Édouard Mehl

1.

Figure 1. Globe céleste de Maragha
          (coll. Louvre-Lens). Photo © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais
          / Raphaël Chipault
Figure 1. Figure 1. Globe céleste de Maragha (coll. Louvre-Lens). Photo © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Raphaël Chipault

pratiques savantespratique intellectuellecritique construction des savoirslangage et savoirslanguearabe typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’UniversastronomieDepuis quelques décennies, une âpre discussion divise les historiens des sciences autour de la question de la réception de l’astronomie de l’école de Maragha (nord-ouest de l’Iran actuel), fleuron de la science arabo-musulmane des 13e-14e siècles, dans l’œuvre de l’astronome Nicolas Copernic (1473-1543)1. Cette querelle comporte plusieurs aspects, certains relevant plutôt de l’histoire culturelle et de la critique des préjugés ethnocentristes qui, supposément, dominent l’histoire des sciences depuis plusieurs siècles. D’autres voix insistent plutôt sur la méthodologie et l’administration de la preuve en histoire des sciences, en rappelant que l’assertion post hoc ergo propter hocest un pur sophisme2. Sans ignorer cet aspect des choses, nous nous intéresserons davantage ici au réseau de questions scientifiques précises qui fait la substance et le cœur même du problème, le tout étant de savoir si l’astronomie copernicienne fait ou non usage d’éléments originaux empruntés à cette école astronomique des 13e-14e siècles et si, le cas échéant, ces éléments ont pu jouer un rôle de déclencheur dans les raisons qui ont fait que Copernic, qui n’est évidemment pas né copernicien, l’est devenu. Dans les faits, cette discussion porte principalement sur l’usage que fait Copernic du « Ṭūsī-Couple »3 (voir ill. p. 75) dans ses constructions du mouvement des planètes inférieures (Vénus et Mercure), mais aussi dans l’explication du mouvement des fixes, ce « branle languissant » de la sphère des étoiles fixes, que Copernic supprime en lui substituant un mouvement équivalent de balancement de l’axe de la rotation terrestre – troisième mouvement qui s’ajoute donc à ceux de rotation diurne et de révolution annuelle. Ce troisième mouvement peut toutefois être étudié pour lui-même, indépendamment du référentiel hélio- ou géocentrique adopté – c’est-à-dire indépendamment de tout engagement cosmologique impliquant qu’on considère la Terre comme immobile au centre du monde, ou comme une planète dans le ciel. La question du « Ṭūsī-Couple » et de la source arabo-islamique présumée de Copernic en croise donc une autre, qui porte, elle, sur le rôle de l’astronomie stellaire dans l’émergence du système héliocentrique, et ces deux questions sont en fait si étroitement liées qu’il n’y a guère de sens à les traiter séparément.

Figure 2. « Ṭūsī-Couple » de Naṣīr al-Dīn
          al-Ṭūsī (coll. Staatsbibliothek zu Berlin). Cliché Staatsbibliothek
          zu Berlin (MS. Or. oct. 3568, fol. 18b)
Figure 2. Figure 2. « Ṭūsī-Couple » de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (coll. Staatsbibliothek zu Berlin). Cliché Staatsbibliothek zu Berlin (MS. Or. oct. 3568, fol. 18b)

1.1. Le « Ṭūsī-Couple »

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophiemétaphysique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesmathématiquesCe « couple de Ṭūsī » peut être considéré d’un triple point de vue – selon la tripartition aristotélicienne des sciences théorétiques, qui prévaut très largement à l’époque de haute activité de l’observatoire de Maragha : mathématique, physique et métaphysique.

inscription des savoirslivremanuscrit1o Mathématiquement : le mouvement de ce point est un cas de ce que les mathématiciens français (Pascal, Desargues, Lahire) vont étudier dans leurs travaux sur le mouvement de la roulette. Le mouvement du cercle engendre une droite qui est une forme dégénérée d’hypocycloïde. Mais, comme le note Copernic dans un ajout du manuscrit autographe du De Revolutionibus (1543), ce même dispositif de mouvement coordonné des deux cercles permet aussi de construire l’ellipse, si l’on considère n’importe quel autre point du cercle que son centre ou sa circonférence (voir ill. ci-contre, en bas) 4. C’est un corollaire, mais important, que Copernic n’a pas manqué de signaler, ce qui suffit pour que le problème des sources arabes de l’astronome soit dépaysé : au lieu de chercher des antécédents à l’étude de ce mouvement dans l’astronomie, nous pensons qu’il les faut aller chercher dans le réservoir théorique que constitue l’étude des coniques – dont le grand historien de l’astronomie Otto Neugebauer a montré qu’elle constituait, depuis leur origine grecque, les mathématiques de l’astronomie5. Les sections coniques sont aussi, de manière encore plus évidente, les mathématiques de l’optique, domaine dans lequel les sciences arabes ont eu six ou sept siècles d’avance sur l’Occident latin. Ce n’est donc pas un hasard si celui à qui on attribue l’invention de ce mécanisme, Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (1201-1274), est aussi un commentateur des Coniques d’Apollonius, et surtout des livres perdus (livres V-VII), que le Moyen-Âge latin n’a jamais connus6.

Figure 3. Copernic, , III, 4
            (Nuremberg, Petreius, 1543, p. 67 ; coll. Uppsala University
            Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av
            verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)
Figure 3. Figure 3. Copernic, De Revolutionibus orbium coelestium, III, 4 (Nuremberg, Petreius, 1543, p. 67 ; coll. Uppsala University Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysiquemécanique typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysique2o En physique et en mécanique, ce mouvement présente l’intérêt de rendre équivalents un mouvement circulaire régulier et un mouvement rectiligne discontinu. Il offre un argument de poids dans la discussion ouverte dans le dernier livre de la Physique d’Aristote sur le problème du repos intermédiaire ou « media quies ». Lorsque le point mobile sur la largeur du cercle atteint son extrémité, doit-il cesser pour que le mouvement rétrograde puisse commencer ? On doit l’affirmer si l’on considère que le mouvement de l’aller et celui du retour sont deux mouvements différents, mais on doit le nier si l’on considère que le mouvement rectiligne est un mouvement continu unique, et que seule change la direction de ce mouvement — ce que Descartes appellera plus tard sa détermination. Il est d’ailleurs remarquable que lorsque Descartes explicite son point de vue au sujet des cordes vibrantes, du rebond des ballons, ou de l’oscillation du pendule, il en appelle précisément à la continuité du mouvement qui ne connaît aucune interruption, mais qui change seulement sa détermination. C’est qu’il comprend ces phénomènes physiques en géomètre, sur le modèle du « motus ad latitudinem circuli », et il est donc évident que le « Ṭūsī-Couple » est à intégrer à l’histoire conceptuelle du mouvement inertiel, fondement de la physique moderne, galiléo-cartésienne.

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la matièrephysique typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialesphilosophieontologie3o Métaphysiquement, l’introduction de cette construction ignorée d’Aristote remet radicalement en cause la distinction ontologique des deux régions de la réalité physique : le céleste, où il n’y a que des mouvements circulaires uniformes, réguliers, et le terrestre où il n’y a que des mouvements rectilignes discontinus. L’homogénéité des lois de la nature et du mouvement, que l’on dit caractériser la révolution galiléenne au seuil de l’âge classique, est inscrite dans ce montage qu’on peut considérer comme un monogramme de la science moderne. On comprend d’un seul coup d’œil, en le voyant, l’unité fondamentale de tout ce que la raison humaine sépare et tient pour opposés : la quantité continue et discrète, le droit et le courbe, l’éternel et le temporel…

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastrophysiquecosmologie typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’UniversastronomieLe « Ṭūsī-Couple » a donc une signification qui excède largement le domaine restreint de son application dans le champ de l’astronomie, qui n’est d’ailleurs probablement pas le lieu de son invention. Ce mécanisme par lequel on peut déduire un mouvement rectiligne d’une combinaison de mouvements circulaires (et réciproquement) n’a pu émerger et servir aux astronomes de métier que parce que son promoteur, Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, est avant tout un parfait connaisseur de la géométrie des coniques. La discussion sur les « prédécesseurs arabes » doit donc tenir compte du fait que l’apport principal des savants arabes tient dans leur inventivité en matière de mathématique abstraite, et du rôle que ces inventions ont pu jouer par surcroît dans un contexte astronomique et cosmologique.

1.2. Copernic mathématicien astronome

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des sciencesDu point de vue astronomique, l’une des fonctions du « Ṭūsī-Couple » est de pouvoir faire l’économie du « point équant ». L’équant, dont l’invention remonte à Ptolémée, est un point imaginaire autour duquel un corps céleste décrit théoriquement une trajectoire circulaire à vitesse angulaire uniforme, ce qui n’est pas le cas du mouvement apparent du soleil, vu par un observateur terrestre. Postuler un point équant était une solution mathématique élégante à un problème qui n’est pas à strictement parler mathématique, mais qui est celui de l’écart entre astronomie et physique, car la vitesse constante d’un mobile dépend de son moteur, et relève donc du mouvement pris comme l’effet de la force motrice, alors que dans la pure géométrie des mouvements apparents, on ne tient aucun compte de la cause motrice. On a donc remarqué, de longue date, que l’astronomie arabe cherchait des moyens d’éliminer l’équant ptoléméen, ce qui est aussi le cas de Copernic. Mais pour les premiers, c’est sur la base d’une conviction aristotélicienne inébranlable, strictement métaphysique, selon laquelle les mouvements célestes permettent d’inférer l’existence des substances immobiles et séparées qui les produisent. Avec Copernic, qui se retranche dans la pure description géométrique des apparences, et qui ne spécule pas sur leurs causes, c’est pour prouver que la Terre a un centre de gravité qui ne coïncide pas avec le centre du monde. En un mot, les astronomes arabes et Copernic cherchent à éliminer l’équant, mais pour des raisons qui sont, dans les faits, diamétralement opposées.

construction des savoirstraditionhistoriographieOn ne doit donc pas isoler le « Ṭūsī-Couple » d’un autre mécanisme, que les spécialistes appellent le « lemme d’al-Urdi » (« Urdi-Lemma »), d’après le nom de son promoteur Muʾayyad al-Dīn al-ʿUrḍī, astronome contemporain d’al-Ṭūsī et actif à Maragha dans les années 1250. Mais ce montage géométrique, qui vise lui aussi à supprimer l’équant ptoléméen, est un bel exemple d’artefact historiographique, car ce « lemme » est en réalité une application de ce que Ptolémée attribue à Apollonius de Perge, dans l’Almageste XII.1. Ptolémée rapporte une démonstration d’Apollonius qui porte sur l’équivalence entre constructions géométriques par épicycle ou par excentrique pour rendre compte des stations et rétrogradations des planètes. Comme la chose a déjà été remarquée, la convertibilité des modèles – excentrique et épicyclique – repose sur une relation géométrique (la relation entre le pôle et la polaire d’une section conique), que le même Apollonius étudie de manière générale au livre III de ses Coniques 7. Plus tard, Kepler, reconstruisant intégralement la démonstration fondamentale d’Apollonius qu’il juge très brillante (« sollertissima ») et admirablement ingénieuse, n’a point manqué de souligner son origine dans la géométrie pure (« plane Conica ejus sapit »)8.

pratiques savantespratique lettréepublicationCe n’est pas sans raison que Kepler attache tant d’importance à un problème qui va, dans le dernier quart du 16e siècle, déclencher une « guerre des astronomes », dont les plus illustres protagonistes sont Tycho Brahe et Copernic. Signalons d’ailleurs que ce pugilat a éclaté après la publication d’un ouvrage publié à Strasbourg en 1588, le Fundamentum Astronomicum de Nicolas Reimer Ursus (voir ill. ci-contre) 9.

Figure 4. Ursus, Strasbourg, B. Jobin,
            1588 (coll. Zentralbibliothek Zürich). Cliché Zentralbibliothek
            Zürich (NE 1952,18, https://doi. org/10.3931/e-rara-51629)
Figure 4. Figure 4. Ursus, Fundamentum Astronomicum, Strasbourg, B. Jobin, 1588 (coll. Zentralbibliothek Zürich). Cliché Zentralbibliothek Zürich (NE 1952,18, https://doi. org/10.3931/e-rara-51629)

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastrophysiquecosmologie construction des savoirsépistémologiehypothèse typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’UniversastronomieEn théorie, et vue de loin, cette guerre est un conflit de priorité sur l’invention du système géo-héliocentrique10. Mais du point de vue interne, si l’on pénètre les arcanes de ce conflit, on voit qu’il enveloppe une question cruciale, qui est celle de savoir si l’équivalence des hypothèses d’Apollonius est une démonstration de géométrie pure, ou si elle est appuyée sur des hypothèses astronomiques et cosmologiques déterminées, comme le prétend justement Ursus — celui-ci assurant de manière extravagante que le système géo-héliocentrique dont il a donné une description en 1588 est l’invention d’Apollonius de Perge. Il aurait donc pour lui l’autorité des Anciens, que Copernic revendique pour le système héliocentrique, connu depuis Aristarque de Samos. Au tout début des années 1600, Kepler, arrivé à Prague au service de Tycho Brahe, sera chargé par ce dernier de réduire en cendres cette assertion insolente, qui ôte de fait toute son originalité au système dont Tycho prétend être l’inventeur et le promoteur. Après un examen serré du passage de Ptolémée, Kepler en conclut qu’Apollonius n’a pas procédé « ut astronomus artifex » (en tant qu’astronome), mais qu’il ne considère le mouvement que d’une manière purement géométrique. C’est en revanche l’Apollonius d’Ursus qui est une pure invention, et cet « Apollonius ficticius » n’est pas l’œuvre d’un historien, mais plutôt celle d’un faussaire.

inscription des savoirslivre espaces savantslieubibliothèque typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalesinformatiqueimagerie numérique typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences des textesphilologie pratiques savantespratique lettréetraduction typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastronomie inscription des savoirslivretexteL’Almageste constitue la seule source de renseignements sur l’œuvre astronomique d’Apollonius. En 1543, Copernic s’appuie sur ce passage (De Rev. V, 35), d’une manière qui a récemment permis aux éditeurs du De Revolutionibus de mettre en évidence un fait jusque-là ignoré : durant presque toute sa carrière, Copernic avait utilisé la version arabo-latine de l’Almageste dans la traduction « vetus » de Gérard de Crémone, éditée à Venise en 1515. Cette version, très défectueuse, avait été faite sur la base d’une traduction orale du texte arabe en mozarabe, langue que parlaient les colons arabes et les chrétiens arabisés dans la péninsule ibérique. On imagine aisément que cette série d’intermédiaires rend le Ptolémée arabo-latin d’un usage difficile, et Copernic, dont l’acribie philologique est digne d’un Érasme, ne s’y retrouvait pas. Or dans les dernières années de sa vie, et pour la rédaction des deux derniers livres du De Revolutionibus, Copernic est revenu au texte grec édité à Bâle en 1538, que lui a apporté le jeune mathématicien de Wittenberg Joachim Rheticus 11. Ce dernier avait également apporté et offert à Copernic un exemplaire de l’Astronomie de Geber, qui critique sévèrement Ptolémée 12. Ceci n’a pas échappé à l’œil de Copernic, et ses annotations marginales – que l’on peut aujourd’hui étudier grâce à la numérisation intégrale de sa bibliothèque personnelle, conservée à Uppsala 13 – montrent qu’il en a parfaitement assimilé le contenu (voir ill. p. 79, en haut).

Figure 5. Ajout manuscrit de Copernic à
            l’de Jābir b. Aflaḥ : « Egregii
            calumniatoris ptolemaei » (« D’un éminent calomniateur de
            Ptolémée » ; coll. Uppsala University Library). Clichés Uppsala
            University Library / Licenciering av verk: Public domain mark
            (Ingen känd upphovsrätt)
Figure 5. Figure 5. Ajout manuscrit de Copernic à l’Astronomie de Jābir b. Aflaḥ : « Egregii calumniatoris ptolemaei » (« D’un éminent calomniateur de Ptolémée » ; coll. Uppsala University Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)

Copernic sait notamment qu’aux yeux de Jābir b. Aflaḥ, Ptolémée, par « ignorance de la géométrie », s’est trompé dans la détermination des distances planétaires, voire dans l’ordre des planètes, Jābir b. Aflaḥ soutenant contre Ptolémée que Vénus et Mercure sont « au-dessus du Soleil »14. Copernic l’a maintes fois souligné et relevé dans son exemplaire, et c’est donc principalement sinon exclusivement à lui qu’il pense, sans le nommer, lorsque le De Revolutionibus mentionne les arguments de « ceux qui suivent Platon » (Timée, 38d) pour situer Vénus et Mercure « supra solem » (voir ill. p. 81) 15.

Figure 6. Annotations de Copernic à l’de Jābir b. Aflaḥ : « Colligit ex
            diversitate aspectus [Venerem] et [Mercurium] esse sup[er] solem »
            (« Il conclut de la diversité de leurs positions que Vénus et
            Mercure sont au-delà du soleil » ; coll. Uppsala University
            Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av
            verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)
Figure 6. Figure 6. Annotations de Copernic à l’Astronomie de Jābir b. Aflaḥ : « Colligit ex diversitate aspectus [Venerem] et [Mercurium] esse sup[er] solem » (« Il conclut de la diversité de leurs positions que Vénus et Mercure sont au-delà du soleil » ; coll. Uppsala University Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)

typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastronomie typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastrophysiquecosmologie construction des savoirsépistémologiehypothèse acteurs de savoirstatutsavantAu moment où Copernic se penche sur l’œuvre du savant arabe, il est déjà en possession de ses hypothèses héliocentriques, et il ne doit donc certainement rien à la lecture de cet ouvrage. En revanche, il s’intéresse à tout ce qui peut réinscrire ses hypothèses dans une forme de continuité historique, pour en atténuer l’effet de nouveauté. En effet, Copernic est un révolutionnaire malgré lui, qui eût sans doute préféré n’avoir pas la responsabilité de renverser à lui seul un édifice pluriséculaire, ni celle de montrer que ce monde que l’on tient pour la chose la mieux sue et la plus évidente, ce que l’on tient pour le monde « vrai » et naturel, n’est en somme qu’une représentation douteuse. Trouver chez Geber une telle « destruction » de Ptolémée ne peut donc pas incommoder Copernic, en tant qu’elle constitue un élément de justification de sa propre démarche. Mais sur le plan cosmologique, il est plus favorable à Ptolémée qu’à Geber, lequel n’a, à ses yeux, guère fait mieux que la cosmologie spéculative du Timée. Dans tout le livre I du De Revolutionibus, Copernic n’emprunte rien à l’astronomie arabe, et ne fait allusion à la critique de Ptolémée que pour en prendre la défense, ce qu’il sera encore mieux fondé à faire lorsqu’il finit par accéder, grâce à Rheticus, au texte original grec de l’Almageste.

1.3. Copernic astronome astrologue

construction des savoirsvalidationtémoignage typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’Universastronomie construction des savoirstraditionsource inscription des savoirslivreincipit espaces savantslieubibliothèqueOutre l’œuvre de Geber, la seule autre source arabe que nous offre la bibliothèque de Copernic est un recueil joignant l’édition incunable des Éléments d’Euclide au In judiciis astrorum de l’astrologue Haly Abenrodan (ʿAlī b. Riḍwān, 988-1061) – ce remarquable volume étant l’œuvre d’Erhart Ratdolt, imprimeur originaire d’Augsbourg établi à Venise (1485)16. Selon toute vraisemblance, Copernic a lu et annoté très tôt, dans les années 1490, cette glose sur l’astrologie de Ptolémée. Les quelques remarques marginales montrent que le savant a en fait comparé le travail de Haly à sa source principale, Ptolémée, à la fois sur le plan astronomique et sur le plan astrologique. L’exemplaire copernicien du Quadripartitum de Ptolémée ayant disparu, on ne sait pas s’il utilisait, pour ce travail studieux, l’édition princeps du même imprimeur Ratdolt (Venise, 1484) ou bien celle, plus tardive mais plus complète, de Bonatus Locatellus (Venise, 1493), comportant, elle, la glose de Haly Abenrodan 17.

acteurs de savoircorpssanté espaces savantslieuuniversité typologie des savoirssavoirs non canoniquesoccultismeastrologie typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecineEn attendant de pouvoir déterminer ce point, on peut seulement souligner un fait intéressant : Copernic, qui suit des études de médecine, s’intéresse de près au savoir médico-astrologique des Arabes, et c’est sur la base de sa connaissance de l’astrologie arabe de Haly Abenrodan qu’il peut s’intéresser aux causes naturelles des épidémies, ou des désordres que l’on remarque chez les épileptiques et les « possédés » (« demoniaci »). Comme pris d’un remords, Copernic a barré un commentaire remarquant que les prétendus « possédés » sont ceux dans le cerveau desquels s’observe une surabondance d’« humeur vénéneuse » (voir ill. p. 79, en bas). C’est dire que le jeune savant s’intéresse, à travers le savoir médico-astrologique des savants arabes, à l’approche toxicologique de certains phénomènes mentaux. Cette note marginale, probablement datée de ses années d’études dans les universités italiennes – Copernic étudie le droit à Bologne, à partir de 1496, puis la médecine à Padoue, à partir de 1501 – présente un intérêt d’autant plus grand qu’elle s’inscrit dans le contexte d’un vif débat sur l’astrologie dans les années 1490, où l’héritage de l’astrologie arabe, essentiellement fondée sur l’étude des conjonctions planétaires, est âprement discuté. Il faut noter que l’Italie devient après 1492 le foyer d’une première épidémie de syphilis, qu’on a dit ramenée par les marins de Christophe Colomb, mais nombreux sont ceux qui, comme Albrecht Dürer (visitant l’Italie en 1494) attribuent ce phénomène inédit aux conséquences de la grande conjonction des planètes supérieures, Saturne et Jupiter, au cours de l’année 1484 (voir ill. p. 83). Le « Flugblatt » (tract) que Dürer rapporte de son premier séjour en Italie s’appuie donc sans grand scrupule sur la doctrine astrologique des « grandes conjonctions » planétaires et de leurs conséquences socio-politiques, dans la droite ligne des théories très en vogue du De magnis coniunctionibus d’Albumasar (Abū Ma‘shar), maintes fois réédité après 1489. Rien de tel chez Copernic, donc la position est à la fois plus prudente, plus « empirique », et semble complètement libre de préjugés à l’égard des théories dominantes.

Figure 7. Annotations de Copernic à
            ʿAlī b. Riḍwān, (Venise, 1485), f. 75 v(coll. Uppsala
            University Library). Clichés Uppsala University Library /
            Licenciering av verk: Public domain mark (Ingen känd
            upphovsrätt)
Figure 7. Figure 7. Annotations de Copernic à ʿAlī b. Riḍwān, In iudiciis astrorum (Venise, 1485), f. 75 vo(coll. Uppsala University Library). Clichés Uppsala University Library / Licenciering av verk: Public domain mark (Ingen känd upphovsrätt)
Figure 8. [A. Dürer], illustration du
            « Flugblatt » de Theodoricus Ulsenius Phrisius [Dirk van Hulsen] :
            , 1496
Figure 8. Figure 8. [A. Dürer], illustration du « Flugblatt » de Theodoricus Ulsenius Phrisius [Dirk van Hulsen] : Vaticinium in epidemicam scabiem quae passim toto orbe grassatur, 1496

typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialeshistoirehistoire des sciences typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la Terre et de l’UniversastronomieIl fallait pour cela, évidemment, une certaine liberté d’esprit – « libertas philosophandi » que le cinquième concile du Latran allait, quelques années plus tard, sévèrement encadrer, mais sans laquelle Copernic n’aurait pu se risquer au renversement par lequel, quelques années plus tard, la Terre est entrée dans le ciel, et l’Homme dans l’époque moderne. C’est cette « libertas philosophandi », propre à l’humanisme scientifique de la Renaissance, qui lui a permis d’aborder la science médiévale arabe sans préjugés, et sans illusions quant au profit qu’il pouvait en tirer pour son propre dessein.

Notes
1.

Dans l’abondante bibliographie, signalons les publications récentes de F. Jamil Ragep, « From Tūn to Toruń : The Twists and Turns of the Ṭūsī-Couple », in Before Copernicus. The cultures and contexts of scientific learning in the fifteenth century, Rivka Feldhay et F. Jamil Ragep (éd.), Montréal & Kingston, London, Chicago, McGill-Queen’s University Press, p. 161-197 ; P. Barker, T. Heidarzadeh, « Copernicus, the Ṭūsī Couple and East-West Exchange in the Fifteenth Century », in M. Á. Granada, P. J. Boner & D. Tessicini (éd.), Unifying Heaven and Earth, Essays in the History of Early Modern Cosmology, Barcelone, Edicions de la Universitat de Barcelona, 2016, p. 19-57.

2.

Voir A. Goddu, Copernicus and the Aristotelian Tradition. Education, reading, and Philosophy in Copernicus’ path to heliocentrism, Leiden, Brill, 2010 (Medieval and early modern science, vol. 15), Annexe VI, p. 476-486

3.

C’est le nom qu’on donne, du nom de son inventeur présumé Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī (1201-1274), à ce dispositif qui dérive le mouvement rectiligne d’un point du petit cercle selon le diamètre du grand cercle. De fait, les historiens qui ne privilégient pas la source arabe l’appellent, suivant Proclus, « mouvement harmonique », ou bien, suivant Copernic lui-même, « mouvement selon la largeur du cercle ». Le montage exige deux cercles proportionnés (de rapport 2:1), le diamètre du petit cercle correspondant au rayon du grand. La rotation de l’un dans l’autre fait qu’il y a un point du petit cercle qui se déplace selon le diamètre du grand cercle, selon un mouvement de va-et-vient, comme celui d’un loquet. Sur la figure de la p. 75 en bas, le cercle DGH de centre F roule dans le cercle ABG de centre D, en inscrivant une droite AB, diamètre du grand cercle.

4.

N. Copernic, De Rev., III, 4 (De Revolutionibus orbium coelestium. Des révolutions des orbes célestes. Édition critique, traduction et notes par Michel-Pierre Lerner, Alain-Philippe Segonds et Jean-Pierre Verdet, Paris, Les Belles Lettres, 2015, vol. 2, p. 487) : « Certains auteurs appellent ce mouvement « mouvement selon la largeur du cercle » (c’est-à-dire le long du diamètre). Cependant ils déduisent la période et la grandeur à partir de la circonférence du cercle, comme nous le montrerons un peu plus bas. Et il faut cependant ici faire la remarque suivante : si les cercles HG et CF sont inégaux, les autres conditions demeurant identiques, ils ne décrivent pas une ligne droite, mais une section conique ou cylindrique, que les mathématiciens [appellent] « ellypsim ». Mais il sera question de cela ailleurs ». Ce passage de l’autographe n’est pas retenu dans l’imprimé de 1543, car il ne renvoie à rien et Copernic ne revient, ni dans le De Rev., ni ailleurs, sur la génération de l’ellipse. Sa première connaissance des Coniques vient sans doute des extraits publiés par Giorgio Valla dans la somme De rebus expetendis et fugiendis opus (Venise, Manutius, 1501) ; mais on peut également noter que l’Underweysung der Messung de Dürer (Nuremberg, 1525) est le premier ouvrage qui décalque le terme grec et décrit la « ligne ellipse ». Voir Dominique Raynaud, « Le tracé continu des sections coniques à la Renaissance : applications optico-perspectives, héritage de la tradition mathématique arabe », in Arabic Sciences and Philosophy, Cambridge, 2007, 17, p. 299-345.

5.

Otto Neugebauer, « The Astronomical Origin of the Theory of Conic Sections » [1948], in Astronomy and History. Selected Essays, New York, Springer, 1983, p. 295-297

6.

Voir sur ce point essentiel : Apollonius. Conics, Books V to VII. The Arabic Translation of the Lost Greek Original in the Version of the Banu Musa, vol. I, éd. by G. J. Toomer, New York, Springer, 1990.

7.

Otto Neugebauer, « The equivalence of Eccentric and Epicyclic Motion according to Apollonius » [1959], in Astronomy and History. Selected Essays, op. cit., p. 335-351

8.

Kepler, Contra Ursum, édition et traduction par N. Jardine et A.-Ph. Segonds, in La Guerre des astronomes. La querelle au sujet de l’origine du système géo-héliocentrique à la fin du XVI e  siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2008, vol. II/2, p. 319

9.

Nicolas Raymarus, Fundamentum astronomicum, id est Nova Doctrina Sinuum et triangulorum… cui adiuncta sunt : I.  Hypotheses novae ac verae motuum corporum mundanorum…, Strasbourg, B. Jobin, 1588. Voir également Dieter Launert, Nova Kepleriana. Astronomische Hypothesen des Nicolaus Reimers Ursus. Eine Streitschrift gegen Tycho Brahe (Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, München, Neue Folge, 146, 2019), et plus spécialement p. 218-219 sur les hypothèses d’Apollonius, qu’Ursus imagine avoir été d’abord celle héliocentrique de Copernic, puis celle géo-héliocentrique de Tycho Brahe.

10.

Strasbourg a été le théâtre d’une querelle opposant violemment Ursus au médecin alsacien Helisaeus Röslin, en particulier dans son ouvrage rédigé à Strasbourg en 1588, mais publié seulement neuf ans plus tard : De opere Dei creationis seu de mundo hypotheses, Francfort, A. Wechel, 1597. Ristampa anastatica dell’edizione Francoforte 1597, a cura di Miguel Ángel Granada, Lecce, Conte Editore (Aurifodina Philosophica), 2000.

11.

Détail curieux : l’exemplaire grec de Ptolémée, offert par Rheticus en 1539, et que Copernic a utilisé pour achever son travail, est l’exemplaire personnel du Strasbourgeois Johannes Marbach de Lindau. Sur la bibliothèque de Copernic, voir De Rev., vol. I, p. 811-814. Sur l’exemplaire de l’Almageste et sa provenance strasbourgeoise, ibid., vol. III, p. 509-511.

12.

Geber Hispalensis (Jābir b. Aflaḥ, 1100-1160). Voir le résumé de son De Astronomia libri IX (Nuremberg, Petreius, 1534) dans l’Histoire de l’astronomie du Moyen-Âge de Jean-Baptiste Delambre (Paris, 1819, p. 179-185). On doit noter que l’ouvrage est publié à Nuremberg, chez l’imprimeur Petreius, où sera publié le De Revolutionibus quelques années plus tard.

13.

On peut consulter l’intégralité de la bibliothèque de Copernic via le site de l’Université d’Uppsala : https://www.uu.se/en. Le transfert à Uppsala résultant des prises de guerre de la Suède, pendant la guerre de Trente Ans, il est certain que cette bibliothèque ne contient pas l’intégralité des livres du savant. Plusieurs ouvrages annotés témoignent de l’étendue et de la précision des connaissances philosophiques de Copernic, et même s’il faut regretter que ne s’y trouve aucun exemplaire d’Aristote ou de Platon, on peut constater qu’il avait attentivement lu Euclide, Ptolémée, Plutarque ou Boèce, ainsi que, chez les auteurs modernes, Bessarion ou Charles de Bovelles.

14.

De Astronomia libri IX, ch. VII, p. 104

15.

De Revolutionibus, I, 10, éd. cit., vol. II, p. 33

16.

Sur cet ouvrage, voir A. Goddu, Copernicus and the aristotelian tradition, op. cit., p. 191.

17.

Sur les éditions anciennes et modernes de Ptolémée, voir le projet conduit par la Bayerische Akademie der Wissenschaften : https://ptolemaeus.badw.de/start. Précisons que si Copernic a travaillé dans l’édition de 1493, il a alors pu lire le rapport qu’y fait Haly « Abenrodan » sur l’étoile nouvelle de l’an 1006, premier témoignage écrit sur l’apparition d’une supernova (sur cet événement exceptionnel, voir Bernard. R. Goldstein, « Evidence for a Supernova of A. D. 1006 », in The Astronomical Journal, vol. 70, no 1, 1965, p. 105-114).