autant de toutes les formes prises par le fictionnalisme en sciences humaines et sociales.

Pour le voir, il est important de distinguer le fictionnalisme au sens strict du terme du non-factualisme. Le fictionnaliste au sens propre du terme soutient que pour autant que nos théories nous amènent à formuler des affirmations sur des abstracta ou des entités inobservables, ces affirmations et les notions dont elles procèdent ne sont pas avancées comme étant littéralement vraies et donc ne deviennent pas des objets de croyance. Du même coup, elles ne peuvent non plus devenir des objets de fausses croyances : elles ont une pure fonction opératoire. Le fictionnalisme modéré se combine donc souvent avec une conception instrumentaliste d’une partie de nos concepts. En revanche, le non-factualiste affirme que les propositions portant sur des abstracta ou sur des non observables sont littéralement fausses. Donc, pour autant qu’un scientifique opère avec des notions dont le domaine objectal visé relève de réalités inobservables ou de réalités abstraites, les énoncés où figurent ces notions n’ont pas de contenu représentationnel. Comme les propositions en question sont à la fois dépourvues de contenu représentationnel et donnent néanmoins lieu à des croyances, elles produisent de fausses croyances, voire des illusions. Or, souvent, les thèses fictionnalistes dans le champ des sciences humaines et sociales sont en fait des thèses non factualistes. Un signe de ceci se trouve dans le fait qu’elles ne sont pas formulées comme des thèses régionales (concernant, par exemple les notions référant à des entités collectives : État, nation, armée, etc.), mais comme des thèses holistes (concernant le discours, ou le type de discours, dans sa globalité).

Comme dans le cas du tournant linguistique, les positions des épistémologies fictionnalistes des sciences humaines et sociales sont différentes de celles de l’épistémologie fictionnaliste philosophique, alors même que les problèmes auxquels cette dernière tente d’apporter des réponses se posent aussi, fût-ce sous d’autres formes, dans le champ des sciences de l’homme, et notamment en histoire. Les historiens se sont d’ailleurs posé des questions de cet ordre, mais cela s’est fait en général hors de tout cadre fictionnaliste. En fait, le fictionnalisme en histoire, et plus globalement dans les sciences de l’homme, s’est engagé pour l’essentiel dans d’autres voies, s’intéressant non pas tant à la question du statut ontologique des entités visées par les expressions référentielles du discours qu’à la nature même de ce discours.

1.3. Du langage au récit

construction des savoirsépistémologiescepticismeDans le champ des sciences humaines et sociales, la question centrale autour de laquelle a tourné le débat du tournant linguistique a en effet concerné a) la nature narrative ou non de leurs discours, et b) les conséquences concernant le statut épistémique de ces discours si (ou dès lors que) la réponse à la première question était positive. Ceci a donné lieu à toutes sortes de quiproquos, puisque, derrière la question de leur capacité ou non d’accéder à des opérations de référence directe dès lors qu’elles sont « condamnées » au récit, se tapit en fait la question de leur capacité ou non d’atteindre ce but dès lors qu’elles sont des constructions langagières. Dans le cas de l’histoire, cette dernière question pouvait paraître d’autant plus importante que l’histoire a affaire au passé et que cela peut sembler poser des difficultés particulières aux opérations de référence. Quoi qu’il en soit de cette dernière question (soulevée par Barthes dans le passage cité plus haut), le lien intime entre thèse narrativiste et interprétation sceptique du linguistic turn ressort bien des travaux de H. White, chez qui le « troping » et l’« emplotment » sont vus comme étant les deux révélateurs centraux de la nature foncièrement « poïétique » plutôt que représentationnelle du langage utilisé par l’historien. Autrement dit, à travers l’analyse des conséquences du « troping » et de l’« emplotment », c’est bien aussi une théorie du langage qui est proposée : une théorie qui fait de l’historien un créateur au même titre que le poète mais qui, du même coup, lui interdit de dire le vrai. Si la question de la dimension narrative du discours historique a pu nourrir le soupçon qu’elle était incapable de référer, c’est donc d’abord parce qu’elle a été interprétée comme une variante du problème du caractère opaque du langage.

Comme déjà indiqué, la version américaine du tournant linguistique doit beaucoup aux études littéraires et aux conceptions antiréférentialistes défendues dans ce champ, notamment dans le cadre du déconstructionnisme. Cette caractéristique se retrouve aussi chez White. Les changements de ses conceptions au fil du temps sont parallèles à l’évolution dans le champ des études littéraires, ou du moins de cette partie des études littéraires qui, progressivement, deviendra dans les universités américaines le champ de la « theory » au sens générique du terme. Une des spécificités des études littéraires des dernières décennies réside dans le « turnover » très rapide des paradigmes théoriques. Il me semble que les déplacements successifs des conceptions de White se caractérisent par un « turnover » du même type, dont les phases successives correspondent à la succession des paradigmes dans le champ littéraire. Cette perméabilité aux théories littéraires peut paraître étrange, mais elle cesse de l’être dès lors que l’on se rappelle qu’en réalité, la théorie littéraire en question est celle qui concerne un genre bien spécifique de littérature : la littérature narrative. Ainsi, à l’époque de Metahistory (1973), White lit le discours historique à la lumière du modèle à ce moment dominant dans le champ américain de l’étude du récit littéraire, c’est-à-dire dans le cadre d’une théorie des types à la Northrop Frye (romance, tragédie, comédie, satire) et en termes de rhétorique (donc dans la veine d’un Wayne Booth). À ce moment-là, il développe une poétique, d’ailleurs fort intéressante, du récit historique, qui s’inspire pour l’essentiel des poétiques du récit littéraire réaliste.

construction des savoirsépistémologiefiction pratiques savantespratique discursiverécitDévelopper une poétique du récit historique est évidemment une entreprise importante pour une meilleure compréhension de la construction des discours historiques. En elle-même, elle n’implique aucune thèse fictionnaliste. Mais dès Tropics of Discourse, où, comme déjà indiqué, la présence du déconstructionnisme et de Foucault est importante, White a tendance à remplacer la notion de « récit » par celle de « fiction », ce qui est un des glissements caractéristiques du « linguistic turn » qua « narrative turn ». Le passage à une lecture politique durant les années 1980, puis à une analyse antireprésentationnaliste dans les années 1990 et au-delà, suit lui aussi les développements parallèles dans le domaine des études littéraires. En fait, les conceptualisations différentes à la lumière desquelles White, au fil de son évolution, lit les discours historiques sont les mêmes que celles qui se remplacent les unes les autres dans le domaine de la théorie universitaire de la fiction moderniste ou contemporaine, qu’il s’agisse de la lecture du modernisme comme antireprésentationnalisme, ou de celle du postmodernisme comme déconstruction du récit par lui-même (les « non-story antinarratives »).

construction des savoirsépistémologierelativismeComme on vient de le voir, chez White, le tournant linguistique se mue très vite en tournant narratif qui lui-même se mue très vite en tournant fictionnaliste. Mais le point de départ réside bien dans une lecture relativiste du tournant linguistique. Je ne prendrai pas position sur le soupçon d’une incapacité fondamentale du langage à atteindre le réel qui, pour de multiples raisons loin d’être toutes superficielles, est difficile à désamorcer. En revanche, il est important de montrer, contre White, que la narrativité est a priori un mauvais candidat pour renforcer ce soupçon. Il y a à cela au moins deux raisons.

La première est que de tous les types de discours, le récit est sans doute celui qui montre de la manière la plus claire que la compréhension d’un énoncé linguistique ne peut, en règle générale, être assurée par les ressources linguistiques seules. Comprendre un récit est impossible avec les seules ressources de la compréhension linguistique, parce que tout récit est aussi un vecteur de représentations non langagières, essentiellement « événementielles » et « actionnelles », et que si nous ne comprenons pas ce niveau « événementiel » et « actionnel », nous ne comprenons pas ce que le récit nous raconte. Or la capacité de structuration « événementielle » et « actionnelle » est une capacité cognitive généraliste, qui opère déjà au niveau de la vie perceptive : nous ne cessons de segmenter le flux temporel des perceptions en « événements », « actions », mais aussi en « états », « sous-parties d’événements » et séquences d’« événements ». C’est d’ailleurs ce qui nous permet de comprendre des récits cinématographiques, alors que l’on sait qu’un récit de ce type peut fort bien se passer de tout ancrage verbal. De nombreux travaux ont d’ailleurs montré que nous segmentons les récits cinématographiques de la même manière que nous segmentons le flux perceptif13. Il apparaît notamment que, dans la compréhension d’un film, la segmentation événementielle prend le pas sur celle proposée par le montage lorsque les deux ne coïncident pas : d’où sans doute le succès jusqu’à ce jour du continuity editing « hollywoodien », qui met le montage au service de la segmentation événementielle14. Plus précisément, il faut considérer le niveau de représentation événementielle comme une propriété émergeante du récit, donc comme ne pouvant être réduite à la structuration propositionnelle dans laquelle elle est (éventuellement) incarnée. Cette hypothèse, qui est confortée par les études de l’incarnation neuronale de la compréhension des récits (qui montrent que les aires corticales activées lors de la lecture d’un récit ne sont pas uniquement les aires du langage, mais aussi celles de la planification et de la compréhension des actions par exemple), n’implique pas que les modes linguistique et propositionnel n’interviennent pas dans la construction et la compréhension de l’univers narratif, mais simplement qu’ils ne décrivent pas la totalité de ce qui se passe. Dans le cas de la compréhension des récits verbaux, on admet en général aujourd’hui qu’il faut en fait distinguer trois niveaux15 : la construction d’un modèle textuel qui représente le texte linguistique, la construction d’un modèle représentationnel contraint par la sémantique textuelle (sémantique textuelle qui structure notamment les relations interphrastiques locales, telles les anaphores, l’interprétation des présupposés et des « implicatures », etc.) et d’un modèle « événementiel » qui résulte de l’interprétation du modèle représentationnel par la capacité cognitive généraliste dont il vient d’être question (le modèle représentationnel livré par la sémantique textuelle remplaçant ici le flux perceptif comme input). À bien des égards, c’est une leçon que l’on aurait pu tirer déjà de la notion aristotélicienne de mimèsis, puisque, pour Aristote, on peut aussi imiter en l’absence de tout langage par les rythmes figurés : ainsi les figures créées par les danseurs « imitent les mœurs, les passions et les actions ». (… μιμοῦται καὶ ήθη καὶ πάθη καὶ πράξεις) (Poétique, 1447a). Bien entendu, Aristote parle ici de mimèsis, donc de fiction, mais ce qui est en cause dans ce passage ce n’est pas à proprement parler une spécificité de la mimèsis mais la question de la relation entre des événements quelconques et leur représentation narrative16.

pratiques savantespratique discursiveoralité pratiques savantespratique discursiverécitEn deuxième lieu, et concernant plus particulièrement le récit verbal, si on n’avait pas été obnubilé par la thèse de l’opacité du langage, on aurait pu voir que, dans la vie de tous les jours, la narration verbale est le mode d’organisation par défaut, anthropologiquement universel, par lequel les humains structurent toute information portant sur des transformations temporellement irréversibles – processus, événements, actions, etc. – et affectant toutes sortes d’entités. Si ce type de structuration n’était pas cognitivement fiable, les interactions entre hommes et, du même coup, une grande partie des interactions vitales entre les hommes et leur environnement seraient vouées à l’échec. Il est donc paradoxal que le rappel de la composante narrative du discours historique ait pu être interprété comme justifiant un soupçon concernant sa capacité à atteindre la réalité visée, car si tel était le cas, c’est-à-dire si le récit n’était pas une structuration cognitivement fiable de l’expérience humaine, les sociétés humaines se seraient effondrées depuis longtemps et il n’y aurait personne pour débattre du tournant narratif. Le devoir de preuve ne devrait donc pas incomber à ceux qui pensent que le récit est une organisation fiable de l’expérience mais à ceux qui le nient. Car ce n’est que si le récit est interprété comme un pur fait de langage et si le langage est interprété dans le cadre de la version fictionnaliste radicale du tournant linguistique qu’un tel soupçon fait sens.

Sur un plan général, la discussion du problème de la narrativité dans le cadre du tournant linguistique me semble avoir péché sur au moins trois points. Le premier est la non-distinction entre les éventuelles contraintes ou limites épistémiques qui sont dues au fait que les sciences de l’homme rendent compte du réel à travers un discours et le fait plus spécifique que ce discours est narratif. Le deuxième est l’absence de toute réflexion sérieuse sur les vertus cognitives propres du récit en tant que mise en discours spécifique, et sur la diversité des types de récit selon les disciplines (par exemple histoire vs anthropologie vs psychologie clinique, etc.). Le troisième est le manque de clarification des différences et des éventuelles parentés entre les récits factuels et les récits de fiction. À quel niveau cette différence fait-elle sens : est-elle syntaxique, sémantique, pragmatique ?

1.4. Du « legein » au « poiein » : d’un fictionnalisme narrativiste

construction des savoirsépistémologiefictionIl y a un dernier élément dont il faut tenir compte pour comprendre la forme que le tournant linguistique qua tournant narrativiste a prise dans les sciences de l’homme. Il s’agit d’une équivoque concernant la notion de « récit » elle-même, équivoque selon laquelle le fait de raconter quelque chose équivaudrait à le « fictionnaliser ». Jusqu’ici, nous avons rencontré uniquement des conceptions péjoratives de la notion de « fiction », dans la mesure où à la fois dans le fictionnalisme modéré et dans le fictionnalisme radical, le caractère fictionnel suspendait la capacité de référence. Mais si dans cette perspective le récit comme tel était assimilé à la fictivité, c’était parce qu’il était supposé instancier de manière exemplaire la nature constructiviste et conventionnelle du langage comme tel, nature en vertu de laquelle toute correspondance entre énoncés et faits du monde était décrétée impossible. La fictivité du récit qua récit n’exigeait donc pas qu’on l’assimile au genre du récit de fiction. Même si White célébrait le caractère « poïétique » du récit historique, ce caractère était en quelque sorte la conséquence mécanique du caractère constructiviste du discours verbal en tant que tel, et plus précisément de la nature tropologique de tout discours (les formes narratives étant en fait la mise en œuvre de programmes tropologiques spécifiques). Mais il existe (ou il a existé) une autre forme de fictionnalisme narrativiste qui lit le récit factuel, et notamment le récit historique, en l’analysant à l’aide des catégories du récit fictionnel.

Cette lecture implique en fait une interprétation méliorative de la notion de « fiction ». Elle découle d’une interprétation généralisante de la théorie du récit mimétique développée par Aristote, la thèse (ou le présupposé) étant que tout récit est mimétique (au sens aristotélicien du terme). L’élargissement du terme « mimèsis » entrepris par Paul Ricœur, c’est-à-dire le fait que chez lui il recouvre à la fois les récits de fiction et les récits historiques, a beaucoup contribué à rendre poreuse la frontière entre les deux types de récit, bien que lui-même ne les ait pas confondus.

Comme on le verra, il est difficile de justifier cette assimilation du récit factuel au récit mimétique du point de vue de ce que dit Aristote. En revanche, la nature du débat dans la Poétique permet de comprendre pourquoi on a pu en ressentir le besoin (or, selon Nietzsche, « la faim ne prouve pas qu’il existe un aliment pour la rassasier, mais elle désire cet aliment »). Généralement on dit que le débat aristotélicien met face à face le discours historique et le récit littéraire ou plus précisément l’intrigue (μῦθος) mimétique, d’un côté, l’histoire, de l’autre. Mais, en réalité, la querelle est arbitrée par un troisième larron qui n’est autre que la philosophie. En effet, Aristote ne compare pas deux termes mais trois, puisque d’après lui la poésie, en parlant de choses plutôt universelles (μᾶλλον τὰ καθόλου), est plus philosophique (φιλοσοφώτερον) et plus élevée (sérieuse, excellente) (σπουδαιότερον) que l’histoire qui parle de choses particulières ou singulières (καθ᾽ έκαστον)17. Le troisième terme du débat est donc le discours philosophique, ou plutôt le savoir philosophique ou encore la puissance cognitive de la philosophie. Et dans ce débat, la poésie s’en sort mieux que l’histoire puisqu’elle est plus proche de la philosophie, donc de la figure idéale de la connaissance.

Certes, si selon Aristote la poésie, qu’elle soit narrative au sens restreint du terme (διηγηματικός) ou tragique (τραγικός), est plus philosophique que l’histoire, ceci ne signifie pas qu’elle soit philosophique au sens absolu du terme, donc qu’elle corresponde à la figure pleine de la connaissance. Ceci ressort indirectement du célèbre passage en 1448b, où Aristote explique la genèse de la poièsis mimétique par le triple fait que a) les imitations plaisent à tout le monde (καὶ τὸ χαίρειν τοῖς μιμῆμασι πάντας) ; b) elles sont source de connaissance ou d’apprentissage ; et c) apprendre (μανθάνω) est agréable (ήδύς) non seulement aux philosophes, mais aux hommes en général. Cependant, il précise aussitôt que contrairement aux philosophes, les hommes du commun ne prennent que peu part au plaisir d’apprendre. Or, en toute logique, si tous les hommes prennent plaisir à la poésie imitative, et si l’imitation est une manière d’apprendre, et si pour tous les hommes apprendre est agréable mais que cela vaut moins pour les gens du commun que pour le philosophe, alors la connaissance procurée par l’imitation doit être moins philosophique que celle atteinte par la philosophie, puisqu’elle est accessible même à ceux pour qui apprendre, et donc connaître, est loin d’être aussi agréable ou central que ce n’est le cas pour les philosophes. Un argument indépendant en faveur de la non-égalité entre poésie mimétique et philosophie quant à leur puissance cognitive est que l’universel (καθόλου) dont traite la poésie se limite aux champs des actions humaines, alors que la philosophie, sous la forme de la métaphysique, c’est-à-dire en tant que science de l’être en tant qu’être, science théorétique des premiers principes et des premières causes, traite de l’universel comme tel.

Bref, si Aristote élève la poésie mimétique au-dessus de l’histoire, cela ne veut pas dire qu’il la met sur un pied d’égalité avec la philosophie. Il n’est ni Novalis, ni Friedrich Schlegel, ni le jeune Schelling…, ni le Ricœur de Temps et récit, selon qui le récit mimétique réussit à configurer l’aporie du temps que la ratiocination philosophique échoue à penser. Du point de vue aristotélicien, la conviction exprimée par Ricœur aurait bien entendu été inacceptable. Mais précisément, nous lisons Aristote dans un contexte postromantique et plus spécifiquement postricœurien, donc dans un cadre dans lequel l’art en général et la fiction littéraire en particulier ont été élevés à une dignité cognitive qui à bien des égards en fait la figure contemporaine de la philosophie. Il est donc possible qu’un des facteurs plaidant en faveur d’une intégration du récit historique dans le champ de la mimèsis poïétique ait été le besoin d’élever le récit factuel, et notamment le récit historique et le récit anthropologique, à la dignité d’une connaissance plus « fondamentale ».

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textespoétiqueComme indiqué, une telle assimilation va totalement à l’encontre du texte aristotélicien, qui oppose clairement le ποιεῆ et le λέγειν et verse tout aussi clairement la mimèsis du côté du ποιεῆ. Quant au passage 1491b, dans lequel Aristote dit que même si un poète compose un poème sur des événements réellement arrivés, il n’en reste pas moins poète, puisque certains événements réels sont de ceux qui pourraient arriver dans l’ordre du vraisemblable et du possible « moyennant quoi il en est le poète », on ne peut que se ranger à l’interprétation de François Hartog qui refuse l’idée que ceci implique que le récit historique de son côté participe du ποιεῆ 18. L’argument d’Aristote concerne uniquement le poète et non l’historien : le fait que le poète reste poète même lorsqu’il compose un poème sur des faits réellement arrivés tient au fait qu’un fait historique, lorsqu’il relève en même temps du vraisemblable ou du possible, est susceptible de donner lieu à une construction mimétique. La situation est d’ailleurs banale dans le domaine de la fiction : la fictionnalisation d’événements réels (y compris historiques) y est courante depuis longtemps. L’argument aristotélicien n’implique nullement que placé face au même événement (donc face à un événement qui se trouve en même temps relever du possible ou du vraisemblable), l’historien devienne poète : ce qui est pertinent pour lui c’est le fait que l’événement est réellement arrivé, puisque la finalité de l’histoire est, d’après Aristote, d’exposer les choses telles qu’elles sont arrivées. Si l’historien prenait le fait en question pour le raconter suivant l’ordre du possible ou du vraisemblable, il deviendrait certes poète mimétique, mais il cesserait du même coup d’être historien. La différence entre le poète et l’historien ne tient pas à leurs matériaux : il peut arriver qu’une suite d’événements réels puisse aussi convenir au poète. Ce qui les distingue est une différence de programme cognitif : être historien c’est suivre un autre programme que celui que suit le poète19.

Ce qui vaut pour l’historien vaut aussi pour les autres sciences de l’homme. C’est la raison pour laquelle toute tentative d’assimiler le mode opératoire des sciences humaines ou sociales à la mimèsis aristotélicienne est à mon avis suicidaire. J’ai déjà eu l’occasion de défendre ce point de vue ailleurs20, à propos d’un texte de Silvana Borutti dans lequel elle soutenait que « la notion de “fiction” [est] la catégorie-clé de la production de la connaissance dans les sciences humaines21 ». Si je rappelle ce texte ici, c’est qu’il me semble illustrer de manière exemplaire la version méliorative du fictionnalisme. Borutti y rapprochait explicitement la logique épistémique de l’anthropologie du pouvoir universalisant du récit tel qu’il est défini par Aristote 22. Certes, elle précisait aussitôt que la « fiction » dont il s’agit n’est pas celle du champ sémantique lié à la feintise et à la simulation « et donc du mensonge et de l’illusion de vérité » mais celle du « modeler-façonner-construire », autrement dit que le terme « fiction » désigne la « projection symbolique et formelle (poïétique) d’une réalité23 ». Pourtant, sa définition de la « fiction » en anthropologie reprend les définitions classiques de la fiction artistique. Le rapprochement qu’elle opère entre ce qu’elle considère être la dynamique fictionnante du savoir anthropologique et les conceptions aristotéliciennes de la mimèsis dramatique et épique est particulièrement révélateur à cet égard. Elle note elle-même : « Ce qui est important dans la fiction de l’intrigue n’est pas tant le degré de proximité par rapport à la vérité, que le pouvoir ontologique de la configuration24. » Mais si le discours anthropologique s’inscrit dans cette logique-là, c’est-à-dire s’il relève d’un pouvoir de configuration ontologique, on voit mal comment il pourrait être autre chose qu’un pourvoyeur de récits vraisemblables, puisque ce qui importe ce n’est pas « le degré de proximité par rapport à la vérité ». Sauf pour qui adhérerait à une interprétation radicale du tournant linguistique comme découverte d’une capacité de création ontologique propre au dire humain, une telle conception de la discipline anthropologique est autodestructrice. Comme l’historien, l’anthropologue lui aussi peut certes devenir poète, mais dans ce cas il cesse d’être anthropologue. On ne peut pas tout avoir dans la vie.

Notes
1.

Richard Rorty (ed.), The Linguistic Turn : Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967 (rééd. 1992).

2.

Gustav Bergmann, « Logical Positivism, Language, and the Reconstruction of Metaphysics », dans R. Rorty, The Linguistic Turn…, op. cit., p. 63-71. Ce texte était paru en 1953 sous une forme plus développée dans la Rivista Critica Di Storia Della Filosophia, vol. 8, p. 453-481. Dans sa deuxième partie, Bergmann discute les positions du premier Wittgenstein, le phénoménalisme de Brentano, le formalisme carnapien, le casuisme du deuxième Wittgenstein et le conventionnalisme de Ryle. Celle-ci est coupée dans la version de l’anthologie.

3.

L’expression est de Bergmann : « radical novelty », dans « Logical Positivism… », art. cit., p. 64.

4.

« Ordinary language philosophers ». Ce groupe correspond en gros aux « casuistes » et aux « conventionnalistes » de Bergmannn.

5.

Ceci ne vaut d’ailleurs pas seulement pour ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie analytique. Lorsque l’on se tourne vers la tradition philosophique continentale, ou du moins la branche allemande de cette tradition, on note que, depuis le romantisme jusqu’à Heidegger, l’affirmation du statut transcendantal ou fondateur du langage s’est toujours, à l’exception notable de Nietzsche, monnayée sous la forme d’une célébration des capacités de révélation ontologique inhérentes au langage comme tel, d’après le célèbre adage : « Sprache ist Sein. »

6.

Wittgenstein considérait notamment que le langage faisait partie de l’histoire naturelle de l’espèce humaine. Or une telle assertion présuppose que la théorie de l’évolution doit être considérée comme vraie au sens fort du terme, c’est-à-dire en tant qu’elle avance des assertions vraies concernant des faits réels indépendants du jeu de langage dans lequel ces assertions sont avancées – en l’occurrence l’histoire naturelle de l’espèce humaine : voir Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 25, dans Id., Tractatus logico-philosophicus. Suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1986, p. 126.

7.

François Hartog, Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013.

8.

Notamment dans Hayden White, Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1985.

9.

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, dans Œuvres complètes, t. III, 1, trad. fr. Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1988, frag. 131 et 146 (éd. 1968, revue).

10.

Id., Fragments posthumes (automne 1885-automne 1887), dans Œuvres complètes, t. XII, trad. fr. Julien Hervier, Paris, Gallimard, 1979, sect. 7, frag. 60.

11.

Bas van Fraassen, The Scientific Image, Oxford, Oxford University Press, 1980.

12.

Hartry H. Field, Science without Numbers, Princeton, Princeton University Press, 1980. Voir aussi Id., Truth and the Absence of Fact, Oxford, Clarendon Press, 2001.

13.

Voir Jeffrey M. Zacks, Nicole K. Speer, Khena M. Swallow et al., « Event Perception : A Mind-Brain Perspective », Psychological Bulletin, vol. 133 (2), 2007, p. 273-293. Pour une analyse de la notion d’« événement » en histoire, voir Jacques Revel, « Retour sur l’événement », dans Jean-Louis Fabiani (ed.), Le goût de l’enquête. Pour Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 95-118.

14.

Voir notamment Joseph Magliano et Jeffrey Zacks, « The Impact of Continuity Editing in Narrative Film on Event Segmentation », Cognitive Science, vol. 35 (8), 2011, p. 1489-1517.

15.

Voir à ce propos Stephanie Gray Wilson et al., « Mental Models and Narrative Comprehension : Some Qualifications », Journal of Memory and Language, 32, 1993, p. 141-154.

16.

Il y a donc bien une homologie de structure entre récit historique et récit de fiction, au sens où tous les deux organisent des temporalités événementielles et actantielles. Mais cette homologie concernant la modalité de la représentation n’implique en rien une identité, ni même un apparentement, de leur fonction illocutoire : le récit de fiction n’a pas de prétention référentielle, contrairement au récit historique. Que cette homologie des modalités de représentation ait induit toutes sortes de jeux de miroir entre les deux est cependant avéré. Voir à ce propos J. Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, 1, Les terrains de l’enquête, 1995, p. 43-70.

17.

« Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier » (Aristote, Poétique, trad. fr. Michel Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 102).

18.

F. Hartog, Croire en l’histoire, op. cit., p. 140.

19.

Comme F. Hartog, ibid., p. 143, je ne saurais donc suivre Claude Calame lorsqu’il rapproche l’historien du poète. Voir dernièrement C. Calame, « Vraisemblance référentielle, nécessité narrative, poétique de la vue. L’historiographie grecque classique entre factuel et fictif », Annales HSS, vol. 67 (1), 2012, p. 81-101.

20.

Jean-Marie Schaeffer « Quelles vérités pour quelles fictions ? », L’Homme, 175-176, Vérités de la fiction, 2005, p. 19-36.

21.

Silvana Borutti, « Fiction et construction de l’objet en anthropologie », dans Francis Affergan, Sylvana Borutti, Claude Calame et al., Figures de l’humain. Les représentations de l’anthropologie, Paris, Éd. de l’EHESS, 2003, p. 75.

22.

Voir ibid., p. 96.

23.

Ibid., p. 75. L’argumentation de Claude Calame, « Vraisemblance référentielle… », art. cit., est la même.

24.

S. Borutti, « Fiction et construction de l’objet en anthropologie », art. cit., p. 75.