1.
inscription des savoirslivreincipit inscription des savoirslivreimpriméEn 2015, au Grand Séminaire de Strasbourg, on décida de déplacer une pietà en terre cuite. L’opération effectuée, on découvrit avec stupeur que deux objets rectangulaires qui avaient servi à caler la statue pour en assurer l’équilibre étaient en fait deux volumes imprimés : un texte dévotionnel et un incunable imprimé par Johann Prüss à Strasbourg 1. Ces livres, dont l’utilité des textes avait fait son temps, dépassés par des éditions ultérieures et par les intérêts changeants des lecteurs, avaient été recyclés. Désormais leur valeur venait de leur taille et de leur solidité, plutôt que de leur contenu. Leur sort témoigne de la fragilité des volumes, toujours à la merci d’une perte de popularité ou d’intérêt parmi les générations successives de possesseurs.
typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueimagerie numérique espaces savantslieubibliothèqueLes innombrables étagères bien remplies des bibliothèques patrimoniales, ainsi que les millions de pages numérisées et rendues accessibles au public, donnent l’impression que le livre est un objet presque pérenne, survivant aux siècles et aux dangers quotidiens. Et d’une certaine manière cette impression est juste : statistiquement le livre est l’un des artefacts qui a su le mieux résister au temps. Cependant, cette réussite cache une réalité moins réjouissante : cette survie ne concerne qu’une infime minorité d’exemplaires et d’éditions dont la vaste majorité a disparu sans laisser de traces. Comprendre cette perte et tenter d’en esquisser les contours est un enjeu scientifique fondamental lorsque l’on considère le patrimoine écrit des siècles passés2.
1.1. Disparitions ordinaires
pratiques savantespratique artistiquepeinture construction des savoirspolitique des savoirsguerre espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditiondestructionLa disparition des volumes est parfois le résultat de catastrophes majeures : la destruction d’une bibliothèque pendant une guerre, l’embrasement de collections lors d’incendies, l’effondrement de bâtiments dans lesquels elles étaient conservées ou des dégâts des eaux dus à des crues inattendues. Cependant, la réalité de la destruction de l’écrasante majorité des livres est bien moins dramatique. Moins médiatisée et moins documentée que ce type d’événements, la disparition de la plupart des livres s’effectue dans l’indifférence. Pour les livres artisanaux, elle a souvent lieu par le biais d’un recyclage qui profite de la qualité matérielle des volumes. La réutilisation qu’on en fait cherche à tirer profit de la robustesse et des caractéristiques particulières des matériaux. Le plus souvent, elle mène à la destruction complète des livres. Les tableaux d’artistes tels que Pieter Claeszoon et Willem Claeszoon Heda rendent bien compte de ce phénomène, montrant des feuillets imprimés roulés et réutilisés comme poches à tabac ou comme cornets à poivre servis pour accompagner des plats d’huîtres (voir ill. p. 60).

inscription des savoirslivreédition matérialité des savoirsmatériauparchemin construction des savoirsvalidationtémoignage construction des savoirstraditiondestructionPosés dans une assiette au contact des huîtres, ces feuillets servaient une ultime fois avant d’être jetés définitivement. Toutes les réutilisations d’imprimés ne menaient cependant pas à leur destruction complète. Même lorsqu’on les déchirait, pliait, collait pour profiter des vertus de leur matérialité, des bribes pouvaient survivre et témoigner de l’existence originale d’un texte, d’une édition ou d’un exemplaire. Ainsi, on trouve à la Bibliothèque municipale de Bar-le-Duc (voir ill. ci-contre, en haut) un feuillet découpé pour protéger le sceau d’un parchemin attestant de la possession d’une parcelle de terre, lequel offre une vision non seulement de la production d’un texte, mais également de son utilisation.

inscription des savoirslivreimpriméUn autre exemple provient du réemploi d’un fragment de texte imprimé… pour imiter du texte imprimé. Ainsi, une statue représentant sainte Barbe, conservée à Lyon mais provenant de Malines, montre la sainte avec un livre à la main où, au lieu de peindre ou de graver un texte, on a fait le choix de coller un court passage latin en lettres gothiques, extrait d’un imprimé contemporain (voir ill. ci-contre, en bas).

1.2. La « seconde vie » des manuscrits
typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueimagerie numérique matérialité des savoirsmatériauparchemin typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des texteshistoire du livreLa survie improbable des fragments de livres par le biais de réutilisations de ce type n’est cependant pas, et de loin, la plus courante. C’est une pratique qu’on pourrait qualifier de cannibale qui a, en effet, assuré une deuxième vie à d’innombrables feuilles. Les livres démodés étaient dépiécés pour fabriquer d’autres livres. Lorsque le parchemin était le support principal de l’écrit, ce cannibalisme était direct : on se resservait du parchemin pour réécrire sur les mêmes feuilles un texte différent et le livre devenait alors un palimpseste. La perte du texte original dans ce contexte semblait complète initialement, mais les techniques récentes, et notamment l’utilisation d’imagerie multispectrale, permettent de décrypter ce qui avait été effacé3.
espaces savantslieubibliothèqueCependant, au fur et à mesure que les parcheminiers se développaient et que l’accès au support devenait plus aisé, cette pratique, qui demandait un travail soigné et laborieux, diminua. Le réemploi se concentra moins sur les zones textuelles et migra vers la structure mécanique du codex. Le parchemin des manuscrits était découpé pour renforcer les plats, servait de couvrure, devenait le matériau de prédilection pour les claies et les charnières. Même une fois le nouveau livre convenablement relié et l’ornementation du volume terminée, des reliquats de manuscrits étaient utilisés pour réparer les accidents et renforcer plus tardivement les coins et les coiffes. Dans certaines bibliothèques, cette réutilisation devint systématique. Dans les bibliothèques de Rennes, cette pratique était habituelle et de nombreux volumes furent réparés de cette manière, comme en témoigne cet exemplaire qui avait appartenu aux augustins de la ville avant les saisies révolutionnaires (voir ill. p. 64, en haut) 4. Dans ce cas, c’est une Bible en français qui fut dépiécée pour protéger une reliure du 16e siècle.

construction des savoirstraditionLes apports de telles bribes de textes sont considérables pour ce qu’elles dévoilent des attitudes changeantes envers un contenu et, dans ce cas, envers l’évolution des traditions de traduction d’un texte pourtant toujours aussi prisé.
matérialité des savoirssupportinfrastructure numériquebase de données typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieesthétique inscription des savoirslivremanuscritLorsqu’il s’agit de renforts de plats, on peut aller plus loin. Ce sont alors souvent des feuillets entiers de manuscrits qui survivent, souvent de manière très visible, la beauté d’une calligraphie ou de son enluminure prenant une valeur esthétique qui dépassait l’intérêt anciennement donné au texte lui-même. Depuis quelques années, les chercheurs ont commencé à répertorier les feuillets dans des bases de données qui permettent de repérer et d’analyser ces fragments5. Au-delà de l’indéniable intérêt que chaque manuscrit ainsi préservé peut présenter, ce travail permet de recomposer feuillet par feuillet des volumes détruits des siècles plus tôt. Cette opération fastidieuse a déjà porté ses fruits avec, dans certains cas, des dizaines de feuillets d’un même manuscrit réunis virtuellement par le biais de numérisations dans différentes bibliothèques souvent très éloignées les unes des autres.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des texteshistoire du livre construction des savoirstraditiondestructionLa destruction systématique des volumes manuscrits eut souvent lieu après l’arrivée de l’imprimerie. La prolifération de livres rendait, aux yeux de leurs possesseurs, bien des exemplaires manuscrits caducs. Corrigées par des éditeurs scientifiques souvent de renom, agrémentées de commentaires, d’index et de tables des matières précis, et représentant des éditions que l’on pouvait retrouver dans différentes bibliothèques, les impressions semblaient pouvoir remplacer avantageusement les manuscrits. Au lieu de se servir de matériaux nouveaux pour relier ces livres, quoi de plus logique que de recycler des « vieilleries » et d’économiser ainsi quelques pièces ? Ce sont donc souvent dans les reliures des imprimés que nous trouvons désormais de nombreux fragments de manuscrits médiévaux, appelés maculatures.
Il en résulte que lorsque de grands collectionneurs de livres imprimés faisaient relier les exemplaires qu’ils achetaient, et qu’ils pouvaient se servir d’anciens volumes en parchemin, ce recyclage pouvait être si systématique qu’il nous permet aujourd’hui de reconstituer des manuscrits et d’approfondir notre compréhension de la mentalité de possesseurs passés. Le bibliophile néerlandais Huybert Van Buchell (1513-1599) est une parfaite illustration de ce phénomène. Au cours de sa longue vie, Van Buchell assembla une impressionnante collection de plus de 2 500 titres qu’il fit relier par ses propres soins. Cette accumulation lui demanda un investissement considérable, et ce besoin financier le poussa à économiser sur tous les fronts, à telle enseigne qu’on le traitait de pingre.
inscription des savoirslivremanuscrit espaces savantslieubibliothèque inscription des savoirslivrereliureCeci ne l’empêcha pas de faire confectionner de solides reliures pour ses livres, mais l’encouragea à insérer au sein d’une même reliure plusieurs œuvres. Plus de quatre éditions sur cinq de sa collection, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque universitaire d’Utrecht, sont ainsi rassemblées dans des recueils. Pour minimiser les coûts, il pourvut son relieur de feuillets de parchemin, feuillets qu’il puisait dans la bibliothèque du couvent où il était chanoine (voir ill. ci-contre, en bas). Ses volumes sont ainsi remplis de maculatures toutes tirées de la même source. Cette provenance unique est une aubaine : on peut ainsi en partie reconstituer des manuscrits qui, pour certains d’entre eux, remontent à la fondation du couvent au 11e siècle 6. Les lecteurs et bibliophiles de la Renaissance ne considéraient pas tous les manuscrits comme étant dépassés, et bien des collectionneurs cherchaient avidement des textes oubliés qu’ils préservaient avec soin7. Mais leur choix était guidé par le contenu plutôt que par un amour du livre ancien. Si le texte leur semblait dépassé, pourquoi garder le volume ? La réutilisation de ces manuscrits souligne le désintérêt des contemporains pour certains de ces livres – un désintérêt qui les mettait en péril et suggère que, comme bien d’autres manuscrits à cette époque, ils auraient pu aisément disparaître sans laisser de traces.

1.3. Défets et réemploi
inscription des savoirslivreédition typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des texteshistoire du livre inscription des savoirslivrereliure inscription des savoirslivreimprimé inscription des savoirslivremanuscritSi dans le domaine du manuscrit, l’intérêt de l’analyse des fragments est désormais bien établi, la situation est très différente pour les imprimés. Leur production en tirages dépassant régulièrement le millier d’exemplaires n’a pas encouragé une approche soucieuse d’identifier et de répertorier les fragments. Au contraire des manuscrits estimés comme des objets uniques, les imprimés ne mériteraient pas la même considération. Pourtant, ces fragments peuvent être tout autant porteurs d’informations précieuses. Leur datation, qui peut être très précise, permet par exemple de déterminer une date post quempour la confection de la reliure. L’identification de l’édition dont les feuilles sont tirées peut également nous permettre de comprendre l’histoire éditoriale d’un texte. Elle permet de réfléchir au moment où une certaine version est considérée comme dépassée ou indigne d’être préservée.
La nature même des fragments qui sont recyclés de cette manière est souvent mal interprétée, notamment parce que les chercheurs font souvent référence aux « défets » trouvés dans une reliure. Un défet est une feuille d’un tirage imprimé provenant d’un exemplaire défectueux, c’est-à-dire incomplet, et qui ne peut donc être vendu dans l’état. Sans valeur commerciale, son papier était de fait souvent réemployé et nous pouvons trouver des exemples de ce type de réutilisation dans de nombreuses reliures. Elles sont souvent identifiables par le fait que les bi-feuillets n’ont pas été désolidarisés les uns des autres ; les feuilles ont été coupées pour la première fois lors de leur intégration à la reliure.
inscription des savoirslivremanuscrit inscription des savoirslivrereliureCependant, ce scénario ne semble pas être le plus courant, surtout pour les livres des 15e et 16e siècles. La plupart des fragments proviennent d’exemplaires ayant été reliés, coupés, et sans aucun doute lus comme des livres à part entière. Ce n’est qu’après plusieurs décennies ou siècles qu’ils furent dépiécés et réemployés. On trouve un exemple de ce phénomène dans les feuilles préservées au sein d’une reliure bien plus tardive conservée à la bibliothèque du Centre culturel irlandais de Paris. L’exemplaire de l’édition donnée en 1552 à Lyon du Stichostratia epigrammaton centuriae quinque du dijonnais Jean Girard possède encore sa reliure d’origine, confectionnée au 16e siècle 8. L’examen du cartonnage utilisé pour former les plats montre qu’ils étaient en fait des assemblages de plusieurs bi-feuillets initialement tirés d’un livre de format in-folio, qui avaient été redécoupés (voir ill. ci-contre, en haut).

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des texteshistoire du livreLes gardes s’étant décollées, deux des pages sont désormais visibles, ce qui a permis de mesurer la typographie et de procéder à l’identification de l’édition dont était tiré l’exemplaire dépiécé : une Cité de Dieu de saint Augustin imprimée en 1479, soit quelque soixante-treize ans avant l’impression du livre que les feuilles protégeaient désormais9. Cette distance temporelle entre les deux éditions rend impossible qu’il puisse s’agir de défets : on n’aurait pas conservé ces feuilles pendant plusieurs décennies uniquement dans le but de les utiliser comme cartonnage. De plus, cet exemplaire portait tous les signes d’un livre ayant été commercialisé : les pages avaient été enluminées avec des lettrines et des pieds-de-mouche, la foliotation avait été ajoutée de façon manuscrite, les feuillets avaient été coupés correctement. Par cette analyse, la bibliothèque découvrait ainsi son plus ancien imprimé mais, surtout, cette découverte souligne que l’édition en question n’était plus estimée au milieu du 16e siècle. Elle permet également d’analyser un autre exemplaire de cette édition qui, certes, n’est pas rare – plus de cent autres ont été à ce jour localisés –, mais dont les caractéristiques particulières sur les deux pages visibles permettent néanmoins d’apprécier l’importance, avec une erreur dans le choix de lettrine qui la rend unique et digne d’intérêt.
1.4. Redécouvertes
typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueimagerie numérique pratiques savantespratique lettréetranscription inscription des savoirslivreincipitSi dans le cas qui nous occupe, l’édition incunable était bien attestée, d’autres fragments nous informent de l’existence d’éditions et de textes par ailleurs inconnus. Dans la même bibliothèque, on trouve quelques feuillets tirés d’un texte en anglais dont survit la partie supérieure de ce qui était probablement la page de titre, laquelle nous livre l’intitulé suivant : « Here is a vertuouns [sic] Treatyse of thre Pater nosters/ whiche by the sayinge of them sheweth every person, how to receyve Jhesu Chryste into his herte »10. Ce titre ne correspond à aucun texte répertorié par le très exhaustif English Short Title Catalogue et ne se retrouve pas non plus dans les transcriptions et numérisations du Early English Books Online 11. Ce réemploi est donc la seule trace à ce jour identifiée d’un texte de piété populaire, qui a sans doute pu avoir une circulation importante, mais dont la pérennité sous forme de livre à part entière n’a pas été assurée. C’est bien la destruction consciente d’un des exemplaires qui nous fournit aujourd’hui la preuve de son existence.
inscription des savoirslivreédition inscription des savoirslivrereliureÀ la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence, dans la reliure d’une édition des coutumes de Provence imprimée localement, mais pas particulièrement rare, se nichent les restes d’un autre unicum (voir ill. ci-contre, en bas) 12. Dans ce cas-ci, l’ensemble de la page de titre survit et nous permet d’établir qu’il s’agit de l’unique exemplaire d’une édition de poèmes de Pierre Demay de Châtellerault. Mais au-delà de la rareté de l’édition, l’intérêt provient également du fait que c’est la seule édition connue de ce texte, et la seule publication de son auteur. La valeur de cette découverte est d’autant plus considérable qu’il s’agit de la seule édition dont la publication est due au libraire d’Aix-en-Provence Clément Pache 13. La page de titre ne survit pas seule : la plus grande partie d’une autre page est également visible, ce qui nous permet de goûter un peu aux vers de l’auteur… et de déterminer qu’il s’agit ici d’un défet. En d’autres termes, la seule publication entreprise par Pache ne fut pas un succès puisqu’on recycla ses exemplaires pour réduire les coûts d’une reliure.

espaces savantslieubibliothèque pratiques savantespratique intellectuelleanalyseD’autres cas de fragments uniques sont plus difficiles à identifier. Sans leur page de titre et sans colophon qui permette de les rattacher à des éditions existantes ou de les déclarer nouveaux, ces fragments doivent être examinés et analysés en utilisant à la fois leur contenu et des détails de bibliographie matérielle. C’est seulement au terme d’une véritable enquête que l’on peut alors procéder à leur catalogage. Ce processus est laborieux, mais le jeu peut en valoir la chandelle. Ainsi, on trouve dans un volume d’ordonnances et de statuts, publié au début du règne de François Ier et aujourd’hui conservé à la bibliothèque Taylor à Oxford, un fragment imprimé qui avait été collé au plat de la reliure14. Composé d’un seul feuillet, il ne contient aucune information quant à sa publication, mais comporte des indices qui peuvent mener à son identification.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textespaléographieEn premier lieu, le texte imprimé en caractères gothiques comporte assez de lettres pour qu’il soit comparé aux fac-similés des répertoires typographiques. Deuxièmement, au verso du feuillet se trouve une gravure sur bois représentant un roi sur son trône, sceptre à la main, entouré de conseillers. Enfin, sur le recto, une lettrine imprimée fournit un indice supplémentaire au chercheur. Les trois sources croisées sont suffisantes pour que l’on établisse qu’il s’agit d’une édition lyonnaise provenant de l’atelier de l’imprimeur Claude Dayne. Dayne, dit Vicaire, eut une carrière relativement courte, puisqu’il est attesté à Lyon uniquement entre 1491 et 1498 15. Une partie du matériel que l’on trouve ici fut employé pour la première fois en 1498, à la fin de sa carrière, se retrouva ensuite chez Jean de Vingle et fut réutilisé par son fils, Pierre, dans ses publications illicites16.
inscription des savoirslivreincipit inscription des savoirslivreéditionLa longue vie de ce matériel ne doit cependant pas nous induire en erreur : la lettrine est dans un état de dégradation très voisin de celui qu’elle avait dans une autre édition, cette fois datée de 1497. De plus, le texte lui-même nous incite à dater ce fragment de 1498. Il s’agit en effet d’une description de l’entrée de Louis XII dans Paris le 2 juillet de cette même année. L’identification du texte constitue l’intérêt principal du fragment. Il existe quatre éditions connues qui décrivent cet événement et, bien qu’aucune des quatre ne soit datée, il est probable qu’elles aient été faites dans les mois qui le suivirent17. Cela permet de suggérer que ce fragment serait donc le seul témoin d’une édition incunable jusqu’ici inconnue. Plus important encore, il s’agit là de la seule version imprimée en dehors de Paris, c’est-à-dire que ce feuillet nous permet de comprendre que l’entrée n’avait pas simplement eu un retentissement local, mais qu’on estimait que sa description méritait une édition lyonnaise et piquerait l’intérêt du lectorat d’une autre ville. Enfin, notons que le texte ne correspond pas exactement à celui imprimé à Paris et suggère donc qu’au moins une variante était en circulation18.
1.5. Pérenniser l’éphémère
pratiques savantespratique intellectuelleanalyseL’idée que ces fragments puissent nous renseigner sur des éditions, voire des textes perdus, revêt une importance particulière pour les types de publications qui n’avaient pas vocation à être collectionnés, mais simplement utilisés puis jetés. Ces impressions éphémères sont ainsi souvent mal connues des chercheurs qui parfois les relèguent à un statut inférieur pour ne pas avoir à les analyser19. Les repérer et les décrire permet d’apprécier leur rôle, mais également de trouver et de comprendre des textes qui ont parfois eu un impact considérable. Ceci est vrai même pour des propos publiés sous forme de feuilles volantes : c’est de cette manière que furent d’abord imprimées les 95 thèses de Luther à Wittenberg en 1517, puis les placards contre la messe en 1534 – des textes fondamentaux pour expliquer les déchirements religieux, politiques et sociétaux du 16e siècle.
Traquer ces impressions est donc une priorité, mais leur intégration dans les reliures de volumes provoque des problèmes particuliers. Les feuilles volantes ont en effet des caractéristiques qui rendent leur identification difficile. Ainsi, leur format in-plano faisait en sorte qu’elles devaient être coupées pour être réutilisées. La perte de texte qui en résultait rend plus ardue leur exploitation aujourd’hui. De plus, en général, on n’imprimait que d’un côté de la feuille. Ceci permettait certes de s’en servir comme d’une affiche, mais tout naturellement, lorsque ces impressions étaient recyclées, la face imprimée était collée contre la reliure et seul le verso vierge reste aujourd’hui visible. Parfois cela suffit pour rendre le texte invisible ou, lorsque ce n’est pas complètement le cas, il faut souvent photographier la page blanche pour pouvoir manipuler l’image et faire apparaître un texte lisible.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des texteshistoire du livreUn exemple nous en est donné par la garde d’un exemplaire des œuvres de Georges de Selve conservé à la Bibliothèque universitaire de Rennes 2 (voir ill. p. 67, en haut à droite) 20. La dernière page de garde collée contre le plat ne laisse deviner que par translucidité qu’il s’agit en fait d’une feuille volante imprimée et recyclée. Le contenu est doublement caché, mais en prenant une photo on peut déterminer qu’il s’agissait de lettres signées par l’évêque d’Angers Claude de Rueil et datées du 9 juin 1635. Par ce biais, on découvre un texte qui nous serait sinon inconnu, et dans lequel est mentionnée l’organisation d’événements locaux. Les lettres nous renseignent donc sur les activités épiscopales du 17e siècle, mais aussi sur l’exemplaire lui-même : le « terminus post quem » de fabrication de la reliure est repoussé après 1635, et le contexte angevin de sa fabrication est établi. Notons également la présence de la signature qui souligne qu’il ne s’agit pas ici d’un défet, puisqu’on n’aurait pas signé un texte fautif.

inscription des savoirslivreédition construction des savoirstraditiondestructionCes exemples d’imprimés, derniers témoins de l’existence de tirages de plusieurs centaines, voire plus, d’exemplaires aujourd’hui tous détruits, soulignent la fragilité de nos connaissances du monde des livres des siècles passés. Pour chaque cas tiré de l’oubli par l’examen minutieux de volumes d’autres textes, de nombreux autres ont disparu sans laisser de traces. L’analyse de ces fragments sauvés par la qualité des matériaux avec lesquels ils avaient été fabriqués peut ouvrir une fenêtre sur un monde aujourd’hui encore inconnu, absent même des meilleurs catalogues. Leur découverte fait revivre non seulement des exemplaires et des éditions, mais aussi des textes, des libraires et des auteurs dont la connaissance semblait perdue. Ces exemplaires soulignent aussi un paradoxe : la destruction consciente de l’un d’entre eux peut être la source de sa conservation, au moins partielle. Ils en suggèrent également un autre : pour trouver les textes, il ne faut pas les cibler en les cherchant dans un catalogue mais s’en remettre à la sérendipité21 – une approche qui nous est de plus en plus étrangère.
Louis Schlaefli, « Ein wiedergefundener Wiegendruck aus der Abtei Gengenbach », in Die Ortenau, XCV (2015), p. 523-530
Voir les efforts des chercheurs pour comprendre l’ampleur du phénomène : Flavia Bruni et Andrew Pettegree (dir.), Lost Books. Reconstructing the Print World of Pre-Industrial Europe, Leyde, Brill, 2016
Voir notamment le Sinai Palimpsests project : https://sinai.library.ucla.edu
Sur les bibliothèques de Rennes avant la révolution, voir Morgane Egea, « La naissance de la bibliothèque municipale de Rennes 1789-1803 », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, CXVIII (2011), p. 83-101
Voir en particulier le projet « Fragmentarium » de l’Université de Fribourg qui offre une base de données internationale : https://fragmentarium.ms
Bart Jaski, « Collecties handschrift-fragmenten in de Universiteitsbibliotheek Utrecht », in Bart Jaski, Marco Mostert et Kaj van Vliet (dir.), Perkament in stukken : Teruggevonden middeleeuwse handschriftfragmenten, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 2018, p. 23-32.
On en accusa même certains de les voler pour les posséder. Voir, par exemple, le cas de Pierre Daniel : Elisabeth Pellegrin, « Membra disiecta Floriacensia », in Bibliothèque de l’école des chartes, CXVII (1959), p. 5-56
Jean Girard, Stichostratia epigrammaton centuriae quinque, Lyon, Macé Bonhomme, 1552 (USTC 151204, bibliothèque du Centre culturel irlandais de Paris, cote B 363)
Saint Augustin, De civitate Dei, Bâle, Michael Wenssler [et Bernhard Richel], 1479, GW 2885. Le cas est analysé dans mon billet : « Un incunable dissimulé du Centre culturel irlandais », in Histoire du livre, 18 avril 2017, https://histoirelivre.hypotheses.org/68
Le fragment est conservé au sein d’un volume de François Baudouin, Responsio ad Calvinum et Bezam, Cologne, Werner Richwin, 1564 (USTC 690842, bibliothèque du Centre culturel irlandais de Paris, cote B 91).
http://estc.bl.uk/ et https://eebo.chadwyck.com/. Ces ressources ont été consultées en ligne le 1er février 2020.
Les statutz et coustumes de Provence, Aix-en-Provence, Pierre Roux, 1557 (USTC 38359, Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, cote Rés. O 2)
Pierre Demay, Elegie et autres epitaphes, Lyon, [Antoine Gryphe] pour Clément Pache à Aix-en-Provence, 1566, USTC 76494
Les ordonnances et status royaulx faictz par les trescrestiens roys de France cy apres declaires avec aultres plusieurs bonnes ordonnances et constitutions, Paris, Jean Petit, 1517 (Taylor Institution Library, cote Vet Fr IB 66)
Voir la notice qui lui est consacrée dans le « Dictionnaire des imprimeurs et libraires lyonnais du quinzième siècle », in Frédéric Barbier (dir.), Le berceau du livre : autour des incunables. Études et essais offerts au professeur Pierre Aquilon par ses élèves, ses collègues et ses amis, Genève, Droz, 2004, p. 209-225, no 46.
Pour la réutilisation, voir Eugénie Droz, « Pierre de Vingle, l’imprimeur de Farel », in Aspects de la propagande religieuse, Genève, Droz, 1957, p. 38-78 (ici p. 59).
Ces éditions sortirent des presses de Pierre Le Caron (GW 9323, 9324 et 932510N) et Antoine Vérard (GW 9325) à Paris. Le fait que trois d’entre elles sortirent du même atelier laisse supposer un succès commercial dans la suite de l’événement.
J’analyserai plus longuement ce cas dans un article qui lui sera entièrement consacré.
Voir, par exemple, la notion de « non-livre » qui trahit une incompréhension fondamentale de ce qui constitue un livre et induit une vision faussée du fonctionnement de l’économie de ce secteur de l’industrie.
Georges de Selve, Œuvres, Paris, Benoît Prévost pour Galliot du Pré, 1559 (USTC 1166, Bibliothèque universitaire de Rennes 2, cote 21393)
La sérendipité est cet heureux hasard qui permet de faire une découverte alors qu'elle ne constituait pas l'objectif premier des recherches entreprises.