1.
typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistique construction des savoirstraditionreligion construction des savoirslangage et savoirslangue inscription des savoirslivretexte construction des savoirslangage et savoirslanguearabe construction des savoirstraditiontransmission construction des savoirstraditionhéritageDe nombreuses recherches ont été menées sur l’héritage « arabe » de l’Europe. Il s’agit de la question de la transmission de savoirs, de textes, mais aussi d’objets arabes ou plus exactement arabo-islamiques, c’est-à-dire composés en langue et/ou en territoire arabe, mais pas nécessairement par des Arabes, ni d’ailleurs par des musulmans, vers l’Europe médiévale et moderne 1. L’espace méditerranéen et surtout les zones des relations les plus directes et les plus intenses, de l’Espagne à l’Italie, ont attiré la plus grande partie des études, même si d’autres régions occidentales, de l’Angleterre à la Scandinavie et à l’Allemagne, ont aussi révélé des traces et livré des vestiges matériels de tels contacts. Le cas de l’Alsace n’a cependant pas encore fait l’objet d’une étude spécifique. Comme le souligne Jean-Marie Valentin, « l’histoire de l’Alsace au [XVe et] XVIe siècle constitue un champ exceptionnel de recherches qui autorise le recours aux angles d’attaque et aux méthodes les plus variés »2. La question de la réception de l’Orient arabo-islamique en Alsace entre la fin du Moyen-Âge et le début de la période moderne est d’autant plus pertinente que la région est alors un grand foyer de l’imprimerie, mais aussi une terre d’accueil pour des réfugiés fuyant l’avancée des « Turcs » à l’est de l’empire des Habsbourg.
pratiques savantespratique intellectuelle acteurs de savoirstatutsavant construction des savoirslangage et savoirslangueallemand construction des savoirslangage et savoirslanguelatin construction des savoirslangage et savoirslanguearabeAprès un préambule sur les outils qui nous ont permis d’identifier un corpus d’ouvrages arabo-islamiques traduits en latin ou en allemand et publiés en Alsace aux 15e et 16e siècles nous procéderons à une présentation succincte de ces textes qui peuvent être divisés en trois grandes catégories, témoignant de trois types de relations avec l’Orient. Le premier groupe peut être décrit comme plus ou moins inconscient. Il apparaît à travers des œuvres d’origine orientale, mais si populaires qu’elles deviennent des classiques de la littérature mondiale. Leur origine orientale n’est donc pas nécessairement connue, à la différence du deuxième type d’ouvrages. Il s’agit en particulier de textes scientifiques, de savants arabes ou arabo-islamiques connus et reconnus comme tels. Dans un contexte de mutation intellectuelle profonde, ces livres font cependant l’objet de vifs débats allant de la vénération à la diabolisation. Enfin, le troisième groupe inclut des textes non pas orientaux, mais produits en lien avec l’Orient, en particulier en réaction à la montée de la puissance ottomane aux portes de l’Europe.
1.1. Les outils de recherche sur les incunables et les imprimés alsaciens du 16e siècle
matérialité des savoirssupportinfrastructure numériquebase de données pratiques savantespratique intellectuelleclassement pratiques savantespratique discursivedescription inscription des savoirslivreimpriméPlusieurs outils s’offrent au chercheur qui s’intéresse aux premiers ouvrages imprimés, c’est-à-dire les incunables, terme qui désigne conventionnellement les imprimés antérieurs au 1er janvier 1501, ainsi que les imprimés du 16e siècle en Alsace. Le premier ouvrage de référence utilisé pour cette étude est le Répertoire bibliographique des livres imprimés en Alsace aux XV e et XVI e siècles de François Ritter (Strasbourg, 1934-1960). Ce catalogue est l’un des seuls qui porte sur l’ensemble de la région Alsace, tous sujets et tous auteurs confondus. Il présente aussi l’avantage de ne pas se limiter à l’inventaire des livres imprimés, mais d’en faire une description plus ou moins détaillée, parfois accompagnée d’une reproduction. Le « Ritter » n’est cependant pas exhaustif. C’est pourquoi il a été complété et corrigé par d’autres répertoires bibliographiques, en particulier le Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au seizième siècle pour Colmar et Sélestat 3, Mulhouse 4, Haguenau 5 et Strasbourg 6, et la Bibliography of Strasbourg Imprints, 1480-1599 par Myriam Usher Chrisman (New Haven−Londres, 1982). Ce dernier catalogue est non seulement plus complet, mais il se distingue aussi par son classement thématique (par sujets) et chronologique, donnant ainsi une vision plus transversale de l’édition strasbourgeoise à l’époque considérée. Depuis la publication du « Chrisman », plusieurs bases de données ont été mises en ligne. Nous avons en particulier consulté, pour les incunables, le Gesamtkatalog der Wiegendrucke (GW) et le plus complet Incunabula Short Title Catalogue (ISTC), et pour les imprimés du 16e siècle, le Verzeichnis der im deutschen Sprachbereich erschienenen Drucke des 16. Jahrhunderts (VD16).
1.2. Deux œuvres de la littérature mondiale
construction des savoirslangage et savoirslangue vernaculaire construction des savoirstraditionreligion pratiques savantespratique lettréetraduction construction des savoirslangage et savoirslanguearabe construction des savoirslangage et savoirslanguesanskrit pratiques savantespratique artistiquelittérature inscription des savoirslivreimpriméParmi les toutes premières œuvres d’origine orientale imprimées en Alsace figurent deux livres qui font partie de la « littérature mondiale ». Le premier est Barlaam et Josaphat, une légende qui trouve ses racines dans la vie de Bouddha. On en situe l’origine dans un texte en sanskrit, probablement écrit aux débuts de notre ère. Du sanskrit, l’œuvre passe indirectement ou directement vers l’arabe au 8e ou au 9e siècle. Le nom de Josaphat dérive de la forme arabe corrompue de Bodhisattva. On connaît plusieurs versions arabes et c’est l’une d’entre elles qui donne naissance à une traduction/adaptation géorgienne au 9e-10e siècle. Cette dernière forme elle-même la source d’une traduction grecque au 10e siècle, laquelle inspire à son tour plusieurs versions en latin à partir du 11e-12e siècle, et de là en langues vernaculaires européennes, notamment en allemand sous la plume de Rudolf von Ems (v. 1230). Il s’agit donc d’une histoire qui traverse les langues et les religions, du bouddhisme au christianisme7. Elle est extrêmement populaire en Europe et commence à être imprimée en latin et en langues vernaculaires très tôt. Les deux premières éditions latines ne sont pas précisément datées, mais sont tout à fait contemporaines. La première paraît à Spire vers 1472-73 et la deuxième à Strasbourg, chez Heinrich Eggestein, avant 1474. Cette date est établie grâce à un exemplaire conservé à la Bayerische Staatsbibliothek à Munich, qui porte une note d’achat d’un certain Heinrich Winkler en 1474 8. Les deux éditions latines de Spire et de Strasbourg sont suivies par plusieurs éditions en allemand, en anglais et dans d’autres langues, à partir de 1476.
construction des savoirstraditiontransmission inscription des savoirslivreincipitLa première version arabe de Barlaam et Josaphat est parfois associée avec un autre texte d’origine indienne, traduit du sanskrit en moyen perse et de là en arabe : le célèbre recueil de fables animalières Kalīla et Dimna, aussi connu sous le titre de Fables de Bidpaï. La version arabe d’Ibn al-Muqaffaʿ, du milieu du 8e siècle, est traduite en hébreu et de là en latin par Jean de Capoue au 13e. Cette traduction latine, intitulée Directorium humanae vitae, est publiée pour la première fois à Strasbourg, par Jean Prüss, vers 1489. Il s’agit du seul incunable de cette version, tandis que la traduction allemande, réalisée à la demande du comte Eberhard de Wurtemberg par Anton von Pforr vers 1470, est rééditée plusieurs fois, notamment à Strasbourg par Martin Schott (sans date), Jean puis Bartholomée Grüninger en 1501, 1525, 1529 et 1536, et par Jacob Frölich en 1539 et 1545 9. Il est intéressant de noter que contrairement au texte précédent, qui est entièrement christianisé, l’histoire de la transmission de Kalīla et Dimna du sanskrit au moyen-perse, à l’arabe, l’hébreu, le latin et l’allemand est alors bien connue, comme l’atteste notamment la première édition de Grüninger. Il n’en reste pas moins que ces deux œuvres ne sont pas publiées en langue et en caractères arabes, mais en latin et en allemand. Ceci est également le cas de tous les autres textes d’origine arabo-islamique écrits essentiellement entre le 8e et les 12e-13e siècles et édités en Alsace aux 15e et 16e siècles. Alors que les premiers et la majorité des ouvrages imprimés avec des caractères mobiles arabes en Italie au 16e siècle sont liés à des initiatives papales à destination des chrétiens d’Orient10, les éditions alsaciennes s’inscrivent dans des débats internes à l’Europe.
1.3. Les sciences « arabes » et la « querelle de l’arabisme »
pratiques savantespratique lettréetraduction construction des savoirséducation typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecineL’un des tous premiers ouvrages arabes traduit en latin et imprimé est sans surprise le Qānūn fī al-ṭibb (Canon de la médecine) d’Avicenne (980-1037), une somme médicale qui sert de base à l’enseignement et à la pratique de la médecine aussi bien dans le monde islamique qu’en Europe, du 11e siècle jusqu’à l’avènement de la médecine expérimentale moderne aux 16e-17e siècles. La première traduction intégrale du Canon en latin est réalisée par Gérard de Crémone (avant 1187) et très largement diffusée par le biais de copies manuscrites, de commentaires, mais aussi par celui de l’imprimerie. Les deux premières éditions imprimées sont tout à fait contemporaines. L’une, réalisée à Strasbourg par l’imprimeur dit « à l’R », c’est-à-dire Adolph Rusch, n’est pas datée ; l’autre l’est, de Milan, en février 1473. Les avis divergent sur l’antériorité de l’une ou de l’autre, qui ne sont sans doute séparées que de quelques mois11. L’édition strasbourgeoise est vraisemblablement aussi le premier, ou du moins l’un des premiers ouvrages médicaux imprimés à Strasbourg.
inscription des savoirslivreincipit espaces savantslieuuniversité espaces savantslieubibliothèqueD’après l’ISTC (No.ia01417700), cinquante-six exemplaires de cette édition de 1473 sont conservés, dont un, imparfait, à la Bnu (voir ill. p. 8). Plusieurs d’entre eux montrent des enluminures. C’est par exemple le cas d’un volume orné des armoiries de l’archevêque Bernhard von Rohr de Salzbourg, qui porte aussi une note datée de 1477 (Bayerische Staatsbibliothek). Un autre exemplaire, dont la majeure partie se trouve à la bibliothèque de l’Université d’Aberdeen, est aussi enluminé et il semble que ses décors soient anglais et strictement contemporains. Ces deux exemples suggèrent que notre édition a connu une diffusion rapide, large, et assez prestigieuse. Les autres exemplaires conservés indiquent une diffusion à travers toute l’Europe, de l’Angleterre à la Russie. À titre de comparaison, l’édition de Milan n’est connue que par treize exemplaires, la majorité encore en Italie. Le succès de l’édition strasbourgeoise s’explique vraisemblablement par le fait qu’elle est plus complète, notamment du point de vue de la ponctuation. Cette édition a une autre particularité. Il s’agit du seul incunable du Canon réalisé dans le Saint Empire. Treize autres incunables latins et le seul incunable hébreu ont été publiés en Italie, et un autre à Lyon. Tout ceci souligne à nouveau l’originalité de l’édition strasbourgeoise, alors que la ville n’a pas encore d’université ni d’enseignement de la médecine.

typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine espaces savantscirculationvoyage typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementsciences de la vie par type d’organismesbotanique inscription des savoirslivreUn autre ouvrage médical, plus précisément de botanique, inspiré par l’Orient à cette même époque est le célèbre Gart der Gesundheit et sa version latine Ortus/Hortus sanitatis attribué à Jean de Kaub. Ce livre serait le résultat d’un voyage et d’une collecte de curiosités médicales en Orient. D’abord publié à Mayence en 1485, il l’est aussi à Strasbourg par Grüninger en 1485-86 et 1489, par Prüss en 1497, 1507 et 1510, et par plusieurs autres par la suite12.
pratiques savantespratique lettréetraduction construction des savoirstradition acteurs de savoirstatutsavant inscription des savoirslivreincipit inscription des savoirslivreimpriméMais la question de la réception du Canon aux 15e-16e siècles est centrale à plus d’un titre. L’ouvrage est alors, « pendant quelques décennies […] le livre le plus imprimé après la Bible »13. Les dix-sept incunables mentionnés ci-dessus sont suivis par au moins une soixantaine d’éditions aux 16e et 17e siècles, sans parler des commentaires14. De plus, le Canon suscite des attitudes très contrastées qu’Ernest Wickersheimer a qualifiées de « querelle de l’arabisme »15. De nombreux médecins et savants alsaciens sont d’ardents défenseurs d’Avicenne, au contraire d’autres courants, en particulier dans les universités du nord de l’Italie où, dès la fin du 15e siècle, apparaissent des polémiques, de nouvelles éditions révisées et de nouvelles traductions du Canon, ainsi que de nouvelles approches médicales et scientifiques humanistes allant de la critique de la transmission indirecte, latine et arabe, au profit de l’accès direct aux auteurs grecs, jusqu’au rejet plus radical de l’autorité des maîtres du passé pour l’observation de la nature, l’expérimentation et la pratique.
Parmi les plus ardents défenseurs d’Avicenne figure Laurent Fries (v. 1485-1532), qui exerce la médecine à Colmar, Strasbourg et dans d’autres villes de la région. L’un de ses premiers livres est le Spiegel der Artzney (Miroir de la médecine), publié à Strasbourg par J. Grüninger en 1518 et réédité plusieurs fois par la suite16. Il s’agit de l’un des premiers ouvrages de médecine générale imprimé en allemand. Sa source principale est Avicenne, et Fries y affirme que « s’il avait le bonheur de posséder de ses os, il les vénérerait à l’égal de reliques »17. Fries publie aussi une Defensio medicorum principis Avicennae, ad Germaniae medicos (Défense du prince des médecins Avicenne, à l’intention des praticiens allemands) chez Jean Knobloch en 1530 (voir ill. p. 11).

pratiques savantespratique lettréetraduction typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéespharmacologieUne autre de ses premières publications est le Synonima, un dictonnaire pharmacologique pentaglosse publié chez Grüninger en 1518, 1519 (voir ill. p. 12), 1529 et dans une version améliorée en 1535. Le principe du dictionnaire plurilingue apparaît comme une autre convergence entre l’édition médicale et biblique : ne citons que la Bible polyglotte Complutense (1514-1517) en latin, grec, hébreu et araméen et le Psautier pentaglosse de Gênes (1516) en latin, grec, hébreu, araméen et arabe. Dans la postface de la traduction de deux ouvrages, deux Tacuini, traités de médecine préventive d’Ibn Buṭlān (mort en 1066) et d’Ibn Jazla (mort en 1100), traduits du latin vers l’allemand et édités sous le titre Schachtafelen der Gesuntheyt (Échiquiers de la santé) par Schott en 1533, le médecin et traducteur strasbourgeois Michel Herr affirme qu’il connaît le grec, l’hébreu et la langue chaldaïque (araméenne), mais pas l’arabe18. Le dictionnaire de Fries associe, lui, le latin, le grec et l’hébreu à l’arabe et à l’allemand. Si le grec et l’hébreu sont écrits dans ces alphabets, l’arabe est translittéré en caractères latins.

acteurs de savoirstatutsavant typologie des savoirsdisciplinessciences formelles et expérimentalessciences de la vie et de l’environnementsciences de la vie par type d’organismesbotanique typologie des savoirsdisciplinessciences appliquéesmédecine construction des savoirséducationLes travaux de Fries trouvent un écho dans ceux de son contemporain et collaborateur Otto Brunfels (v. 1488-1534) qui est reçu docteur à l’Université de Bâle en 1530, là même où Paracelse (1493-1541) aurait fait brûler le Canon trois ans plus tôt. Brunfels, connu comme le premier enseignant de médecine à Strasbourg, est surtout célèbre pour son Herbarum vivae eicones (Images vivantes des plantes), très inspiré de la botanique classique, arabe et médiévale par son texte, et très novateur par ses illustrations réalisées par Hans Weiditz qui, par leur réalisme, sont considérées comme un des travaux fondateurs de la botanique moderne (voir ill. p. 24, à gauche) 19. Le troisième et dernier tome de l’Herbarum est publié après la mort de Brunfels par les soins de son ami Michel Herr en 1536. Brunfels publie plusieurs autres ouvrages qui témoignent de son attachement à Avicenne et à la médecine arabe. Il réédite le Spiegel der Artzney (Balthasar Beck, 1529, 1532, 1546). Il publie un Catalogus illustrium medicorum (Catalogue des médecins célèbres) chez Schott en 1530, lequel mentionne Avicenne et quelques autres médecins « arabes ». Il publie aussi une compilation de textes de « médecins insignes » : une traduction corrigée du De simplicibus medicinis (Des médicaments simples) du Pseudo-Jean Sérapion le Jeune, Ibn Wāfid (11e siècle), et trois autres traités arabo-classiques d’Averroès, de Razès et du Pseudo-Galien. Cette compilation originale est précédée par un index des termes arabes réalisé, nous dit l’auteur, avec « une foi et une diligence singulières » (Georg Ulricher, 1531 ; voir ill. ci-contre). Enfin, Brunfels publie également un Onomastikon medicinae, un dictionnaire de sciences naturelles qui fait lui aussi la part belle à Avicenne, Averroès et d’autres savants arabes (Schott, 1534 20 et 1544).

inscription des savoirslivreindex inscription des savoirsgenre éditorialdictionnaire typologie des savoirsdisciplinessciences humaines et socialessciences du langagelinguistiqueAlors qu’on a souvent tendance à opposer l’attachement aux sciences arabes, associées au Moyen-Âge, avec les évolutions scientifiques « modernes » de la Renaissance, les travaux de Fries et de Brunfels montrent que la place encore centrale de la médecine arabe est ici conjuguée avec un souci accru de précision, notamment linguistique. De nombreux végétaux et animaux décrits dans les ouvrages médicaux arabes, comme le haricot, la datte non mûre (« busr », translitt. « bussuri »), la banane ou encore le chameau, l’éléphant ou le phoque (!) sont en effet inconnus en Alsace. Même si Michel Herr affirme que le chameau et l’éléphant « ont été vus récemment dans nos contrées », de telles occasion étaient très rares, et les images qu’il en donne dans son Livre des quadrupèdes publié par Schott en 1546 ne semblent pas exécutées, comme il l’affirme, d’après nature, et sont au contraire peu naturalistes21. Il n’en reste pas moins que la forme du dictionnaire plurilingue et de l’index, l’usage de l’allemand et d’autres innovations de ces éditeurs, comme l’ajout d’une liste de sources ou d’illustrations, sont aussi le reflet d’une préoccupation pratique. Ils ont pour objectif un gain de rigueur et d’efficacité de la part des praticiens.
inscription des savoirslivreédition pratiques savantespratique lettréetraduction pratiques savantespratique lettréepublicationLes travaux de Fries et de Brunfels s’inscrivent dans une série de publications d’ouvrages de médecins arabo-islamiques comme al-Kindī, Ḥunayn b. Isḥāq (Johannitius), Rāzī (Razès), Ibn Buṭlān (Elluchasem Elimithar), Ibn Jazla (Buhahylyha Byngezla) ou encore Abū al-Qāsim Khalaf al-Zahrāwī (Albucasis), traduits en latin et pour certains pour la première fois en allemand et édités à Strasbourg, en particulier par Schott, mais aussi par Ulricher, Jacob Cammerlander et d’autres22, ainsi qu’à Haguenau, par Valentin Kobian 23, et à Mulhouse, par Pierre Schmid 24. D’autres sciences arabes, l’astronomie et l’alchimie, sont également représentées, soit directement par des traductions et des éditions25, soit indirectement par des traces que l’on peut déceler dans des ouvrages aux sujets très variés. Un exemple intéressant, une nouvelle fois tiré du champ botanique, mais un peu plus tardif, est le De hortis Germaniae de Conrad Gesner où l’on trouve la première description et la première représentation imprimée de la « Tulipa turcarum », la fleur la plus emblématique de l’empire ottoman (Josias Rihel, 1561 ; voir ill. ci-contre)26.

construction des savoirstraditionhéritage pratiques savantespratique discursivedébat inscription des savoirslivreéditionTrès peu de ces éditions alsaciennes ont été étudiées de manière détaillée. Elles posent pourtant de nombreuses questions, notamment sur leurs objectifs et les manières dont elles convergent ou divergent avec d’autres éditions européennes, en particulier italiennes, contemporaines. Comme nous avons parlé des défenseurs d’Avicenne et des savants arabes, il convient d’évoquer aussi leurs détracteurs. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas seulement de débats scientifiques rationnels mais aussi, largement, de querelles idéologiques et passionnelles. Ainsi, sous la plume du Montpelliérain Symphorien Champier, Avicenne passe d’« un homme d’un génie exceptionnel » vers 1506 à un « apostat impie, qui trompe les médecins chrétiens par une philosophie inepte et barbare » en 1528. Les médecins latins héritiers des Arabes sont aussi classés parmi les « barbari », des jugements dont on trouve encore des traces aujourd’hui, dans l’histoire des sciences et au-delà. Les critiques les plus virulentes viennent de Fuchs à Tübingen et de Paracelse à Bâle dans les années 1520-30, mais l’influence d’Avicenne et des Arabes reste très importante jusqu’au 17e siècle 27.
1.4. L’ombre des Turcs
construction des savoirstraditionreligionislam construction des savoirstraditionreligionchristianisme construction des savoirspolitique des savoirs construction des savoirstraditionreligionSi les sciences « arabes » suscitent une réception passionnée, un autre domaine est encore plus sensible parce qu’il a trait aux rivalités et aux conflits religieux et politiques entre la chrétienté et l’Islam. À côté de romans qui reflètent un Orient entièrement fantasmé28 et de récits de pèlerinage et de voyage témoignant de contacts plus concrets avec le Proche-Orient29, de nombreux ouvrages font directement écho à la menace ottomane. À ce titre, il convient de rappeler que les tout premiers textes jamais imprimés, à Mayence en 1454-55 (deux ans après la prise de Constantinople par Mehmet II), sont des indulgences pour financer la guerre contre les Turcs et que les « Turcica » représentent un pan très important de l’édition européenne aux 15e-16e siècles 30. Nous avons pu recenser une quarantaine de Turcica strasbourgeois et haguenoviens de cette période. Ceux-ci incluent :
- des lettres attribuées à Mehmet II (un grand succès éditorial européen) ;
- des appels à la croisade sous diverses formes : calendrier (le Heiliggrabkalender), discours / sermons d’autorités religieuses de tous bords, de Pie II à Luther, exhortation au clergé à propager l’indulgence au profit de la croisade contre les Turcs, et même œuvre dramatique (Locher) ;
- des ouvrages historiographiques tout aussi édifiants (Caoursin, Müling…31), ainsi que des brochures de nouvelles32 ;
- des traités exposant des renseignements sur les Turcs, notamment par d’anciens captifs, parfois romancés (voir ill. p. 19) 33 ;
- la réfutation du Coran par Dionysius von Rickel ;
- ou, au contraire, des tentatives d’encourager l’évangélisation, voire le rapprochement avec les Turcs (en particulier Erasme, Vives, Sebastian Franck ; certains réformateurs radicaux furent même soupçonnés de « Türkenhoffnung », c’est-à-dire de souhaiter la domination des Turcs34).
![Figure 6. Dionysius von Rickel, (Strasbourg,
Jean Schott, 1540) : page de garde montrant à gauche cinq Juifs,
au centre Sergius der Ketzer [Serge l’hérétique] et à droite
Mahomet (coll. Bnu). Clichés Jean-Pierre Rosenkranz.
CC-BY-NC-SA](https://didomena.ehess.fr/downloads/rn301929c.jpg)
À côté de l’avancée des Turcs en Europe orientale, les Alsaciens sont aussi informés du sort des musulmans restés dans la péninsule ibérique. Ainsi, dans son Livre des quadrupèdes, Michel Herr évoque les « mœurs cyniques des Maures » qui sont faits esclaves à Lisbonne 35.
1.5. En guise de conclusion
construction des savoirstraditiontransmission espaces savantscirculationdiffusion pratiques savantespratique intellectuelleanalyseCe recensement s’est voulu le plus exhaustif possible. Il est certes appelé à être complété, par d’autres ouvrages qui nous ont sans doute échappé. Il offre néanmoins une première vue d’ensemble de la présence arabo-islamique dans l’édition alsacienne aux 15e-16e siècles, révélant une grande diversité de thèmes, de voies, de formes de transmission, ainsi que d’attitudes envers ce « matériel ». Cette recherche doit cependant être poursuivie, par une analyse détaillée de chaque édition et de son tirage, et par une réflexion sur les objectifs des éditeurs − sont-ils scientifiques, idéologiques ou purement commerciaux ? – ainsi que sur leurs stratégies de diffusion, notamment au regard des livres similaires imprimés à Bâle, qui fait alors partie du même espace culturel, mais aussi dans d’autres régions et présents en Alsace.
On distingue communément Islam (avec une majuscule) et islamique pour les faits de civilisation et islam (avec minuscule) et musulman pour la religion. L’Islam, comme toute civilisation, ne saurait être réduite à une religion. De plus, l’Islam se développe très rapidement en un empire multi-ethnique, multi-linguistique et multi-religieux.
Jean-Marie Valentin, « Avant-propos », in « L’Alsace au XVIe siècle : hommages à Jacques Ridé » (Études germaniques : Allemagne, Autriche, Suisse, pays scandinaves ; revue de la Société des études germaniques, 1995/3), p. 365
Lina Baillet, « 44. Colmar (Haut-Rhin) », Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au seizième siècle, 2 ème livraison (Baden-Baden, 1968), p. 51-58 ; Josef Benzing, « 143. Sélestat », idem, p. 91-102
Josef Benzing, « 98. Mulhouse », Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au seizième siècle, 3 ème livraison (Baden-Baden, 1969), p. 67-79
Josef Benzing, Bibliographie haguenovienne : bibliographie des ouvrages imprimés à Haguenau (Bas-Rhin) au XVI e siècle (Baden-Baden, 1973)
Josef Benzing et Jean Muller, Bibliographie strasbourgeoise : bibliographie des ouvrages imprimés à Strasbourg (Bas-Rhin) au XVI e siècle (Baden-Baden, 1981-1986)
La littérature sur Barlaam et Josaphat et ses différentes versions est très riche. Pour une synthèse récente, voir Regula Forster, « Buddha in Disguise : Problems in the Transmission of “Barlaam and Josaphat” », in Acteurs des transferts culturels en Méditerranée médiévale, éd. Rania Abdellatif, Yassir Benhima, Daniel König, Elisabeth Ruchaud (Munich, 2012), p. 180-191.
ISTC No.ib00126000 ; pour l’exemplaire de Munich : https://inkunabeln.digitale-sammlungen.de/Exemplar_B-88,2.html (document consulté le 04.07.2020)
Sur Kalīla et Dimna, sa transmission et ses premières éditions strasbourgeoises, voir l’article d’Annie Vernay-Nouri p. 29 ; sur les éditions suivantes, voir Chrisman V2.3.2.
Angelo Michele Piemontese, « Les imprimés arabes en Italie au XVIe siècle », communication donnée lors de la journée d’études À la recherche de l’Orient : la transmission des textes et des savoirs arabo-islamiques en Alsace à l’époque moderne (Strasbourg, Bnu, 29 novembre 2019). Nous regrettons vivement que cette communication n’ait pu être publiée dans le présent volume.
GW 3114 ; Frederick R. Goff, Incunabula in American libraries : a third census (New York : The Bibliographical Society of America, 1964), A-1417 ; Bibliothèque nationale. Catalogue des incunables (CIBN), tome I (Paris : Bibliothèque nationale, 1992), A-807
Chrisman S3.1.1, S.3.1.4
Gotthard Strohmaier, « Réception et tradition : la médecine dans le monde byzantin et arabe », in Histoire de la pensée médicale en Occident, vol. 1, Antiquité et Moyen-Âge, dir. Mirko D. Grmek (Paris : Seuil, 1995), p. 148-14
Nancy G. Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy : The Canon and Medical Teaching in Italian Universities after 1500 (Princeton, 1987)
Ernest Wickersheimer, « Laurent Fries et la querelle de l’arabisme en médecine (1530) », in Les cahiers de Tunisie, Revue de sciences humaines, 9 (1955), p. 96-103
Rudolf C. L. Oehlschlegel, Studien zu Lorenz Fries und seinem “Spiegel der Arznei” (Barth/Ostsee, 1985) ; Chrisman S1.7.6 ; Benzing, Mulhouse, 25
Wickersheimer, « Laurent Fries… », op. cit., p. 98
Ernest Wickersheimer, « Les Tacuini sanitatis et leur traduction allemande par Michel Herr », in Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 12 (1950), p. 85-97
Voir aussi, à ce sujet, l’article de Georges Bischoff p. 21.
https://www.numistral.fr/ark:/12148/bpt6k91059459/f16.planchecontact (doc. cons. le 11.07.2020)
Ernest Wickersheimer, « Le livre des quadrupèdes de Michel Herr, médecin strasbourgeois (1546) », in La science au seizième siècle, Colloque international de Royaumont, 1-4 juillet 1957 (Paris, 1960), p. 267-283 ; http://digital.onb.ac.at/OnbViewer/viewer.faces?doc=ABO_%2BZ177495909 (doc. cons. le 11.07.2020)
Chrisman S1.5.5, S1.13 ; voir aussi S1.2.6, S1.4.13, S1.5.2, S1.7.19, S1.11.1, S1.11.5. Sur le Tacuinus d’Ibn Buṭlān, sa traduction latine et son édition par Schott en 1531, voir H. Elkhadem, « Tacuini Sanitatis : A Little-Known Edition of 1531 », in Lias 1 (1974), p. 119-128. Le Tacuinus d’Ibn Jazla édité par Schott en 1532 de la Bnu est en ligne : https://www.numistral.fr/ark:/12148/bpt6k9415049v/f72.planchecontact (doc. cons. le 06.07.2020).
Benzing, Bibliographie haguenovienne, p. 115, 1 ; voir aussi Benzing, Bibliographie haguenovienne, p. 115, 5.
Benzing, Mulhouse, 40
Chrisman S12.1.37 (plusieurs autres éditions référencées dans VD 16) ; S16.1.3
Voir par exemple aussi les articles de George Bischoff et d’Édouard Mehl, respectivement p. 21 et 73
Gerhard Baader, « Medizinisches Reformdenken und Arabismus im Deutschland des 16. Jahrhunderts », in Sudhoffs Archiv 63/3 (1979), p. 261-296 ; Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy, op. cit., p. 66-83
Heldenbuch, Jean Prüss, v. 1479 (ISTC No.ih00013400)
Chrisman S6.1.2, S6.1.3, S6.1.4, S6.5.2, S6.5.3, S6.5.7
Carl Göllner, Turcica : Die europäischen Türkendrucke des XVI. Jahrhunderts, 2 vol. (Bucarest-Berlin, 1961)
Chrisman V9.1 (plusieurs titres), V9.2.7 et 8, V9.3.2, H5.4.4, H5.4.5, H5.4.8, H5.4.12
Chrisman V11.2 ; VD16 ZV 22629 ; VD16 ZV 3846 ; VD16 ZV 3848
Chrisman V9.1.6, V6.3.15 ; VD16 G 1386
Gregory J. Miller, The Turks and Islam in Reformation Germany (New York-Londres, 2018), ch. 7
Wickersheimer, « Le livre des quadrupèdes… », op. cit., p. 276