Abstract
Este artículo trata del desarrollo de la ciencia de los instrumentos musicales y la organología durante el siglo XX. Intenta explicar el papel del museo en el desarrollo de una concepción de los instrumentos en relación con este desarollo. Examina las normas que estructuran la musealización y exhibición de objetos en el museo desde mediados del siglo XIX, y como han influido en las representaciones de los instrumentos musicales, especialmente a través del desarrollo de una clasificación científica de los instrumentos, excluyendo otros datos culturales o musicales. La influencia del «material turn» en la musicología, sin embargo, abrió nuevas perspectivas para la teorización de los instrumentos musicales, alrededor de los cuales concluye el artículo.
Dans leur ouvrage intitulé Sound knowledge : Music and Science in London 1789-1851, James Q. Davies, Helen Lockhart et les différents auteurs éclairent la façon dont les rapports entre musique et sciences évoluent au cours de la période décrite, ce qui change le « statut épistémologique » (Davies et Lockart, 2016, p. 23) de la musique. Ces évolutions reposent, entre autres, sur une conception transformée des traces matérielles de la musique, et notamment des instruments de musique. À la fin du dix-huitième siècle, ceux-ci ne semblent pas avoir de statut distinct d’autres objets « représentant » la musique, comme des fragments mélodiques. Ainsi, ils sont « interchangeables » (Dolan, 2016, p. 41) dans les représentations de l’histoire de la musique. Près d’un siècle plus tard cependant, les instruments de musique montrés lors de l’exposition universelle de 1851 sont présentés comme des « artefacts matériels divorcés, pour la plupart, de considérations concernant leur usage dans la performance musicale » (Willson, 2016, p. 237), transformant la conception de la musique ainsi donnée à voir. Le présent article s’intéressera à certains des facteurs ayant contribué à poursuivre ce développement et ainsi à exclure, dans ces objets, toute donnée culturelle ou musicale, pour en proposer une conception dite « scientifique ». Il s’agira ainsi d’étudier les circonstances du développement de l’organologie comme discipline scientifique et universitaire au cours du vingtième siècle en soulignant l’influence, sur ce développement, du lieu au sein duquel cette discipline s’élabore : le musée.
1. Prémices de l’organologie comme discipline scientifique et universitaire
L’organologie se définit comme la discipline scientifique consacrée à l’étude des instruments de musique. Dans son sens actuel (c’est-à-dire à partir de l’école de Berlin1), elle emploie des techniques interdisciplinaires, empruntées principalement au domaine de l’histoire de l’art, mais aussi à l’ethnologie et à la physique. Elle comprend en effet la description (mesure et documentation) des instruments et l’étude de leur histoire, de leur fonction dans leur environnement « traditionnel », au sein des différentes cultures auxquelles ils appartiennent (et rejoint en cela l’ethnomusicologie), l’étude de leur structure et des aspects techniques des modes de production du son des instruments (domaine où elle recoupe en partie la discipline de l’acoustique musicale) et elle comprend surtout la classification des instruments.
On retrouve déjà des documents s’intéressant aux instruments de musique dans de nombreuses cultures anciennes, qui étudiaient leur utilisation et leur rôle dans la société et qui incluaient parfois des systèmes de classification. En Occident, les premières publications s’intéressant au sujet datent du seizième siècle, avec notamment les travaux de Sebastian Virdung et Martin Agricola, ou encore les travaux de Praetorius et de Marin Mersenne au dix-septième siècle, comme l’Harmonie universelle (1636). Puis, c’est au vingtième siècle qu’apparaît réellement un intérêt ravivé pour l’organologie. Les diverses explorations du monde ayant eu lieu aux dix-huitième et dix-neuvième siècles ont permis de rapporter en Europe de nombreux instruments issus de diverses cultures, et ont ainsi constitué d’importantes collections d’instruments de musique qui ont ranimé le désir d’en établir des classifications. Le vingtième siècle se souvient surtout des travaux de Curt Sachs, et en particulier du système de classification qu’il réalise en 1914 avec Erich von Hornbostel et qui porte leurs noms : c’est le système Hornbostel-Sachs. Ce système est, encore aujourd’hui, le plus utilisé par les organologues et les ethnomusicologues.
Le système Hornbostel-Sachs propose une classification quadripartite des instruments se fondant sur le mode de production des sons, et plus précisément sur la nature du matériau vibrant. Elle est composée des cordophones (le son est produit par la vibration d’une ou plusieurs cordes tendues), des aérophones (le son est produit par la vibration de l’air, l’instrument lui-même ne vibre pas et il n’y a pas de corde ou de membrane vibrante), des membranophones (le son est produit par une ou deux membrane(s) mise(s) en vibration par percussion ou friction), et enfin, des idiophones (le son est produit par la vibration du corps de l’instrument lui-même – plutôt que celle d’une corde, d’une membrane ou d’une colonne d’air, par exemple des cymbales). Cette classification a été complétée en 1940 par Sachs, qui ajoute une nouvelle rubrique prenant en compte les instruments inventés depuis le vingtième siècle et qui fonctionnent de manière électrique : les électrophones.
Ce système de classification suit une logique universaliste puisqu’il cherche à rassembler, sous des catégories bien définies, les instruments du monde entier. Il avait précisément pour objectif de répondre aux limites du système sur lequel il se fonde, celui de Victor-Charles Mahillon. Mahillon, premier conservateur du Musée instrumental de Bruxelles, avait développé, entre 1880 et 1922, un système visant à classifier les instruments. Ce système quadripartite divisait les instruments suivant la nature du matériau vibrant à l’origine de la production du son, mais ne fonctionnait pas toujours bien pour les instruments extra-européens. Sachs et Hornbostel proposent donc un système plus flexible autorisant des adaptations au fur et à mesure des évolutions, et permettant d’englober réellement les instruments de toutes les cultures du monde.
Ce projet s’inscrit dans celui de l’école de Berlin, première école ethnomusicologique (alors nommée école de musicologie comparée) fondée au tournant du vingtième siècle par Carl Stumpf, Otto Abraham, et Erich von Hornbostel. La classification élaborée par Hornbostel et Sachs suit, tout comme les travaux des chercheurs de cette école, des ambitions comparatistes2. Le projet de classification des instruments de musique du monde constitué par Hornbostel et Sachs marque, par la même occasion, l’émergence de l’organologie en tant que discipline scientifique et universitaire. Cette discipline s’affirme, à partir des années 1950, par la création d’associations et de revues dédiées à l’étude des instruments de musique et par la création de chaires d’organologie et de programmes doctoraux dans plusieurs universités en Europe et aux États-Unis.
L’organologie conçue comme discipline scientifique se développe donc certes non loin de la musicologie mais reste une discipline indépendante (voir notamment Sherwood, 1971). Un volet central de cette science se concentre en effet sur un projet typologique et taxonomique concernant les instruments de musique et l’organologie laisse ainsi de côté les phénomènes musicaux, qui constituent quant à eux, les objets de la musicologie.
2. Le musée et l’organologie, une relation symbiotique
Si l’on considère Curt Sachs comme l’initiateur de la définition actuelle de l’organologie (c’est-à-dire la conception de l’organologie comme une discipline scientifique et universitaire), on peut alors affirmer que cette discipline est née au musée. Aussi bien Sachs que Mahillon étaient conservateurs de musée et travaillaient au catalogage des collections en même temps qu’ils développaient leur système de classification. Mahillon à Bruxelles et Sachs à Berlin, puis à Paris (au musée d’ethnographie du Trocadéro) lorsqu’il est déchu de ses positions par le régime nazi, et enfin au Metropolitan Museum de New York. La classification des instruments de musique est donc d’abord développée, comme le note Margaret Kartomi, dans l’objectif de « remédier à l’état encore quelque peu chaotique des collections d’instruments de musique » (1990, p. 168). Il s’agit de donner un sens à des collections d’instruments de musique existantes, et ce travail occupera Sachs tout au long de sa carrière. C’est ce que montre notamment l’article qu’il publie en 1934 dans la revue Mouseion intitulé « La signification, la tâche et la technique muséographique des collections d’instruments de musique » (Sachs, 1934, 2003) – texte grâce auquel il devient le premier « théoricien de la muséologie musicale » (Gétreau, 2005).
L’analyse des premiers catalogues de collections muséales d’instruments de musique publiés à la fin du dix-neuvième siècle donne une dimension historique à ce phénomène, puisqu’on peut y trouver les traces de la préparation du développement de l’organologie en tant que discipline au siècle suivant. Pour Gabriele Rossi-Rognoni, ces catalogues scientifiques sont en effet des « lieux » privilégiés de l’établissement des principaux éléments qui constituent la définition de l’organologie moderne. La création du Musée instrumental du Conservatoire de musique de Paris en 1864 (l’ancêtre de l’actuel musée de la Musique) amorce l’ouverture d’une série de musées de ce type en Europe, principalement dans les Conservatoires, et dans ce cadre, la publication de catalogues devint « une opportunité pour les conservateurs d’organiser et de présenter leurs idées sur un sujet encore en train de se définir » (2008, p. 5).
D’autres catalogues de cette époque reflètent également ce développement. C’est le cas notamment des catalogues du Musée Instrumental de Paris et du Musée des instruments de musique de Leipzig en Allemagne3. Ils illustrent, au travers du positionnement de leurs auteurs vis-à-vis du nouveau système développé par Mahillon, une étape de l’installation progressive d’une certaine manière d’étudier les instruments de musique, qui se présente peu à peu comme « scientifique ». Gustave Chouquet détaille ainsi, au début de son catalogue raisonné du Musée Instrumental, la façon dont il y a classé les instruments et qui correspond à celle dont les objets sont présentés dans le musée parisien à l’époque. Il les organise selon les « trois grandes catégories d’instruments de musique » que l’on a « depuis longtemps coutume d’établir » : « les instruments de percussion, les instruments à vent et les instruments à cordes », classés de manière géographique (1884, p. XI). Il justifie cependant ce choix en l’opposant au système de Mahillon4 qui se fonde quant à lui, nous l’avons vu, sur « la nature différente des corps employés comme sources sonores ». S’il reconnaît que cette dernière classification se veut plus « rigoureusement scientifique », Chouquet décide de ne pas l’adopter et renonce aussi à utiliser la « nouvelle terminologie » qui y est développée et « qui embarrasserait », selon lui, « un certain nombre de lecteurs » (1884, p. XI). Georg Kinsky, conservateur de la collection Heyer – à l’origine de la création du musée de Leipzig – explique, dans le premier volume de son catalogue publié quelque vingt-cinq ans plus tard, avoir – lui aussi – connaissance du système de classification développé par Mahillon5 mais, pour des « raisons pratiques », avoir choisi de ne pas s’en servir pour son premier catalogue6. Cette classification des instruments de musique est en effet, selon lui, « certes plus exacte scientifiquement mais moins claire » que la classification qu’il décide d’utiliser et qui catégorise les instruments selon « cinq ou six grands groupes ». La classification, par grands groupes d’instruments qu’il choisit d’utiliser lui permet d’inclure directement dans son catalogue des liens entre les instruments et le contexte de leur développement et de décrire des circonstances de leur utilisation7. Kinzky explique en effet avoir voulu suivre, pour son catalogue, « la tendance du musée », et ainsi avoir consciemment évité un excès de détails techniques sur la construction des instruments « qui n’intéresse que le spécialiste » pour privilégier l’histoire de la musique et de la culture (1910, p. 10). Si l’adoption du nouveau système de classification développé par Mahillon n’est pas d’une évidence immédiate pour les conservateurs du tournant du vingtième siècle, on remarque cependant la notoriété qu’il a déjà acquise auprès d’eux. On peut alors voir dans la prise en compte graduelle de ce système une phase du développement d’une manière jugée scientifique d’étudier les instruments. Elle avait certes commencé dès la publication du premier catalogue raisonné d’une collection d’instruments8, mais elle s’affirme ici avec l’adoption progressive d’un nouveau degré d’abstraction dans la catégorisation des instruments, ou, comme l’écrit Chouquet pour justifier son rejet de la classification de Mahillon, d’une « simplification plus apparente peut-être que réelle » (1884, p. XI). Ces exemples illustrent autrement dit la genèse d’une « science des instruments de musique », qui ne s’institue réellement en tant que telle qu’au milieu du vingtième siècle.
3. La classification évolutive des instruments de musique
La manière dont les conservateurs de musée de la fin du dix-neuvième siècle envisageaient les instruments de musique se fondait par ailleurs directement, comme le souligne Laurence Libin, sur le travail de Charles Darwin dans le domaine de la biologie. Cette représentation des instruments de musique prenait ainsi en compte le « concept d’une évolution biologique et technologique implicite aux systèmes de classification et aux expositions de musées typiques de la fin du dix-neuvième siècle » (2000, p. 187). L’idéologie des études ou de la science des instruments de musique prend donc sa forme actuelle avec la création des musées à l’époque victorienne. Ces derniers mettaient en œuvre, comme le rappelle Libin, un programme politique paternaliste – fonctionnant en symbiose avec leurs objectifs éducationnels – qui visait à inculquer des comportements civiques à leurs visiteurs (et plus particulièrement aux visiteurs issus des classes ouvrières). Ils adoptaient de plus une posture impérialiste vis-à-vis du reste du monde, les formes les plus évoluées des instruments se trouvant, selon cette pensée, dans l’Europe d’aujourd’hui, et les formes « primitives » de ces mêmes instruments, dans les pays non européens. Libin s’appuie pour son analyse sur les écrits de la collectionneuse Crosby Brown, dont la collection d’instruments de musique est une des principales composantes à l’origine de celle du Metropolitan Museum à New York. On trouve cependant des illustrations de cette volonté de montrer une telle évolution dans d’autres catalogues de l’époque, comme le catalogue raisonné des collections du Musée Instrumental de Paris, rédigé par Gustave Chouquet, conservateur de 1871 à 1886. Chouquet y explique avoir « réservé [dans le musée] la place d’honneur aux instruments qui sont la plus haute expression de l’art moderne et relégué aux arrière-plans les instruments des nations peu civilisées ou étrangères à notre système musical ». Il continue ainsi : « Par la même raison, nous avons placé dans ce Catalogue les instruments de l’Europe avant ceux de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie […] » (1884, p. XII).
La pensée muséologique était ainsi dominée par des idéaux scientifiques privilégiant les sciences naturelles et le « positivisme » d’Auguste Comte (1864), pour qui les sciences naturelles se devaient de remplacer l’Église romaine catholique comme nouvelles instigatrices de l’ordre du monde. Ce développement, qui s’accélère au dix-neuvième siècle, s’élabore notamment au travers de la construction visuelle d’un ordre spécifique, à l’intérieur d’espaces dédiés, où les objets se juxtaposent. Le musée se voit dès lors investi de la mission de promouvoir un idéal de progrès lent, de progression, par opposition au changement brusque et perturbateur qu’avaient notamment représenté les révolutions ayant secoué l’Europe en 1848-49. Les mots d’Augustus Henry Pitt-Rivers, le fondateur du Musée Pitt-Rivers à Oxford, trahissent quelque peu ces intentions socialisatrices : « Les données sur l’évolution et le processus de développement progressif constituent le vaste savoir qu’il nous appartient d’inculquer, et ce savoir peut être enseigné par les musées à condition qu’ils soient ordonnés de telle manière que ceux qui courent puissent lire – les classes ouvrières n’ont que peu de temps » (cité dans Libin, 2000, p. 190). Pitt-Rivers avait lui-même commencé à collectionner des artefacts humains (des armes d’abord, puis des moyens de navigation, des objets d’art et d’ornementation, de la poterie, des outils ou encore des vêtements) dans l’idée de développer, à partir de ses collections, une théorie de l’évolution dans la culture matérielle. Celle-ci se devait d’illustrer la façon dont l’esprit humain s’était « développé du plus simple au plus complexe, et de l’homogène à l’hétérogène » (Pitt-Rivers, cité dans van Keuren, 1984, p. 175) – tout en défendant l’idée selon laquelle seule la race caucasienne était capable d’atteindre l’état de civilisation. Au travers des expositions des musées qu’il avait fondés, il s’agissait de donner à voir, par l’intermédiaire de l’art matériel, un message de progrès et d’évolution, décrivant le mouvement général de l’univers aussi bien que celui de l’état social (van Keuren, 1984, pp. 182-186).
Ces notions d’évolution ont donc permis une conception du développement des instruments de musique sur le modèle des formes vivantes. On analyse les « améliorations », apportées par des compétences artistiques et un goût bonifiés, permettant aux instruments d’ « évoluer ». Sachs exprimait ainsi, en 1940, l’opinion que, « [i]nfluencés par l’orchestration moderne, tous les instruments ont été développés jusqu’à atteindre la plus grande efficacité technique et le meilleur rendement musical » (cité dans Libin, 2000, p. 191). À la suite de Rossi-Rognoni, on peut affirmer que le système de Mahillon, sur lequel celui de Sachs se fonde, a justement été développé dans le but de (re)construire l’évolution générale des instruments de musique. Le critère qui se fonde sur le générateur sonore, choisi par Mahillon (et à sa suite par Sachs et Hornbostel) pour organiser sa classification, permettait ainsi de souligner les relations entre les instruments, « en minimisant le rôle de la provenance, de la datation et de caractéristiques “supra-structurelles” comme les décorations, la forme du corps, les matériaux qui pourraient dépendre de variations locales et par conséquent distraire de la reconstruction du processus d’évolution » (Rossi-Rognoni, 2008, p. 16). Le critère géographique était donc clairement contre-productif pour mettre en évidence cette évolution puisque l’étude des instruments non européens devait permettre d’identifier « l’état embryonnaire des instruments européens modernes »9.
Cette vision évolutionniste continue d’influencer largement l’approche théorique des instruments tout au long du vingtième siècle. Comme l’a souligné Ardal Powell (2006), il existe une distinction encore peu questionnée entre une approche dite scientifique des instruments, qui emploie des techniques scientifiques pour mesurer et documenter les instruments, et les études culturelles qui se concentrent sur leur conception, sur leurs significations et sur leurs usages. Cette distinction est plus exactement entretenue par l’idée que l’approche dite « scientifique » ne l’est qu’à condition qu’elle se garde de considérer toute variable imprévisible – et le culturel (au contraire de la matière) n’est précisément pas prévisible. Ce n’est qu’ainsi, dans cette logique, que l’on prétendra à une analyse « objective » de l’objet sensible étudié (2006, p. 5). Par exemple, c’est dans cette optique que des outils d’analyse tels que le Brass Instrument Analysis System (surnommé BIAS) sont utilisés dans le cadre de l’étude de certains instruments de musique. BIAS a été développé dans les années 1980 par l’Institut für Wiener Klangstil à Vienne, en Autriche, dans le but d’étudier « objectivement » le son des orchestres viennois. Cet outil a ensuite été commercialisé dans les années 1990 pour aider les fabricants à améliorer leurs instruments. BIAS est qualifié d’outil « objectif » car, contrôlé par un ordinateur, il permet de mesurer les propriétés acoustiques d’un instrument sans l’intervention d’un musicien. Ses prédécesseurs, comme l’outil développé par la compagnie Conn sous les directives de Earle Kent et surnommé « Hot Lips Harry », avaient également pour but d’établir des standards pour juger les sons émis par les instruments et ainsi de « mieux définir la terminologie musicale puisqu’elle se rapporte aux sons » (Banks, 2010). « Hot Lips Harry » était une embouchure artificielle pour jouer et tester les cuivres, spécialement conçue pour éviter le « souffle préjudiciable » du musicien. Au travers de ces outils et de l’approche qu’ils mettent en œuvre, l’instrument est considéré au mieux comme un objet théoriquement acoustique – que l’on va représenter par un ensemble de mesures – tout en évitant méticuleusement de prendre en compte la manière dont cet objet matériel peut s’inscrire dans une pratique culturelle.
4. Vers une « nouvelle » organologie ? Quelques perspectives actuelles
On constate ainsi que la construction de la science des instruments de musique – l’organologie – doit beaucoup à l’espace qui l’a vu naître, le musée. En se constituant directement à partir des collections de musées, cette discipline s’est donné pour objectif d’y instaurer un ordre, qu’elle a naturellement calqué sur celui qui caractérisait déjà le musée. Cet ordre était celui de la marche du progrès, de l’évolution du plus simple au plus complexe, du « sauvage » au « civilisé ». Les instruments de musique ont pour cela été classés selon des catégories, qui, afin de permettre cette construction, ont évincé les données culturelles ou musicales. L’objectif était en effet double : au-delà de la volonté de rendre cette évolution apparente, il s’agissait de développer une étude des instruments de musique que l’on puisse qualifier de « scientifique » – engendrant l’évacuation de toute donnée imprévisible et non mesurable. L’organologie qui se construisait au musée a donc fait entrer les instruments de musique dans des catégories qui, parce qu’elles se voulaient objectives et reproductibles, ont exclu ce qui dans l’instrument se rapportait à la manière dont il était inséré dans le « concret de la vie » (Chaumier, 2010, p. 1). Au musée, cette exclusion permet la transformation de l’instrument de musique en un objet auquel on a soustrait sa fonction d’usage pour lui faire acquérir une valeur symbolique une fois présenté dans l’exposition.
Le manque qui résulte de cette « mise à nu » de l’instrument, de sa scission d’avec les pratiques qui le reliaient au monde est déploré aujourd’hui par une nouvelle génération d’ethnomusicologues et d’organologues qui tentent de concevoir une science des instruments qui penserait ces derniers en premier lieu au travers de leur caractère social et culturel. Leur travail, influencé, entre autres, par le tournant matériel en musicologie et le développement des Sound Studies, appelle à décloisonner musique et sciences (et leurs objets) dans les représentations du monde et de l’histoire, notamment au musée. Il s’agit en effet d’élaborer une « nouvelle organologie » (ou « organologie critique ») réconciliant, d’un point de vue théorique, l’approche matérielle et l’approche culturelle des instruments, tout en les inscrivant dans une analyse de la culture. Les auteurs qui développent cette approche (voir notamment Bates, 2012 ; Roda, 2007 ; Sonevytsky, 2008 ; Wood et Dolan, 2014) réprouvent les pratiques d’exposition des instruments au musée qui reflètent la vision unique de l’instrument dans laquelle l’organologie l’a figé. La démarche consiste alors à débrider le rôle sémantique de l’instrument, à la fois au sein de l’exposition muséale et dans les analyses (ethno)musicologiques. De simple preuve matérielle dans un raisonnement universaliste, l’instrument se meut en prisme permettant l’analyse d’une culture musicale particulière. Cette ambition de décloisonnement entre disciplines (et ainsi de réforme de l’organologie) pour repenser la constitution des savoirs de la musique est entendue, dans une certaine mesure, par les conservateurs de musées d’instruments de musique qui se saisissent de ces questionnements pour les travailler depuis le musée10. De nombreux projets d’exposition témoignent ainsi du fait que la recherche et la réflexion sur les savoirs et leur caractère composite n’ont pas pour seul terreau les laboratoires universitaires : elles s’élaborent aussi au sein des institutions muséales11, et au travers de collaborations entre recherche et musée12.
Cf. infra.
Il s’agit pour Sachs et Hornbostel d’étudier la diffusion des instruments et les manifestations de traits musicaux spécifiques dans le monde entier.
Ces deux musées sont les cas d’étude choisis dans le cadre de la recherche dont cet article est issu. Voir Dehail, J. (2017). Les musées de musique à l’épreuve de leurs visiteurs. Analyse critique des normes muséales et des rapports aux savoirs. Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Université Paris-Sorbonne.
Chouquet a connaissance du système de V. Mahillon. Ce dernier a en effet publié le premier volume de son catalogue en 1880, et en 1874 ses Éléments d’acoustique musicaleet instrumentale. Voir Mahillon, V. (1874). Éléments d’acoustique musicale & instrumentale. Bruxelles : C. Mahillon. Sans désigner explicitement V. Mahillon, Chouquet se positionne par rapport aux « acousticiens de nos jours » (Chouquet, 1884, p. XI).
Kinzky fait explicitement référence à l’essai de V. Mahillon sur la classification des instruments de musique. Mahillon, V. (1880). « Essai de classification méthodique de tous les instruments anciens et modernes », pp. 1-89. Le système Mahillon est de plus en plus utilisé à l’époque où G. Kinsky publie ses catalogues.
Il explique avoir l’intention de donner un aperçu de la collection selon cette classification dans son second volume (cf. Kinsky, 1912, p. 9). Aucune mention de cet aperçu n’est cependant faite dans son second volume pour lequel il utilise la même classification que pour le volume précédent. Voir Kinsky, G. (1910). Katalog. Musikhistorisches Museum von Wilhelm Heyer in Cöln. Vol. 1. Besaitete Tasteninstrumente, Orgeln und orgelartige Instrumente, Friktionsinstrumente. Breitkopf & Härtel : Leipzig.
La classification proposée par V. Mahillon oriente davantage la constitution du catalogue et les renseignements qui y sont fournis vers des considérations techniques autour de la fabrication des instruments et de l’acoustique musicale.
G. Rossi-Rognoni attribue le premier catalogue à Federico Vellani qui publie en 1866 un catalogue intitulé Raccolta di Antichi Strumenti Armonici conservati nel Liceo Musicale del Comune di Bologna, alors qu’il était secrétaire du Liceo Musicale de Bologne (il n’y a pas de précision sur l’éditeur). Voir Rossi-Rognoni (2008, p. 6).
Le dernier critère identifié à l’époque comme potentiellement utilisable pour fonder une classification, le critère chronologique, était jugé comme impossible à utiliser par Mahillon luimême « puisque le savoir que nous possédons sur ce sujet est encore très incomplet ». Voir Rossi-Rognoni (2008).
À titre d’exemple, on peut citer la conférence « Musical Instruments and Material Culture » organisée en 2015 au Horniman Museum à Londres.
Afin de rester sur le terrain de la musique (même si des exemples existent dans d’autres types de musées), on citera ici l’exemple du musée des musiques populaires de Montluçon (le MuPoP) dont l’équipe de conservation était parvenue à faire intégrer entièrement, dans les collections du musée, le studio de répétition d’un groupe de rock : des instruments de musique, aux cendriers pleins, en passant par les canettes de bières vides négligemment posées par les musiciens du groupe. Pour l’équipe du musée, il s’agissait là de travailler à une élaboration de savoirs musicaux et une représentation de la musique qui prenne en compte sa dimension sociale (les interactions entre les musiciens, les rencontres autour des répétitions, les habitudes liées à la pratique de la musique en groupe, etc.). Voir Touché, M. (2007). Muséographier les musiques électroamplifiées. Pour une socio-histoire du sonore. Terrain, 141(2), 97-141.
La discipline de la muséologie est à ce titre exemplaire. Elle a pris depuis longtemps en charge l’approfondissement de problématiques concernant le rôle du musée dans l’élaboration des savoirs (voir notamment Davallon, 2006), souvent en collaboration étroite avec des professionnels de musées.