Frédéric Barbier

1.

Figure 1. La Bibliotheca Esterhaziana d’Eger
          (Erlau, Hongrie). Détail de la fresque mettant en scène la session
          du concile de Trente au cours de laquelle est décidée la création de
          l’. Le rayon de feu précipite les livres
          interdits dans le brasier infernal. Cliché Frédéric Barbier
Figure 1. Figure 1. La Bibliotheca Esterhaziana d’Eger (Erlau, Hongrie). Détail de la fresque mettant en scène la session du concile de Trente au cours de laquelle est décidée la création de l’Index. Le rayon de feu précipite les livres interdits dans le brasier infernal. Cliché Frédéric Barbier

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions acteurs de savoirprofessionpeintre pratiques savantespratique artistiquepeinture espaces savantslieubureau espaces savantslieubibliothèqueEntrons dans une ancienne bibliothèque tout particulièrement célèbre : au palais du Vatican, la pièce servant de bibliothèque et de cabinet de travail à Jules II (1503-1513) s’insère dans une suite de « chambres » (stanze) dont la décoration à fresque a été confiée à Raphaël, alors âgé de vingt-cinq ans. Imprégné par les doctrines néo-platoniciennes, le choix des motifs de cette « Stanza della Signatura » a probablement été fait par le pape et par ses familiers : il s’agit d’une mise en scène de la cosmogonie humaniste et chrétienne, articulant l’ordre du monde et celui de la connaissance. Sur les deux grandes parois, deux fresques : d’un côté, L’École d’Athènes symbolise la culture léguée par l’Antiquité classique (παιδεία, humanitas) et ranimée par le mouvement de l’humanisme ; en regard, la Dispute du Saint Sacrement célèbre le mystère de l’Eucharistie. La connaissance scientifique est couronnée par la théologie.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieesthétique espaces savantslieuPour le souverain pontife, comme pour son entourage et pour les artistes qu’ils commanditent, la bibliothèque, que la pièce est destinée à accueillir, fonctionne comme le réceptacle du savoir. Elle substitue l’ordre au chaos, sous la figure tutélaire du dieu de la lumière et de la beauté, des arts et des sciences, Apollon Musagète. Sur le petit côté de la « stanza », le dieu trône au centre du Parnasse, entouré de ses filles les Muses et accompagné de figures de grands auteurs de l’Antiquité ou de l’humanisme. Dans le programme iconographique mis en œuvre par Raphaël, le Parnasse symbolise la Beauté, qui fait face à la quatrième fresque, celle du Bien, avec les figures des vertus théologales et cardinales.

L’ordre de la bibliothèque n’échappe pourtant pas aux aléas de la condition humaine, à travers mutations et, parfois, destructions. La question que nous poserons est celle d’éclairer les voies d’une herméneutique de la bibliothèque et de la culture savante, entre le modèle de pérennité idéale de Jules II et les avatars de l’Histoire. Nous la développerons en quatre points.

espaces savantslieusanctuaire construction des savoirstraditionreligion construction des savoirsépistémologiethéorie acteurs de savoirstatutintellectuel typologie des savoirsobjets d’étudetemps1 — Épiphanie de l’ordonnancement universel en même temps que son artefact sous forme d’un monde de papier, la bibliothèque ne fonctionne pas sur le seul plan intellectuel, mais aussi en tant qu’institution symbolique du pouvoir. Le pouvoir est le garant d’un certain ordre dont la bibliothèque exprime la théorie et renvoie le reflet : par suite, elle constitue une catégorie, qui devra faire l’objet d’une contextualisation en fonction des configurations de toutes sortes, fondatrices, à chaque époque, de l’intelligibilité possible. Dans l’Antiquité, la religion occupe tout l’espace social, dont chaque composante (y compris celle du pouvoir) a une dimension religieuse. Comme on le sait, les bibliothèques sont alors le plus souvent intégrées à des sanctuaires, selon un dispositif qui perdurera à l’époque médiévale, qu’il s’agisse des institutions religieuses séculières (les cathédrales et leurs chapitres) ou régulières (les abbayes et monastères). Sur le plan statistique, la théologie constitue toujours, et de loin, la composante dominante dans les collections de « codices » rassemblées jusqu’au 15e siècle.

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des religions pratiques savantespratique intellectuelle inscription des savoirsécritureLes voies de la sécularisation sont très complexes et le phénomène se déploie dans le plus long terme : à partir du 11e siècle, l’exclusivité exercée par l’Église sur la civilisation écrite commence à être battue en brèche. Avec le « Rinascimento », c’est la canonisation d’une structure double articulant, d’un côté, la Révélation et le domaine de la théologie, et de l’autre les savoirs profanes : ce dispositif organise la topographie des nouvelles bibliothèques, comme la Malatestiana à Cesena 1. Pourtant, même s’il est engagé de longue date, le mouvement de reconfiguration n’aboutit pleinement qu’à l’époque des Lumières, quand Edward Gibbon peut expliquer, en 1776, le déclin de la Rome antique par la conjonction des deux événements, le « triomphe de la religion et [celui] de la barbarie » face à la civilisation classique2.

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastrophysiquecosmologie acteurs de savoircommunautéinstitution espaces savantslieubibliothèque2 — La bibliothèque n’est dès lors plus cette chambre noire projetant l’image de l’univers, pour devenir une entité historique qui fonctionne comme élément et enjeu de tensions qui la dépassent. Cette institution, que l’on croyait destinée à conserver dans le plus long terme le legs de la culture, s’intègre dans un environnement historique en constante mutation : par suite, elle ne saurait échapper au risque de désordre, d’altération, voire de destruction. Les modèles de déconstruction peuvent être déclinés en trois types majeurs, qui vont de la confiscation ou de la saisie à la destruction concertée et à la destruction de hasard3 : nous les passerons ici brièvement en revue.

construction des savoirspolitique des savoirsguerreLa bibliothèque associe valeur marchande et valeur symbolique, et elle fait à ce titre l’objet de longue date de processus d’appropriation parfois violents. Les exemples sont connus, depuis celui de Paul Émile saisissant à titre de butin, après Pydna (168 av. J.-C.), la bibliothèque du roi de Macédoine pour la faire expédier à Rome. Bien plus tard, la bibliothèque de Charles V passera au régent anglais Bedford, quand les bibliothèques de Naples et de Pavie seront expédiées à Amboise et à Blois et que la somptueuse Palatina de Heidelberg sera confisquée au profit du pape4. S’emparer d’une bibliothèque constitue, certes, une reconnaissance de sa valeur marchande comme symbolique : ne croyons pourtant pas que ces déplacements et autres dévolutions soient sans danger pour les collections. Tous les exemplaires ne sont pas conservés, certains sont détruits, d’autres se perdent, comme le montre le cas de la bibliothèque Sforza transportée à Blois.

inscription des savoirslivre construction des savoirséconomie des savoirsconfiscationEn France, les désordres et l’incertitude administrative provoquent, sous la Révolution, des pertes peut-être aussi considérables que les destructions concertées elles-mêmes : la confiscation des anciennes bibliothèques ecclésiastiques dans nombre de petites villes entraîne leur abandon, parce que personne n’a plus les compétences pour en assurer la gestion et la conservation. Les déplacements des fonds provoquent toujours des pertes, même si celles-ci sont difficiles, sinon impossibles à évaluer5. Même les exemplaires très précieux seront parfois dénaturés : sous le Premier Empire, beaucoup de livres saisis à l’étranger perdent leur reliure d’origine (et leurs feuillets de tête), pour une reliure impériale néo-classique. Retenons le fait : le déplacement d’une bibliothèque est à l’origine d’une déconstruction de l’ordre des livres, et donc d’une perte d’identité et de sens. C’est le cas, par exemple, pour la première bibliothèque du cardinal Mazarin, saisie et vendue aux enchères, sur ordre du Parlement, en 1652 : nombre d’exemplaires sont conservés ici ou là, mais la bibliothèque en tant qu’entité organique a irrémédiablement disparu.

Figure 2. Procès-verbal de saisie d’ouvrages
          manuscrits et imprimés à la Bibliothèque capitulaire de Vérone,
          27 floréal an V (16 mai 1797). Droits réservés
Figure 2. Figure 2. Procès-verbal de saisie d’ouvrages manuscrits et imprimés à la Bibliothèque capitulaire de Vérone, 27 floréal an V (16 mai 1797). Droits réservés

inscription des savoirslivre construction des savoirspolitique des savoirs construction des savoirstraditionreligion construction des savoirstraditiondestructionNous restons dans l’ordre de la destruction consciente avec notre second type, d’autant plus frappant qu’il correspond souvent à une mise en scène : il s’agit de la destruction volontaire, perpétrée pour des motifs d’ordre religieux ou politique. Paradoxalement, ce cas de figure semble moins fréquent que d’autres, même si son retentissement est considérable. La destruction, souvent ponctuelle, vise à répondre à une situation que l’on estime scandaleuse, et à rétablir l’ordre en place du chaos. Les brûlements publics de livres se multiplient avec la révolution gutenbergienne, plus encore avec l’exacerbation des luttes religieuses, soit depuis les deux dernières décennies du 15e siècle jusqu’à la promulgation de l’Index librorum prohibitorum à Rome. Au demeurant, le rite magique de la purification par le feu est pratiqué aussi bien par les catholiques que par leurs adversaires : alors que les propositions de Luther sont condamnées par la bulle Exsurge Domine (15 juin 1520) et que des exemplaires d’œuvres du Réformateur sont brûlés à Cologne et à Louvain, Luther répond en brûlant publiquement la bulle pontificale à Wittenberg, et en publiant à son tour la condamnation de ses adversaires6.

Cependant, les destructions systématiques, non pas d’exemplaires, mais de bibliothèques pour motifs parfois politiques et surtout religieux restent en définitive relativement rares.

Figure 3. Le Temple Neuf en ruines après le
          bombardement du 24 août 1870 ; copie récente d’une photographie de
          1870 de Charles Winter (coll. BNU). Clichés Jean-Pierre Rosenkranz.
          CC-BY-NC-SA
Figure 3. Figure 3. Le Temple Neuf en ruines après le bombardement du 24 août 1870 ; copie récente d’une photographie de 1870 de Charles Winter (coll. BNU). Clichés Jean-Pierre Rosenkranz. CC-BY-NC-SA
Figure 4. La bibliothèque de la Ville de Tours
          après l’incendie du 19 juin 1940 (coll. Bibliothèque municipale de
          Tours). Cliché Bibliothèque municipale de Tours
Figure 4. Figure 4. La bibliothèque de la Ville de Tours après l’incendie du 19 juin 1940 (coll. Bibliothèque municipale de Tours). Cliché Bibliothèque municipale de Tours

espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditiondestruction3 — Le troisième modèle est celui de la destruction de hasard, dont l’exemple « idéaltypique » nous est donné par la catastrophe de Lisbonne. Dans la matinée du 1er novembre 1755 en effet, un puissant tremblement de terre se produit à proximité de l’embouchure du Tage : la capitale portugaise est très largement détruite, et des milliers d’habitants se rassemblent près du fleuve pour échapper à l’écroulement des immeubles et aux incendies. Mais le séisme est suivi d’un gigantesque tsunami qui écrase toute la ville basse, tandis que les bâtiments plus en hauteur sont plusieurs jours durant la proie des flammes : on comptera plusieurs dizaines de milliers de morts. Parmi les destructions figure le palais royal, au bord du fleuve, à l’emplacement du Terreiro do Paço (terrasse du Palais, l’actuelle place du Commerce)7, avec ses collections d’art, ses archives… et la bibliothèque royale (Livraria Real), dont on évalue la richesse, au milieu du 18e siècle, à quelque 70 000 titres8.

Figure 5. Lisbonne s’effondre lors du
          tremblement de terre de 1755. Gravure tirée de la carte dressée par
          Matthäus Seutter : Augsburg, Tobias Conrad Lotter, [1760 ?] ; coll. BNU).
          Clichés Jean-Pierre Rosenkranz. CC-BY-NC-SA
Figure 5. Figure 5. Lisbonne s’effondre lors du tremblement de terre de 1755. Gravure tirée de la carte dressée par Matthäus Seutter : Lisabona magnificentissima regia sedes Portugalliae et florentissimum emporium ad ostia Tagi situm (Augsburg, Tobias Conrad Lotter, [1760 ?] ; coll. BNU). Clichés Jean-Pierre Rosenkranz. CC-BY-NC-SA

espaces savantslieusanctuaire construction des savoirstraditionreligionMême si les informations venues du Portugal sont toujours très insuffisantes9, la nouvelle de la destruction de Lisbonne, capitale d’un royaume ancien et d’un empire ultramarin immense, agite en profondeur le « petit monde » des intellectuels européens : comment expliquer une catastrophe d’une telle ampleur, dans un État considéré comme très croyant et où l’Église catholique bénéficie d’un statut privilégié, qui plus est un jour de Toussaint, et à l’heure d’affluence dans les sanctuaires ? L’argument d’autorité établit que la Création tend vers un but connu de Dieu, et dès lors le caractère fortuit de la catastrophe relève du scandale. Voltaire, à l’inverse, reprend l’argument de raison : « Direz-vous, en voyant cet amas de victimes : / Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »

inscription des savoirslivremanuscrit inscription des savoirslivre construction des savoirstraditiondestruction construction des savoirstraditionmémoireDe Pompéi à Lisbonne, la destruction d’une bibliothèque10 par suite d’une éruption ou d’un tremblement de terre est spectaculaire, mais très rare, quand les incendies ou, parfois, les inondations sont beaucoup plus fréquents. Balisons simplement les faits, à travers quelques événements qui ont marqué la mémoire collective au fil du 20e siècle. Le 26 janvier 1904, la Bibliothèque nationale et universitaire de Turin est largement détruite par un incendie : plus de 4 000 manuscrits, 1 100 incunables et 600 éditions aldines disparaissent, outre une collection d’estampes et un exceptionnel fonds hébraïque.

inscription des savoirslivrecollection éditoriale« C’est sur les manuscrits que le fléau semble s’être abattu avec le plus de violence. Les livres, on pourra en retrouver d’autres exemplaires, surtout si la solidarité scientifique internationale dont, par la voix de Monsieur Paul Meyer, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres entendit une généreuse manifestation à la séance du 29 janvier 11, peut trouver les moyens de s’exercer. La perte des incunables et des estampes n’est peut-être pas irrémédiable, encore qu’il soit a priori évident que certaines planches et certains exemplaires aient été représentés à Turin seulement. Celle des manuscrits l’est tout à fait… »12

Chacun a encore en mémoire les conséquences catastrophiques de l’« alluvione » de l’Arno à Florence, le 4 novembre 1966 : la Bibliothèque nationale est proche du fleuve, et les pertes y sont gigantesques, même en tenant compte des longues campagnes de restauration bientôt engagées (voir à ce sujet l’article de Carlo Federici p. 26). Au demeurant, les dommages entraînés par l’eau se rencontrent aussi lors d’incendies, par suite de l’intervention des pompiers : c’est le cas à la Bibliothèque Anna Amalia de Weimar, où l’incendie du 2 septembre 2004 détruit 40 à 50 000 volumes, mais où un nombre équivalent est également atteint par le contact de l’eau.

espaces savantslieubibliothèque espaces savantslieumusée espaces savantslieuarchives construction des savoirspolitique des savoirsguerreUn cas de figure différent intéresse au premier chef la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg : il s’agit de la destruction fortuite survenue par suite de troubles politiques ou d’événements militaires13. La richissime bibliothèque du Temple Neuf est en effet complètement détruite lors du bombardement allemand du 24 août 1870 – et la polémique ne tarde pas à se déployer, entre ceux qui dénoncent le bombardement comme inutile sur le plan tactique et ceux qui reprochent aux assiégés de n’avoir pas pris les dispositions indispensables pour mettre leurs richesses à l’abri14. Les événements analogues se multiplieront au 20e siècle : pour nous limiter à la France, citons la destruction de l’ancienne abbaye Saint-Vaast d’Arras, avec les archives, la bibliothèque et le musée (5 juillet 1915), ou encore celle de l’hôtel de ville de Reims, qui abritait les archives et la bibliothèque municipales15. La Seconde Guerre mondiale entraîne aussi son lot de catastrophes : dès juin 1940, la superbe bibliothèque de Tours, au débouché du pont sur la Loire, est détruite lors des combats destinés à fixer l’avance des Allemands sur le fleuve. Les pertes les plus importantes sont cependant dues aux bombardements de la Libération, comme à la bibliothèque de Caen (7 juillet 1944) ou quelques semaines plus tard (11 août) à celle de Douai.

construction des savoirstraditionpatrimoine matérielRappelons enfin que, dans la grande majorité des cas, les collections (livres, etc.) ne sont pas les seules touchées : la destruction s’étend au bâtiment lui-même, et à ce qu’il abrite en fait de mobilier, de tableaux et autres objets à caractère patrimonial – ou non.

acteurs de savoircommunautéinstitution4 — Si les responsables de destructions volontaires poursuivent au bout du compte l’objectif d’éradiquer un désordre pour eux insupportable, la destruction d’une bibliothèque correspond dans la grande majorité des cas au triomphe du chaos. Elle est une cause de scandale (et une manifestation d’injustice), de par la perte de tout ou partie des collections et de par la disparition brutale de la symbolique attachée à l’institution. À Lisbonne en 1755, c’est un élément-clef du système politique baroque qui disparaît, en l’espèce de la collection de livres appartenant au prince et témoignant de ce qu’il est d’abord, selon le modèle antique, prince de la paix et des muses, et protecteur de la culture : son statut même semble remis en cause. Dans le même temps, l’outil et le symbole de la rationalisation du monde se trouvent comme effacés de la surface du globe par un événement aléatoire, et que l’on ne parvient précisément pas à rationaliser16.

construction des savoirstraditionpatrimonialisationDès que possible, l’objectif devient celui de « restituer » la bibliothèque en en « reconstituant » les collections. « Restituer »17 est pris ici dans son acception de « rétablir » ou de « remettre une chose dans son premier état », et la « restitution » est une opération qui relève à la fois de la justice (remettre les choses en ordre après qu’elles ont été bouleversées et rendues inutilisables ou inintelligibles), de la morale (contrebalancer les effets de ce qui est reçu comme injuste) et de l’anthropologie (rétablir une institution, au sens large du terme). Dérivé de la même racine, la « reconstitution » de la bibliothèque désigne au contraire un processus matériel qui ne fait pas seulement référence au passé : reconstituer, c’est prendre des dispositions pour que des collections nouvelles, mais que l’on imagine (ou que l’on présente…) comme d’importance équivalente à celle des collections disparues, soient mises à la disposition de l’institution « restituée ». L’une des procédures privilégiées de cette reconstitution est l’appel à la solidarité, comme dans le cas de Strasbourg, ou dans celui de Turin.

Mais l’historien du livre le sait : les collections détruites ne seront jamais reconstituées, s’agissant non seulement des pièces uniques irrémédiablement disparues (pour l’essentiel, les manuscrits), mais aussi des exemplaires imprimés et autres documents anciennement conservés. Notre thèse sera ici que la reconstitution (ou l’affichage de la reconstitution) de la bibliothèque disparue forme le prélude indispensable à la restitution de son rôle (en tant que collection précieuse, ou bibliothèque ouverte au public, ou autre) et de son statut (en tant que bibliothèque du prince, ou de la nation, ou autre). Les procédures de restitution et de reconstitution que l’on observe dans les faits peuvent donc faire l’objet d’une analyse historique.

À Lisbonne après 1755, la reconstruction, prise en mains par des personnalités exceptionnelles (le marquis de Pombal et Manuel de Maia), met systématiquement en œuvre les principes de la raison éclairée18. À la bibliothèque, c’est l’engagement d’un processus de rattrapage mené en coordination avec l’Académie royale : Maia souligne l’importance du rôle d’une bibliothèque des Lumières, établie dans le palais et à laquelle la catastrophe offre paradoxalement une occasion exceptionnelle de rénovation – de refondation. Mais lui-même a alors déjà plus de 80 ans (il est né en 1677), et ses conceptions seront appliquées par le franciscain Manuel do Cenáculo, évêque de Beja. En 1796 enfin, l’année même où la Bibliothèque royale est ouverte au public, on appelle comme directeur à Lisbonne le meilleur professionnel du pays, en la personne d’António Ribeiro dos Santos, bibliothécaire de la Joanina de Coimbra : il s’agissait pour le pouvoir d’affaiblir le parti jésuite, tout en bénéficiant d’une expertise universellement reconnue19. Une douzaine d’années plus tard, la Bibliothèque royale sera, comme on le sait, transférée à Rio de Janeiro

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoire typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesurbanisme espaces savantslieubibliothèqueAu projet éclairé de la monarchie portugaise des secondes Lumières répond comme en contrepoint celui développé par le nouvel Empire wilhelminien pour la capitale de ses provinces annexées, le Reichsland d’Alsace-Lorraine : une bibliothèque modèle, abritée dans un monument et insérée dans un programme urbanistique représentatifs, et qui à la fois mettra en exergue la science allemande comme acteur-clef du savoir universel, et glorifiera la « Kulturnation » impériale et sa province retrouvée.

Figure 6. Fresque réalisée à l’occasion du
          400 anniversaire de la Haute École calviniste
          de Debrecen en Hongrie (1938) par Kálmán Gádorjáni Szabó. Elle
          représente le sauvetage de livres par les élèves du Collège, lors
          d’un incendie survenu le 11 juin 1802. Cliché Róbert Oláh ; ©
          Collège réformé, Debrecen
Figure 6. Figure 6. Fresque réalisée à l’occasion du 400e anniversaire de la Haute École calviniste de Debrecen en Hongrie (1938) par Kálmán Gádorjáni Szabó. Elle représente le sauvetage de livres par les élèves du Collège, lors d’un incendie survenu le 11 juin 1802. Cliché Róbert Oláh ; © Collège réformé, Debrecen

construction des savoirspolitique des savoirsinstitutionnalisation espaces savantslieubibliothèque construction des savoirstraditiondestructionDe Lisbonne à Strasbourg, et jusqu’à la Bibliotheca Alexandrina inaugurée en 2002, la dialectique de la destruction/restitution-reconstitution doit être dévidée en regard de sa propre contextualisation. La trajectoire des bibliothèques détruites et restituées le confirme : si la raison admet le jeu du hasard, elle ne s’en fixe pas moins toujours l’objectif idéal de la rationalité rêvée. D’un côté, la présence de la bibliothèque, avec ses valeurs de vérité et de sens objectif, de l’autre, l’absence et le désordre, avec l’omniprésence des signes (une invasion, un accident, un tremblement de terre…) comme constitutifs d’une réalité incertaine, et que l’on s’efforcera de déchiffrer. Le triomphe du hasard inclut la contamination du modèle même du jeu, et appelle sa propre rationalité, sa propre – restitution.

Notes
1.

Malatesta novello magnifico signore : arte e cultura di un principe del Rinascimento, dir. Pier Giorgio Pasini, Cesena, Biblioteca Malatestiana ; Bologna, Minerva Edizioni, 2002

2.

Une nouvelle traduction de Gibbon est donnée par Guizot à partir de 1819 : Édouard Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, trad. François Guizot, Paris, Lefèvre, 1819, 13 vol.

3.

Fernando Báez, Storia universale della distruzione dei libri. Dalle tavolette sumere alla guerra in Iraq, trad. it., préf. Marino Sinibaldi, Roma, Viella, 2007 (« La storia. Temi », 4)

4.

Frédéric Barbier, « Les bibliothèques et la guerre de Trente Ans », in Bibliothèques et lecteurs dans l’Europe moderne (XVII e -XVIII e  siècles), Genève, Droz, 2016, p. 29-49 (« Bibliothèque des Lumières », LXXXVIII)

5.

Frédéric Barbier, « En France, les bibliothèques en révolution : abandonner, aménager, construire, 1789-années 1830 », in bibliothèques décors années 1780-années 2000 : nationalités, historicisme, transferts, dir. Frédéric Barbier, Andrea De Pasquale, István Monok, Budapest, Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences ; Rome, Bibliothèque nationale centrale, 2019, p. 13-30

6.

Warumb des Bapst vñ seyner || Jungern bucher võ Doc. || Martino Luther || vorbrant. || sein. || Lasz auch antzeygen wer do || will warumb sie Doct. || Luthers bucher vor = || brennet haben. || Wittenbergk. || D.M.L., Leipzig, Valentin Schumann, 1520 (VD16, L 7362). Cf. Bilder und Bildersturm im Spätmittelalter und in der frühen Neuzeit, édB. Scribner, Wiesbaden, Harrasowitz, 1990 (« Wolfenbütteler Forschungen », 46).

7.

Miguel Figueira da Faria, « Lisbonne : la Place royale du commerce », in Nancy et l’Europe urbaine au siècle des Lumières, 17201770, dir. Alexandre Gady, Jean-Marie Pérouse de Montclos, Nancy, Art Lys Éd., 2005, p. 236-241. L’auteur reproduit un détail de la Vue de Lisbonne avant le tremblement de terre, donnée par Le Rouge en 1756. La famille royale, absente lors de la catastrophe, devra un temps « coucher dans des carosses » [sic] (Relation d’une lettre arrivée de Madrid, qui confirme le tremblement de terre arrivé dans l’Espagne et en Portugal le premier novembre 1755, [s. l., s. n., 1755]).

8.

La bibliothèque de Lisbonne avait été tout particulièrement enrichie sous le règne de Jean V (1707-1750), aidé de l’ambassadeur-comte de Tarouca. Voir, pour les estampes : Collection d’estampes de Jean V, roi de Portugal, Lisboa, Fondation Calouste Gulbenkian, Casa de Bragança ; Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004.

9.

Florence Boulerie, « Dire le désastre de Lisbonne dans la presse française, 1755-1757 », in Lumières, 6 (2005), p. 59-77

10.

Ou, paradoxalement, sa conservation dans le cas de Pompéi.

11.

Cf. CRAIB, 48 (1904), p. 31-32

12.

Georges Bourgin, « L’incendie de la Bibliothèque nationale et universitaire de Turin », in BEC, 65 (1904), p. 132-140

13.

Ou, plus rarement, politiques, comme dans le cas de la bibliothèque de l’université de Bucarest en 1989.

14.

bibliothèques strasbourg origines-XXI e  siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Éd. des Cendres, Strasbourg, Éd. de la BNU, 2015

15.

Cependant, des dispositions avaient été prises en vue de mettre à l’abri les pièces les plus précieuses, de sorte qu’à la bibliothèque, les pertes sont relativement limitées.

16.

À cet égard, le désastre de Lisbonne inaugure aussi une réflexion plus approfondie en matière de sismologie.

17.

< latin restituere, < stare, et plus précisément < statuere, faire tenir droit, fixer, établir.

18.

Maria Luísa Cabral, A Real Biblioteca e os seus criadores em Lisboa, 1755-1803, Lisboa, Biblioteca Nacional de Portugal, 2014

19.

Maria Luísa Cabral, « La création de la Bibliothèque royale publique de la Cour de Portugal : une responsabilité partagée, 1796-1803 », in Histoire et civilisation du livre. Revue internationale, X (2014), p. 143-161 (avec une importante bibliographie)