Marie-Véronique Amella

1.

typologie des savoirsobjets d’étudesociété typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologie Lorsqu’elles apparurent à W. H. R. Rivers en son temps, les anomalies et les contradictions soulevées par l’étude de sociétés dualistes au fonctionnement asymétrique ont été ramenées à une succession d’apports exogènes inintéressants, et rejetés comme scories. Plus tard, les fonctionnalistes attribuèrent ces irrégularités à une « erreur » dans le développement institutionnel de ces groupes. Une belle collection de ces cas particuliers au « dualisme imparfait » fut ainsi négligée et reléguée à la marge des théories anthropologiques jusqu’à nos jours. C’est, du moins, la vision rétrospective que donne Claude Lévi-Strauss de l’histoire du dualisme organisationnel, depuis sa découverte jusqu’à cette mise au point de l’auteur en 1956, sous forme d’une question fondamentale : « Les organisations dualistes existent-elles ? »1. En réexaminant les observations d’auteurs passés, le maître du structuralisme reformule et met en perspective ces dualismes, exhume les « scories » de l’ornière anecdotique pour leur faire atteindre un statut de paradigme potentiel, dans une dimension structurelle encore inexploitée, le triadisme.

pratiques savantespratique intellectuellecomparaison Claude Lévi-Strauss développe son argumentation sur un comparatisme mettant en relation des groupes sociaux liés par une proximité géographique ou historique. Sur cette base de données empiriques tirée principalement d’exemples amérindiens, indonésiens et mélanésiens, il tente de démontrer, dans cet article, que la distribution territoriale des populations à l’échelle d’une société ou au sein d’un village correspond à des propriétés structurelles inconscientes la déterminant. L’auteur pose de ce fait le village indigène comme cadre d’étude et interroge la nature des échanges réciproques dans deux sortes d’oppositions : les dualismes diamétral et concentrique. Ayant défini la méthode et le laboratoire de son expérience comparée, Claude Lévi-Strauss se propose d’interpréter le sens de l’inégalité des termes opposant en interne deux moitiés d’une structure villageoise de type diamétral, dont la « nature » faite de réciprocité exclurait a priori la notion d’inégalité, « Car, même dans un type de structure sociale symétrique (au moins en apparence) comme l’organisation dualiste, la relation entre les moitiés n’est jamais statique, ni aussi réciproque qu’on pourrait avoir tendance à se la représenter » (p. 157).

Partant de ce « déséquilibre » inhérent à une définition qui affirme le contraire, l’auteur questionne le dualisme simple et binaire, et observe que ce dernier se présente en réalité presque toujours comme un mélange complexe de trois types de représentations.

1.1. Typologie des représentations dualistes

pratiques savantespratique intellectuellecatégorisation typologie des savoirsobjets d’étudesociété pratiques savantespratique intellectuelleclassementAfin d’étayer sa démarche, Claude Lévi-Strauss s’inspire d’exemples apparemment hétérogènes, mais présentant néanmoins des caractères semblables plaidant pour une universalité des dualismes. Parmi les Amérindiens étudiés figurent des groupes géographiquement éloignés les uns des autres, comme les Sioux d’Amérique du Nord, les Gé ou les Bororo du Mato Grosso (Brésil). Avec l’exemple bororo, l’auteur évoque des catégories au fonctionnement binaire mises en relation dans deux types de configurations : le dualisme concentrique asymétrique (cercle) et le dualisme diamétral symétrique (moitié), constitués d’habitants aux statuts différenciés. La nature des réciprocités au sein des cercles ou moitiés est réglée par les prescriptions et les prohibitions d’alliance, par une série d’oppositions stéréotypiques délimitant et nommant ces espaces anthropisés (espace mâle et espace femelle, ou espace haut et espace bas). Ces deux configurations coexistent le plus souvent en synchronie dans le schème d’un même village. Ladite société fait alors circuler les hommes, les statuts et les fonctions suivant des axes et des frontières immatérielles, symboliques.

1.1.1. Dualités

Le meilleur exemple de dualisme diamétral exogame serait le village bororo (habitat temporaire lors de la chasse, ou permanent en dehors de celle-ci), tel que le décrivent les habitants des quatre clans du « haut », et selon un découpage axial nord-sud. La symétrie parfaite de chacune des moitiés d’un habitat circulaire – la phratrie Tugaré faisant face à la phratrie Cera – dans son rapport à l’autre correspond a priori à une réciprocité systématique des termes de parenté, des prescriptions d’alliance et d’échange. Ainsi, lorsqu’un membre bororo Tugaré part habiter chez son épouse Cera, il renouvelle par cet acte un équilibre entre phratries présumées égales, de part et d’autre d’un axe est-ouest. Le caractère endogène de ce système est sa propre limite. En effet, l’opposition diamétrale demeure statique, tout mouvement d’alliance et d’échange entre moitiés semble cristallisé au sein d’un parcours dont la finalité est la reproduction monotone d’une continuité étroite et simple.

Toutefois, Claude Lévi-Strauss relève l’exemple d’un assemblage dualiste différent qu’il tire du livre de Malinowski, The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia 2. L’habitat circulaire des Trobriandais du village d’Omarakana correspondrait à un dualisme concentrique asymétrique et endogame. Un rapport d’opposition se manifeste alors doublement dans ce schéma, d’abord entre les deux cercles concentriques dont la proximité au centre référentiel marque la supériorité de l’un sur l’autre, puis entre ce centre et la périphérie, traités comme un couple d’oppositions groupées. En axant l’attention sur un double mouvement centripète et centrifuge, à la fois vers l’extérieur ou vers le centre du village, le dualisme concentrique est ce lieu hybride où deviennent pensables des mouvements vers l’extérieur de la société.

Ces deux structures – diamétrale et concentrique – sont envisagées par l’auteur comme un processus d’échanges et d’interactions dont la complexité ne saurait cependant se réduire à une simple cohabitation faite de deux termes opposés dont seule varierait la mesure de la réciprocité selon l’une ou l’autre forme dualiste.

1.1.2. Dialectique des dualismes

pratiques savantespratique intellectuelleclassement pratiques savantespratique intellectuellecatégorisation Les deux dualismes seraient des entités réversibles et indissociables entre elles. Claude Lévi-Strauss emploie de nouveau le cas bororo, l’associant aux données de leurs voisins timbira (Indiens Gé du Brésil central) afin d’illustrer ce phénomène. Le village pourrait être pensé tantôt selon le schéma diamétral, tantôt selon le schéma concentrique, car une structure duale contiendrait obligatoirement l’une et l’autre. Ces catégories s’énoncent dans la pratique selon des oppositions mâle/femelle, célibat/mariage, sacré/profane (typologie concentrique), ou dans l’opposition de deux clans contigus (symétrie diamétrale). Les deux schémas s’expriment dans le discours indigène par le biais des propriétés symboliques prêtées à chacune des oppositions épousant tantôt l’une, tantôt l’autre forme. Lorsqu’un informateur fait mention d’une forme plus que d’une autre pour le même village, il peut alors s’agir de différencier dans le discours deux plans contextuels, deux dimensions sociales concernant le même lieu, ou de se situer lui-même par rapport aux ensembles d’oppositions :

« Je voudrais montrer ici qu’il ne s’agit pas nécessairement d’une alternative : les formes décrites ne concernent pas obligatoirement deux dispositions différentes. Elles peuvent aussi correspondre à deux manières de décrire une organisation trop complexe pour la formaliser au moyen d’un modèle unique, si bien que, selon leur position dans la structure sociale, les membres de chaque moitié auraient tendance à la conceptualiser tantôt d’une façon et tantôt d’une autre ».(p. 157)

1.1.2.1. Identités multiples

pratiques savantespratique intellectuelleidentificationCependant, le mouvement perpétuel des points de vue indigènes rend toute systématisation hasardeuse a priori. Si, comme dans l’exemple amérindien des Timbira orientaux, un informateur peut s’identifier à l’un ou l’autre système, selon qu’il envisage son appartenance de phratrie (deux moitiés matrilinéaires est-ouest exprimées dans une règle symétrique diamétrale exogamique), sa place au sein de classes d’âge (symétrie diamétrale), sa position au sein de classes patronymiques réparties pour les deux sexes entre « Ceux de la Place » et « Ceux de l’Extérieur » (respectivement, deux équipes de travail et deux équipes sportives exprimées dans une asymétrie concentrique), toute velléité de standardisation dans l’analyse finale risque alors de se perdre dans un brouillard d’anecdotes rétives à la comparaison. À partir de cette foultitude de cas particuliers, c’est donc bien sur le plan structural qu’une généralisation devient pensable. La combinaison de ces deux formes de dualisme – diamétral et concentrique – est nommée par Claude Lévi-Strauss « dualisme double ». Il formule à nouveau ce schéma « deux fois double » par l’exemple bororo, dont les repères spatiaux permettent – comme vu précédemment – de penser simultanément plusieurs niveaux identitaires. Le paradoxe social généré par la coexistence de « contradictions » au sein d’un même groupe n’en est plus vraiment un lorsque l’on considère ces contradictions en relation asymétrique. Une catégorie sociale se trouve adossée à d’autres représentations tout aussi légitimes situées dans des dimensions de pensée différentes.

typologie des savoirsobjets d’étudeespaceS’agissant de la société nord-américaine des Winnebago, si l’auteur note que leur village existe sous une seule forme spatiale, la nature du lien symbolique qui unit les emplacements des huttes la composant demeure sujette à une interprétation « institutionnelle » variable. Le village adopte donc à la fois une forme diamétrale exogame opposant deux moitiés et deux phratries symétriques en réciprocité, selon les points de vue des wangeregi (« Ceux d’en haut »), et un espace concentrique circulaire dont le centre supérieur s’oppose à deux cercles périphériques inférieurs, selon la vision des manegi (« Ceux du bas »). Ce dualisme double permet la définition du même village sous des angles conventionnels différents grâce à un jeu complexe de sens superposables mais non confondus entre eux.

1.1.2.2. Nature des dualismes

pratiques savantespratique intellectuellecomparaisonNous l’avons vu, l’étude comparée de cas mélanésiens et amérindiens, du Nord comme du Sud, conduit Claude Lévi-Strauss à admettre le caractère à la fois empirique et singulier de chaque interaction entre deux formes de dualisme, mais aussi entre deux sociétés géographiquement éloignées, révélant au passage le caractère souple de représentations indigènes définies à tort comme simples et figées. Toutefois, ces deux structures cohabitantes ne sont pas de même « nature ». Il s’agirait plutôt d’un genre de dialogue asymétrique entre elles, posant comme statique le type de dualisme diamétral : « c’est un dualisme qui ne peut pas se dépasser lui-même ; ses transformations n’engendrent rien d’autre qu’un dualisme semblable à celui dont on était parti » (p. 176), tandis que le dualisme concentrique serait de nature dynamique et porteur d’un « triadisme implicite » (id.), ouvrant une perspective institutionnelle supplémentaire, celle-là même que les diffusionnistes, et les fonctionnalistes après eux, rejetèrent comme « déchet » hors du cadre binaire.

1.1.2.3. L’harmonie sémantique, clé de l’articulation dualiste

Au-delà du symbole choisi – n’important pas pour lui-même, selon Lévi-Strauss –, la nature des deux termes définissant une division duale jouerait un rôle majeur lorsqu’il s’agit de comprendre comment le dualisme diamétral s’articule au dualisme concentrique : « On notera aussi qu’il semble exister un rapport entre l’aspect diamétral ou concentrique des oppositions binaires, selon la nature des symboles auxquels elles sont affectées » (p. 186). À partir du langage winnebago, l’auteur recherche des types d’associations sémantiques montrant une équivalence ou un déséquilibre symbolique entre les termes d’un couple d’oppositions, lequel identifie deux territoires. Aussi postule-t-il qu’un dualisme diamétral apparemment clos révèle en réalité deux paires d’oppositions de natures différentes, cependant traitées comme homologues, ce qui revient à « aplanir » les dissymétries de valeurs symboliques sous une configuration d’apparence symétrique. À une opposition homogène – « gauche/droite » – répond une autre, bancale – « identité/transformation ». Ce premier couple se rapporte à une dichotomie symétrique diamétrale classique reproduisant la nature « fixe » de ce système ; en revanche, le second se lit en asymétrie, « identité » exprimant la continuité alors que « transformation » se rapporte à une discontinuité au sein d’un système concentrique. Ces deux couples de termes dialoguent par conséquent suivant les interdits et les permissions d’échanges définis par la symbolique implicite dont ils sont porteurs.

L’opposition « dualiste » concentrique introduit un terme exogène apparemment propre à déstabiliser la continuité organisationnelle de la dualité diamétrale. Cette situation contient de ce fait un faux dualisme et une vraie triade potentielle :

« On voit donc que les antithèses qui servent à exprimer le dualisme relèvent de deux catégories différentes : les unes vraiment, les autres faussement symétriques ; ces dernières ne sont pas autre chose que des triades, déguisées en dyades grâce au subterfuge logique qui consiste à traiter comme deux termes homologues un ensemble formé réellement d’un pôle et d’un axe, qui ne sont pas des objets de même nature ».(p. 179)

La « vraie nature » du dualisme concentrique se réalise donc pleinement dans sa version ternaire.

1.2. La triade : nature et fonctionnement

Claude Lévi-Strauss expose, par le biais de l’analyse comparée d’éléments institutionnels prenant leur sens dans l’interaction, comment un concept aussi stable que le système dualiste peut s’appuyer, au-delà de toute conjecture théorique, sur une dimension sociale supplémentaire moins évidente, mais peut-être plus réelle et effective que ne l’est le dualisme lui-même.

À partir de l’analyse approfondie du dualisme villageois bororo, l’auteur isole un système d’échanges entre deux sous-groupes considérés comme non pertinents lorsqu’ils sont envisagés du point de vue dualiste. Cette découverte lui permet d’identifier un phénomène social sous-jacent plus subtil – la triade –, qui occulte sa « substance » sous l’évidence dualiste.

Irait-on jusqu’à penser comme Lévi-Strauss que le dualisme est la conséquence sociale d’un phénomène triadique plus profond ? Auquel cas, voici un renversement bien spectaculaire !

1.2.1. Prévalence de la triade

La nature de cette représentation triadique, nous l’avons vu, tient étroitement à son rapport avec le dualisme concentrique, qui se rapporte également à une fausse symétrie diamétrale. Dynamique et ouvert sur le milieu environnemental voisin, le triadisme semble contrarier le dyadisme simple et stable en induisant un facteur extérieur « déséquilibrant » la symétrie. Le dualisme concentrique prolonge en quelque sorte le système diamétral qui l’occulte, tout en permettant aussi l’accès au triadisme. Dans le système binaire diamétral stricto sensu, ce troisième mode n’est pas pertinent, il semble étranger à l’harmonie symétrique. Toutefois, si l’on inverse la perspective, la triade retrouve toute sa cohérence une fois intégrée au système diamétral par le biais traductif du système concentrique :

« Si l’on nous concède ce point, même à titre d’hypothèse de travail, il résultera que le triadisme et le dualisme sont indissociables, parce que le second n’est jamais conçu comme tel, mais seulement sous forme de limite du premier ».(p. 175)

Ainsi, à l’opposition fixe entre terrain déblayé (cercle central) et terrain vague (cercle périphérique), s’ajoute cette troisième proposition, circonscrivant et parfaisant l’ensemble social étudié : le terrain naturel (forêt ou brousse). Par conséquent, si le dualisme prééminent disparaît derrière le triadisme tangible de l’indigène, ce dualisme possède-t-il encore la validité nécessaire pour exister de manière autonome en anthropologie ?

1.2.2. La triade, forme sociale totale

pratiques savantespratique intellectuelleclassementLes couples d’oppositions complémentaires formés dans le dualisme double s’articuleraient à une réalité transcendant leurs formes dans le triadisme. Claude Lévi-Strauss reprend pour exemple le village bororo, distribué selon huit clans séparés en deux groupes exogamiques, ces derniers formés de quatre sous-groupes le long d’un axe est-ouest. Chacun de ces sous-groupes se subdivise à son tour en trois classes endogamiques, soit six classes (supérieure, moyenne, inférieure), disposées face à face le long du même axe imaginaire. Dans cet aspect, les trois sous-groupes côtoient leurs voisins et dialoguent au niveau d’autres configurations, mais, du point de vue de la parenté, leurs lignées restent étrangères les unes aux autres. L’« endogamie triadique » n’est rendue visible que par le jeu des alliances exogamiques systématiques entre ces quatre sous-groupes hiérarchiques, s’échangeant les partenaires de part et d’autre de l’axe. Cette forme triadique a donc une acception bien réelle, puisqu’elle est exprimée au moins en partie par la fonction « utilitaire » des échanges matrimoniaux. Par conséquent, le dualisme bororo, parfaitement symétrique et exogame dans une perspective représentative diamétrale basique, revêt un sens différent, voire opposé lorsque l’on se place dans un type de projection concentrique endogame. Dès lors, de ce dualisme double émerge cette forme sociale supplémentaire, superposée et articulée à ce dernier tout en ne s’y confondant pas : la triade.

Ce dualisme apparaît comme une passerelle nécessaire mais non autonome permettant le dialogue entre structures au sein d’un même groupe social. Plus précisément, cette forme rendrait pensable la transition symbolique entre une configuration triadique asymétrique et une dyade diamétrale symétrique.

En effet, le système concentrique partage des caractéristiques avec l’une et l’autre structure, ce qui permet cette porosité catégorielle, cette plasticité relationnelle néanmoins très cohérente des termes entre clans, phratries, sexes ou âges. La configuration triadique forme alors un tout complexe, combinant au caractère dyadique du système diamétral le caractère asymétrique du système concentrique.

1.3. Le dualisme, concept exogène ou vision locale ?

Le cheminement structuraliste de Claude Lévi-Strauss met en exergue l’inexistence de sociétés s’affirmant comme dualistes, mais il révèle également les manques restant à combler dans le sens du rapport articulant la triade au schéma des deux dualismes évoqués dans l’analyse. Entre raisonnement conceptuel et méfiance envers les catégories dites indigènes, l’auteur situe son ébauche de réponse dans un entre-deux à la fois terriblement logique du point de vue théorique, mais aussi bien sujet à caution du point de vue de l’infinie variabilité sociale. La voix du sens indigène se trouve séparée du contexte dans lequel elle s’exprime. Ainsi, lorsqu’il rappelle l’idée d’une double-réciprocité dans le cas de l’échange (restreint et généralisé) des femmes3, il met en doute le fondement rationnel des représentations locales prises pour elles-mêmes : « Cette distinction m’apparaît aujourd’hui naïve, parce que trop proche encore des classifications indigènes » (p. 175). Sa réponse se positionne entre la réalité d’une configuration observable dans les faits et ce qu’elle pourrait signifier hors de son environnement symbolique particulier.

La recherche du sens à travers la structure (envisagée comme substrat de l’inconscient humain) élimine de ce fait toute logique dans la distribution des variables symboliques culturelles. Le « sens » du dualisme se lirait quelque part « ailleurs », dans la mise à distance de la réalisation spatiale villageoise « imparfaite ». Ainsi, la réalité vraie ne serait jamais la plus manifeste, et les configurations villageoises ne seraient jamais que l’expression maladroite d’un désir inachevé :

« Si les observations présentées dans cette étude sont confirmées par d’autres exemples, nous devrons peut-être arriver à la conclusion que même ce cas particulier n’est jamais complètement réalisé dans l’expérience, sinon sous forme de rationalisation imparfaite de systèmes qui restent irréductibles à un dualisme, sous les espèces duquel ils essayent vainement de se représenter ».(p. 175)

1.3.1. Un dualisme méthodologique ?

typologie des savoirsobjets d’étudesociété typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesanthropologieNous l’avons vu, le dualisme n’est jamais conçu comme tel par les populations étudiées ; il apparaît plutôt comme une limite au champ effectif du triadisme, dans la mesure où l’on procéderait à un renversement de perspectives en analysant le triadisme avant le dualisme. Considérant que des modèles sociaux inconscients échappent partiellement ou totalement au champ des réalisations formelles, Claude Lévi-Strauss envisage le fait qu’un dualisme puisse exister sans qu’il soit formulé – ou imparfaitement formulé – par les habitants de la société en question. Le dualisme s’incarnerait donc partiellement dans la matière en suggérant un système idéel plus vaste dans la triade et, bien au-delà de cette dernière, au sein de la structure.

Le dualisme en tant que système défini et répandu reste, à l’évidence, une importante figure théorique de l’analyse anthropologique, qui possède l’avantage d’offrir un support comparatiste relativement simple et valide lorsqu’il s’agit d’étudier une société en rapport à d’autres. Peut-on en conclure que les sociétés dualistes n’existent que par l’intermédiaire du concept anthropologique ?

1.3.2. Le triadisme “profane”

Effectivement, si l’on adopte la démarche inverse de celle de la plupart des anthropologues depuis Rivers, et que l’on considère l’« anomalie » ternaire comme la clé des sociétés dites dualistes, la difficulté première consistant à accorder une organisation sociale binaire à un système ternaire, s’évanouit. Par conséquent, il serait possible d’envisager tous ces groupes selon « un même type de formalisation » (p. 179). Néanmoins, les fonctions associées à la triade sont hétérogènes, elles correspondent à la singularité de chaque société pour elle-même. Seule la superstructure ternaire commune à ces groupes peut être comparée et reconnue comme invariant. Ainsi, Claude Lévi-Strauss constate que, chez les Winnebago, la triade réaffirme le lien entre partenaires préférentiels de la moitié exogame, que chez les Timbira, cette même configuration indique une partition sexuée binaire au sein de trois ensembles exogames, que chez les Bororo enfin, elle marque la prohibition de mariage entre trois groupes de classes endogames. De ce fait, au-delà d’une infinie variabilité des symboles imbriqués aux schèmes structurels, l’auteur remarque le caractère inversement symétrique du couple d’oppositions qui caractérise deux sociétés d’Amérique du Sud. Chez les Bororo, la structure binaire est employée pour définir les groupes (classes), et la triade pour les deux sens de circulation des alliés (relations entre classes), alors qu’à l’inverse, chez les Timbira, la structure ternaire définit les groupes (classes) et la structure binaire règle la circulation des alliés (relations entre classes).

L’articulation entre le fond et la forme d’une organisation sociale s’établirait bien dans l’espace privilégié de la triade, le dualisme concentrique s’effaçant dans la démonstration de l’auteur au profit d’un triadisme effectif mais déguisé en dyade :

« Je me suis efforcé de montrer dans cet article que l’étude des organisations dites dualistes révélait tant d’anomalies et de contradictions, par rapport à la théorie en vigueur, que l’on aurait intérêt à renoncer à cette dernière et à traiter les formes apparentes de dualisme comme des distorsions superficielles de structures dont la nature réelle est autre, et beaucoup plus compliquée ».(p. 187)

La remise en question implicite de la réciprocité maussienne du don-contre don semble présente dès le titre de ce chapitre d’Anthropologie structurale. Cependant, loin de rejeter ce concept anthropologique majeur, Claude Lévi-Strauss questionne seulement le sens de l’irrégularité des échanges au sein d’un même système lorsqu’il fait de la triade un modèle plus abouti de « dualisme ». De ce fait, s’il se focalise sur une irrégularité trop régulière dans un jeu de relations symétriques à l’épreuve d’aspects asymétriques, il sape également toute base théorique pour penser ces sociétés sur le modèle dualiste, tout en réaffirmant la valeur de la réciprocité comme cadre général de régulation des échanges.

De plus, les faux paradoxes mis en exergue dans les trois formes sociales sur-imprimées et inégales entre elles en termes d’importance ne rompent pas la continuité d’une cohérence sociale, ni même l’unité de l’ensemble spatial ; continuité et discontinuité font système dans un réseau de coordinations bien plus complexes que les schémas dans lesquels l’anthropologie a circonscrit l’organisation de sociétés dites exotiques.

C’est pourquoi, au-delà de la validité supposée des réflexions précédentes, Claude Lévi-Strauss admet lui-même que les systèmes idéels, cognitifs ou inconscients des populations, s’ils ne s’incarnent qu’imparfaitement dans la forme observée, ne sauraient non plus se réduire à un déterminisme théorique relevant d’une taxinomie explicative, aussi remarquable soit-elle.

Notes
1.

Claude Lévi-Strauss, « Les organisations dualistes existent-elles ? », Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde, 1956, 112 (2) : 99-128 (volume d’hommage au professeur J. P. B. Josselin de Jong). Ce texte a été republié dans Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 : 147-182, ainsi que dans toutes les rééditions de ce recueil. Dans le présent article, toutes les citations sont extraites de l’édition de 1974 (Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974 : 154-188 [« Agora »]).

2.

Bronislaw Malinowski, The Sexual Life of Savages in North-Western Melanesia. An Ethnographic Account of Courtship, Marriage, and Family Life Among the Natives of the Trobriand Islands, New York, Harcourt, Brace & World, 1929.

3.

Cf. Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Presses universitaires de France, 1949 (« Bibliothèque de philosophie contemporaine »).