Abstract
La systématique est une discipline ancienne – et elle a connu une profonde rénovation interne puis une certaine reconnaissance publique depuis 30 ans. Pourtant, peu de scientifiques se reconnaissent « systématiciens ». Comment analyser la définition des frontières disciplinaires ? Cet article se centre sur la mobilisation des scientifiques voulant faire exister cette discipline en tant qu’identité et principe d’organisation du travail scientifique. La première partie revient sur la trajectoire historique de la communauté des systématiciens et sur la constitution d’une communauté épistémique dans le contexte international de la mobilisation des dernières décennies autour de la biodiversité. La deuxième se focalise sur le travail de mobilisation de la Société Française de Systématique (SFS) à partir de 1984, qui permet littéralement à la discipline d’exister en France. La troisième livre un bilan contrasté de cette mobilisation française et souligne l’existence d’un cycle de mobilisation dans lequel les arènes internationales ont pris le relais.
1. Introduction
L’organisation disciplinaire des scientifiques n’est jamais totalement stabilisée ; prendre le temps de les écouter montre combien les enjeux d’endo- et d’exo-définition des identités disciplinaires sont au cœur de leurs activités.
La systématique est un cas particulièrement intéressant pour analyser ces mécanismes. Ses porte‑parole, en effet, la disent sans arrêt déconsidérée (Wheeler et Valdecasas, 2007) et menacée en tant que science (Tancoigne, 2011). Ses frontières semblent floues, y compris pour les praticiens eux-mêmes. D’ailleurs, les termes pour la désigner sont peu stabilisés entre taxonomie et systématique alors que l’acte de nommer est lourd de sens. Mayr (1982) indique ainsi la confusion dans la terminologie, les deux termes étant parfois utilisés de manière interchangeable, parfois avec des sens différents. Une analyse des travaux historiques montre une longue continuité scandée par des requalifications successives qui marquent la redéfinition des frontières de ce domaine : Linné (fin XVIIIe), Système naturel (XIXe), taxonomie post-darwinienne (fin XIXe-mi‑XXe), Experimental Taxonomy (1900-50) ou The New Systematics (Huxley, 1940), Numerical Taxonomy (1950-80), Phylogenetic Systematics (1970-90), New Taxonomy/Cybertaxonomy (Wheeler, 2008).
Ces enjeux terminologiques entre taxonomie et systématique doivent être resitués au sein d’un travail historique de définition de l’identité de la discipline. Nous avons choisi de suivre les usages dominants des acteurs où « taxonomie » domine plutôt dans la première partie historique et « systématique » dans les deux suivantes sur le cas français, tout en soulignant la tendance contemporaine à utiliser « taxonomie » lorsque l’on parle d’une expertise au sein du régime de la biodiversité et le second lorsque la discipline est défendue dans les arènes scientifiques. En revanche, nous ne prendrons pas pour acquise cette continuité, inspirée par une lecture biaisée en faveur des pays anglo-saxons et surtout par une perspective intellectuelle de la discipline (même projet de classer et décrire les espèces). Ce travail questionnera justement le mode d’existence d’une discipline scientifique. Une discipline peut-elle exister sans une communauté bien identifiable ? Qu’est‑ce qui permettrait d’affirmer la continuité historique de cette communauté ? Comment la mobilisation de groupes de scientifiques peut-elle faire exister ou revivre une discipline ancienne et fragmentée ?
1.1. Questionner le mode d’existence de la communauté scientifique
Notre posture s’inspirera à la fois des analyses de STS et de l’étude des mobilisations collectives. Cette dernière guide notre regard pour décrire l’accès aux ressources, les opérations progressives de cadrage (Snow, 2001), les montées en généralité visant à « se grandir » (Boltanski, 1990), ou encore la possibilité de définir un cycle de mobilisation porté par une « génération » et sa diffusion internationale (Cefaï et Trom, 2001). La littérature de STS est mobilisée afin de penser la production des collectifs scientifiques (Granjou et Peerbaye, 2011 ; Lenoir, 1997) et le travail de négociations des frontières disciplinaires (Gieryn, 1983). Des différentes approches sur la notion de discipline scientifique1, on s’est inspiré de celles qui soulignent le travail politique interne de disciplinarisation, la concurrence intra- et interdisciplines dans le champ scientifique et l’articulation entre la vie des disciplines et le contexte politique plus large (Lenoir, 1997). En choisissant de se focaliser sur les mobilisations et la rénovation des identités disciplinaires, on se doit cependant d’articuler approche interniste (la rénovation et l’imposition des modèles que partagent les scientifiques) et externiste (transformations des technologies et des agendas politiques). Nous avons choisi de suivre comment cette articulation est opérée par de petits groupes de scientifiques mobilisés pris dans des concurrences internes au « champ scientifique », et sur l’action desquels nous nous focaliserons : en particulier le rôle politique d’une communauté épistémique2 au sein des arènes internationales de la biodiversité, et en France le rôle d’une société savante visant à la fois à mobiliser les scientifiques et à influencer l’agenda politique.
En tant que label, les identités disciplinaires, comme les identités professionnelles sont toujours à l’articulation entre un travail de mobilisation d’un collectif par certains individus, et un travail de catégorisation opéré par les institutions (Boltanski, 1982). Les identités scientifiques s’élaborent dans l’interaction entre un « eux » et un « nous », dichotomie qui fonctionne souvent au sein même de la discipline entre les « anciens » et les « modernes ». La discipline existe alors si elle est mobilisée dans les luttes de classement au sein du champ scientifique. On peut s’appuyer sur les nombreuses études portant sur l’émergence de nouvelles disciplines à l’interface d’autres disciplines (Cambrosio et Keating, 1983 ; Kohler, 1982 ; Molyneux-Hodgson et Meyer, 2009), en particulier car elles répondent à notre volonté de souligner les effets de diffusion et les éventuels déphasages entre les dynamiques internationales et nationales (Collins et Pontikakis, 2006 ; Fujimura, 2000 ; Molyneux-Hodgson et Meyer, 2009) jusqu’à mettre en évidence l’existence de styles locaux au sein des organisations qui incarnent les disciplines (Gaudillière, 1993 ; Kohler, 1982). La spécificité de la systématique est en revanche d’être une discipline ancienne et dominée, au sujet de laquelle se pose avec acuité la question de la continuité, tant au niveau de l’identité individuelle que des inscriptions institutionnelles. Rénovation ou création ? L’identité disciplinaire des chercheurs y est d’autant plus complexe que l’on verra que les « sous‑identités » y sont nombreuses et plus fortes que dans d’autres disciplines (avec en plus une culture particulièrement individualiste), que la tension entre tradition et modernisation d’une part, science appliquée et fondamentale d’autre part est vive, et que s’exacerbe la différence entre identité pour le public et identité au sein du champ scientifique.
1.2. Méthodes et corpus d’analyse
Pour resituer dans son ensemble le monde social étudié, nous avons adopté une perspective généalogique et multi-niveaux (mobilisation au niveau international, et national). Nous centrons néanmoins l’étude sur le cas de la France, en soulignant son inscription dans la dynamique internationale de la discipline.
L’enquête a aussi combiné approches qualitative et quantitative. Nous avons étudié la littérature internationale portant sur la discipline (principalement des écrits d’historiens et de la littérature grise), afin de trouver de premières réponses à nos questions sur la communauté des systématiciens et de reconstituer le contexte d’action du cas français. Pour ce dernier, il n’existe pas d’étude sur la période contemporaine et nous avons privilégié l’étude d’archives de la Société Française de Systématique (SFS)3 (ensemble des bulletins de liaison et articles de la revue Biosystema) et d’un corpus de rapports sur la biodiversité4.
Ce travail documentaire a été complété par des entretiens auprès d’une douzaine de personnes qui ont participé à la mobilisation française pour faire exister la discipline ainsi que par une observation effectuée principalement lors des journées annuelles de la Société de 2010 et 2011.
Nous avons enrichi cette approche qualitative en mobilisant et construisant des jeux de données permettant de renseigner la dynamique de structuration et de mobilisation de la discipline à l’échelle internationale (base bibliographique Web of Science, analyse de la participation) et nationale (données SFS sur la population des systématiciens et la participation associative).
Cet article est divisé en trois parties. La première rappelle brièvement les étapes historiques de la difficile organisation des taxonomistes, avant d’insister sur la dernière séquence où depuis 25 ans, une communauté épistémique très active attribue un nouveau rôle politique à la discipline dans le cadre de la mobilisation internationale autour de la biodiversité. La deuxième change la focale d’analyse car la situation française qui était juste mentionnée dans ce tableau passe au cœur de l’analyse ; l’objectif étant de montrer comment le travail de mobilisation de la SFS, à partir de 1984, permet à la systématique d’exister institutionnellement dans le cas hexagonal, très peu étudié. La troisième livre un bilan contrasté de cette mobilisation française qui a conduit à une transformation de leur identité professionnelle et souligne l’existence d’un cycle de mobilisation national où les arènes internationales ont pris le relais.
2. Reconfigurations socio-historiques : une discipline en quête de crédibilité
Le récit historique qui suit n’a pas l’ambition de raconter la longue histoire unitaire de la taxonomie telle que la font exister les historiens, qui en sont d’ailleurs souvent eux-mêmes issus (Hull, 1988 ; Malécot, 2008 ; Mishler, 2009 ; Stuessy, 2009 ; Wheeler et Valdecasas, 2007). On voudrait en revanche rappeler les grandes séquences historiques qui justifient, ou au contraire entravent, l’identification unitaire des taxonomistes, donner à voir le travail mouvementé de constitution et de légitimation de ce collectif pour lui-même, mais également face aux autres disciplines et au pouvoir politique. Cette analyse permet de mettre en évidence plusieurs cycles de développement de la discipline : âge d’or colonial post‑Linné, repli jusque dans les années 1940, série de fortes controverses pour donner un statut scientifique moderne puis, dans un second temps, repolitisation à travers les arènes de la biodiversité.
2.1. Discontinuité de la communauté de systématiciens ?
2.1.1. Un projet universaliste qui s’impose puis s’étiole
Les historiens font remonter la taxonomie à la période antique5 (Stuessy, 2009), au sens de l’observation et de la description systématique des formes vivantes, mais à l’œuvre de Linné au dix-huitième siècle pour ce qui est de la discipline scientifique avec son ambition universaliste et ses standards encore en cours aujourd’hui. L’âge d’or de cette taxonomie se produit au début du dix-neuvième siècle, une grande part de cette légitimité provenant de sa contribution aux projets des États coloniaux de l’époque dans la mesure où elle permet l’inventaire des ressources biologiques potentiellement valorisables (Bourguet et Bonneuil, 1999 ; Miller et Reill, 1996 ; Schiebinger et Swan, 2005). Les Muséums constituent alors les primitifs « centres de calcul » (Latour, 1999), autour desquels gravitent les collecteurs chargés d’inventorier les richesses exploitables.
Plusieurs attributs d’une identité disciplinaire s’instituent alors, mais largement découplée de ce qu’on appellerait aujourd’hui une identité « professionnelle ». Premièrement, si la taxonomie était une pratique individualisée au dix-huitième siècle, la taxonomie s’institutionnalise progressivement, par l’agrégation des collections privées dans les Muséums (Bonneuil, 2002), et par la création de Sociétés Linnéennes en Europe du Nord6 poursuivant l’œuvre universaliste de Linné et la formation de revues scientifiques spécialisées. Ces arènes sont essentielles pour l’émergence de fortes sociabilités mais aussi pour donner une première existence publique, unitaire, à ces praticiens.
Deuxièmement, le travail de frontière autour de ce domaine s’incarne dans l’acquisition et la défense des principes classificatoires linnéens, véritable grammaire partagée par les taxonomistes (Stuessy, 2009), avec des perfectionnements apportés par la multiplication des descripteurs d’espèces. Dès 1840, les manières d’attribuer un nom à un organisme sont progressivement standardisées internationalement par l’institution des Codes de Nomenclature en 1905 et 1907 (Malécot, 2008) au sein des congrès internationaux de l’International Commission on Zoological Nomenclature (ICZN) créée en 1895. La botanique suit un cours un peu plus chaotique puisque deux courants existent jusqu’à une uniformisation dans les années 1930 et à l’établissement en 1950 de l’International Association of Plant Taxonomy.
Pourtant, dès le milieu du dix-neuvième siècle et malgré un grand intérêt du public pour l’histoire naturelle, la pratique commence à susciter moins d’intérêt pour ses applications économiques et elle est surtout contestée au sein du champ scientifique par d’autres spécialités de la biologie (Johnson, 2004) dont le régime de preuve expérimental et l’emprise concurrencent la « vieille » taxonomie (Vernon, 1993). La liste des critiques nées durant cette période ont encore cours : la taxonomie est décriée car descriptive, sans hypothèse, typologique, subjective, vieille, « bêtifiante », mécaniste et inefficace (Wheeler et Valdecasas, 2007). Bref, « la science » répond à une nouvelle définition légitime et la concurrence devient farouche sur le plan épistémologique mais aussi sur les moyens humains et les infrastructures alloués aux différentes disciplines (Hagen, 1983, 1984 ; Strasser, 2011 ; Vernon, 1993). En réponse à cette crise épistémique, la taxonomie expérimentale se développe pour tester la stabilité des critères morphologiques et analyser les variations taxonomiques (Hagen, 1983, 1984). Cette quête de respectabilité scientifique, qualifiée de « désespérée » par Vernon (1993) tant le paradigme expérimental est puissant, marque en fait tout le vingtième siècle.
En France, à partir de l’essoufflement du milieu du dix-neuvième siècle, le Muséum de Paris tente une revitalisation par le développement de l’enseignement pratique et expérimental (Schnitter, 1996). Durant la IIIe République, cette orientation suscite des rivalités avec l’Université, bien plus légitime scientifiquement, ce qui amène le Muséum, pour assurer sa survie institutionnelle, à se replier sur ses objectifs de « conservation des collections et des problèmes scientifiques liés au développement colonial », de fait il se retranche « dans un domaine scientifique propre, […] tout en se plaçant en marge du mouvement scientifique contemporain dominant » (Schnitter, 1996). Les chaires du Muséum sont créées sur la base d’une professionnalisation segmentée par taxons (Jaussaud et Brygoo, 2004), comme dans les facultés de province tenues par des professeurs formés au Muséum (Duris, 1996).
Dans l’ensemble des pays, après une période d’unification institutionnelle sous la figure tutélaire de Linné, incarnée par les Muséums et les Sociétés Linnéennes laissant une place importante aux « non‑professionnels » (d’Hondt, 1997 ; Drouin, 1991), c’est la fragmentation qui caractérise la nouvelle structuration institutionnelle. De nouvelles sociétés savantes, congrès et revues se développent, elles, avec une volonté marquée de professionnalisation selon cette spécialisation par taxon7 où la taxonomie est noyée parmi d’autres approches des organismes (physiologie, écologie…). Le nombre de scientifiques qui se seraient alors définis comme « taxonomistes » ou (plus encore « systématiciens ») se réduit comme peau de chagrin.
2.1.2. Les « Taxonomy wars » ou la quête de scientificité au sein de la biologie
À partir de la fin des années 1930, s’ouvre une période de réaction menée par de petits groupes de scientifiques mobilisés surtout dans les pays anglo-saxons. Les controverses s’animent entre ces groupes qui veulent redéfinir – et de fait créent – une taxonomie en tant que discipline moderne au sein de la biologie. C’est pourquoi on peut reprendre l’expression de guerres de la taxonomie (Hull, 1988) pour qualifier les vives controverses émergeant dans les années 1950‑60 : cet espace de conflit autour des concepts et des méthodes fait exister un champ de positions et d’enjeux partagés entre scientifiques dont les labellisations disciplinaires sont alors variées. Ces controverses ont progressivement mobilisé des groupes de plus en plus larges de scientifiques et ont permis d’aller au‑delà de la seule structuration par taxons en ouvrant un cycle de création de nouvelles institutions (sociétés, congrès et revues) allant vers une nouvelle convergence dans la synthèse évolutionniste.
Ainsi, avant les années 1930, la théorie de l’évolution de Darwin (1859) est seulement incorporée au travers d’un léger glissement sémantique et du mode d’interprétation des classifications (Mishler, 2009 ; Stuessy, 2009). En Angleterre, l’Association for the Study of Systematics in Relation to General Biology, devenue ensuite Systematics Association, est le point de départ de la New Systematics, ou taxonomie évolutionniste ou gradisme, qui s’appuie sur de nouvelles pratiques et forme un nouveau paradigme grâce à la théorie de l’évolution (Huxley, 1940 ; Mayr, 1942)8.
Par la suite, pour garantir l’objectivité, Sneath et Sokal 9 (1962) proposent quant à eux la taxonomie numérique, ou phénétique, qui mobilise une approche statistique du calcul de la ressemblance globale entre organismes plutôt que de s’appuyer sur des hypothèses évolutives jugées incertaines et subjectives de l’approche précédente (Stuessy, 2009). L’informatique et la biologie moléculaire, qui émergent alors, en permettant de démultiplier les descripteurs et la puissance de calcul, sont promues comme instruments modernisateurs et objectivant permettant de rompre avec deux cents ans de stagnation (Hagen, 1999, 2001).
À la même époque, la manière de classer les espèces appelée « cladistique »10, ou systématique phylogénétique, développée en Allemagne par Hennig (1966), puis importée tardivement aux États‑Unis par le concepteur d’algorithmes Farris et les systématiciens Nelson, Wiley, Cracraft, Platnick et Kluge (Hull, 1988 ; Tassy, 2003), propose d’inscrire définitivement la systématique dans la théorie évolutionniste en critiquant la faiblesse de la réflexion phylogénétique de la taxonomie évolutionniste et de la phénétique, qu’elle rejoint partiellement par son approche quantitative11. Après un long moment de controverse qui atteint son paroxysme au tournant des années 1980, la cladistique s’est imposée dans le paysage (Funk, 2001). Funk raconte cette « guerre de libération » au sein de la Society of Systematic Zoology, dans sa revue et ses colloques qui aboutit finalement à une prise d’indépendance par la création de la Willi Hennig Society (WHS) en 1980 (Hull, 1988) qui dépasse les arènes nord-américaines pour devenir un agent important de diffusion transnationale de ce paradigme.
Cette diffusion du nouveau paradigme (une « conversion » d’ailleurs souvent exagérée par les historiens théoriques) s’appuie sur d’autres apports qui ont transformé les pratiques, issus soit d’autres disciplines (biologie moléculaire, algorithmes statistiques), soit d’innovations technologiques (ordinateurs) (Hagen, 1999, 2001, 2003). Cette rénovation interne – qui mettra en fait longtemps à toucher l’ensemble des scientifiques pratiquant la classification –, permet à la systématique d’être pleinement incorporée dans la synthèse évolutive en biologie, la rendant davantage crédible aux yeux des autres scientifiques. Cette nouvelle légitimité au sein du champ de la science fondamentale permet à cette nouvelle systématique de constituer une culture épistémique commune, un coagulant identitaire forgé dans la lutte, mais n’est cependant pas accompagnée de l’accès à de nouvelles ressources institutionnelles.
En dehors des États-Unis, les élans pour faire exister la systématique restent très discrets. En France, de 1940 à 1955, le MNHN est très affaibli par la guerre et la clôture de la période coloniale12. La motivation principale des chercheurs est alors l’accroissement des collections mais, faute de compétences, les spécimens s’accumulent sans être analysés. Ensuite, sous l’influence de son directeur R Heim co-fondateur de l’UICN, le MNHN développe l’écologie et la conservation, alors même que le CNRS met son emprise sur sa programmation scientifique, forçant les taxonomistes à dissimuler leur identité dans de plus larges projets biologiques13, ce qui tend à réduire l’influence des taxonomistes au MNHN. À l’Université à partir des années 1960, la nouvelle systématique de Mayr est progressivement introduite par les mandarins, dont les enseignements sont jugés « éminemment barbants » (de Ricqlès, 1989). Boesinger (1998) note qu’au début des années 1970, la France restait « une sorte de fossile vivant dans le rejet des théories évolutionnistes modernes ». La systématique est délaissée au profit d’enseignements privilégiant les connaissances sur l’infracellulaire (biologie cellulaire et moléculaire, génétique) et le supra-individuel (écologie) (de Ricqlès, 1989), loin alors des taxonomy wars...
2.2. Une communauté épistémique dans l’arène de la biodiversité
2.2.1. Se mobiliser pour faire reconnaître le « handicap taxonomique »
Alors que la taxonomie parvient à une certaine stabilité à l’issue des taxonomy wars, la construction dans les années 1980 du concept de biodiversité puis sa reconnaissance politique dans les arènes scientifiques et politiques internationales ouvrent une fenêtre d’opportunité pour la discipline. Le cadrage de la crise de la biodiversité (Wilson, 1985), développé par certains scientifiques, s’est imposé dans l’arène politique dès 1986 lors du Forum de Washington organisé par l’Académie des Sciences américaine et la Smithsonian Institution, et jusqu’à la Convention sur la Diversité Biologique (CDB, 1992).
Nous nous intéresserons ici au rôle particulier de certains taxonomistes qui forment une communauté épistémique et aux conséquences de cette mise en politique pour la discipline. Les pères de la biodiversité se reconnaissent plutôt dans la biologie de la conservation14, mais sont aussi liés à la taxonomie et se mobilisent pour elle15. Ces grandes figures médiatiques créent un nouveau modèle de « naturaliste » qui met toute son autorité scientifique au service de la dénonciation de la crise de la biodiversité. Les membres de la communauté épistémique dont il est question ici sont inspirés par cette nouvelle identité mais sont à la fois plus liés par des causal beliefs (Haas, 1992) issus de leur formation scientifique, et plus corporatistes dans leur projet politique.
La taxonomie est ainsi convoquée par ces chercheurs dans une nouvelle urgence, celle de conserver la nature. Le discours de la crise de la discipline, particulièrement développé dans les années 1960-70, préexiste à celui de la biodiversité (Tancoigne, 2011), mais ce dernier permet de transformer le soutien à la discipline en véritable projet politique mondial. La question de l’évaluation du nombre d’espèces et de leur taux d’extinction préoccupe les scientifiques depuis longtemps mais prend une importance majeure dans cette période avec les nouvelles extrapolations d’Erwin (1982), point de départ d’une chaine argumentaire abondamment relayée ensuite (Wilson, 1985, 1988). Ainsi, ils « cherchent à utiliser leur ignorance comme un levier » (Takacs, 1996) : en montrant l’ampleur de l’ignorance et de l’urgence (6e extinction), ils pointent la faiblesse des capacités pour conclure sur la nécessité d’investir sur la connaissance du vivant avant qu’il ne soit trop tard : la catégorie de taxonomic impediment 16 est née…
2.2.2. Encastrement dans le régime de la biodiversité
La construction de ce nouveau cadrage aboutit à l’encastrement de la taxonomie dans le régime de la biodiversité17 alors en formation. Dès la fin des années 1980, des projets ambitieux sont lancés par différents acteurs et débordent souvent des seules arènes scientifiques : rédaction de rapports nationaux, mobilisation au sein des organisations nationales et internationales existantes18.
Après des rencontres en 1989 puis 1991, l’International Union for Biological Sciences (IUBS)19 le SCOPE20 et l’UNESCO publient un rapport (Solbrig, 1991) servant de base à la création de DIVERSITAS21. Au sein de ce programme, qui identifie l’agenda de recherche sur la biodiversité, outre l’insistance sur la dimension fonctionnelle de la biodiversité, émerge une recommandation en faveur de l’enseignement et de la recherche en systématique, du soutien aux collections et de la création d’emplois de systématiciens.
Toujours en 1991, les principales sociétés savantes américaines, dont la Willi Hennig Society, lancent une initiative intitulée « Systematics Agenda 2000: Integrating Biological Diversity and Societal Needs » pour identifier les priorités d’action au sein de la systématique. Partant du constat que « depuis des années, la communauté de la systématique a échoué à parler d’une voix unie et à définir le futur de sa discipline »22, les thèmes principaux de cette initiative sont d’identifier le rôle de la discipline dans l’analyse de la biodiversité, son rôle intégrateur au sein de la biologie comparative et son importance dans les « affaires humaines » (ASPT, SSB, WHS et al., 1991). Finalement, après consultation des chercheurs et des institutions taxonomiques américaines, le rapport Systematics AGENDA 2000 (SA2K) est publié en 1994 à destination des « systématiciens professionnels aussi bien que des agences gouvernementales dont la mission est de soutenir la recherche en systématique » (ASPT et al., 1991). Les sociétés américaines et la NSF y réaffirment le concept de taxonomic impediment en cohérence avec DIVERSITAS23.
Le rapport légitime la discipline dans la nouvelle configuration de la « crise environnementale mondiale » (Wilson, 1988) en définissant des missions (découvrir, comprendre, gérer la connaissance) et une large gamme d’usagers (santé, biotechnologies, agriculture, industrie forestière, conservation, écotourisme). Depuis, il influence la politique américaine en la matière mais a un impact qui va bien au-delà, en ralliant les européens qui organisent un colloque à Leiden en 1995 sur sa déclinaison européenne (Blackmore et Cutler, 1996)24.
Deux autres initiatives sont notables dans la mobilisation et la structuration d’une arène internationale dans les années 1990 : BioNET et le Global Biodiversity Information Facility (GBIF). T. Jones, taxonomiste anglais, lance dès 1991 l’idée d’un réseau international de taxonomistes qui se concrétisera en 1993 avec la création à Londres de BioNet International25. Son idée est de compenser le manque de compétences des pays du sud en la matière par la mise en réseau et le partage des informations aux échelles régionales sur la base de coopérations nord‑sud et sud‑sud (Jones, 1995). Par ailleurs, le GBIF, organisation indépendante basée à Copenhague est créé en 2001 à l’issue des recommandations faites à l’OCDE par son Biodiversity Informatics sub‑group, afin de remédier à l’éparpillement et l’hétérogénéité des bases de données26.
2.2.3. La Global Taxonomy Initiative, projection d’une communauté épistémique
La CBD, actée à Rio en 1992, devient pour tous un point de passage obligé autour duquel s’organise le discours de la crise de la discipline promu par une communauté épistémique. L’établissement de la Global Taxonomy Initiative de la CDB marque la reconnaissance politique au plus haut niveau du taxonomic impediment 27. La taxonomie est dès lors prise dans un cadrage utilitariste ; ainsi, le terme « systématique », qui renvoie davantage à un questionnement scientifique per se, est très rarement utilisé au sein de la CDB.
C’est à travers le processus de préparation des documents discutés en Conférence des Parties (CdP) que les taxonomistes pèsent sur les décisions prises au nom de la CDB. Entre 1996 et 1999, des rencontres sont organisées sous l’égide de différents acteurs liés à DIVERSITAS dans lesquels se forme la communauté épistémique (Les principaux participants à la communauté épistémique du taxonomic impediment rangée par date d’entrée dans la mobilisation (nombre de participation >4/29) (les flèches représentent les mobilités individuelles)). La Déclaration de Darwin (février 1998)28 reprend les principes identifiés dans le SA2K définissant un programme interinstitutionnel (public et privé) pour mobiliser le maximum de ressources. Après ce travail préparatoire, la Global Taxonomy Initiative est fondée en 1998 en tant que programme transversal de la CDB (décision IV/1) pour mener la réflexion, dans le cadre d’un mécanisme de coordination impliquant des taxonomistes, sur les moyens à mobiliser (budgétaires en particulier) pour combler le taxonomic impediment.
L’examen de la participation aux événements29 jalonnant la reconnaissance politique du taxonomic impediment met en évidence une concentration de l’influence entre les mains d’un nombre restreint d’individus (Tableau 1), même si au total 654 participants ont été identifiés. Au départ, ce sont principalement les pères de la biodiversité (Wilson, Raven, Lovejoy…), des figures de la systématique américaine, occupant parfois la présidence de la Society of Systematic Biologists dans les années 199030 et souvent cladistes, et enfin des chercheurs impliqués dans les instances liées à l’UNESCO. À la création de la GTI, certains de ces chercheurs, très mobiles, sont incorporés dans la bureaucratie de la CDB et des initiatives taxonomiques (GTI, GBIF) tandis que les représentants de BioNET International et de pays du Sud y acquièrent de l’influence. Ceci reflète le fait que le régime de la biodiversité se construit par agrégation de revendications diverses, et parfois contradictoires, parmi lesquelles la question des asymétries entre Nord et Sud.
Tableau 1. Les principaux participants à la communauté épistémique du taxonomic impediment rangée par date d’entrée dans la mobilisation
Nom | Nombre participation | Pays | Institutions | Entrée | Années de présence |
T. Lovejoy | 5 | USA | WWF / Smithsonian Institution / World Bank | 1986 | 10 |
J. Edwards | 7 | USA=> Danemark | Smithsonian Institution=> NSF=> GBIF Secretariat=> Encyclopedia of Life | 1989 | 20 |
D. Schindel | 5 | USA=> France | NSF, Europe Office | 1989 | 21 |
S. Miller | 7 | USA=> Kenya=> USA | Smithsonian Institution Bishop Museum => ICIPE=> NMNH | 1991 | 20 |
J. Cracraft | 5 | USA | University of Illinois=> AMNH | 1991 | 9 |
P Bridgewater | 10 | Australie => France => UK | Environment Australia => Global Garden Consulting => Unesco => Convention Ramsar => DEFRA | 1997 | 13 |
L Rodriguez | 6 | Pérou | APECO | 1997 | 13 |
H Benitez | 6 | Mexique | CONABIO | 1998 | 13 |
S Tillier | 6 | France | MNHN, EDIT | 1998 | 11 |
N King | 6 | UK | BioNET-INTERNATIONAL | 1999 | 4 |
C Haeuser | 11 | Allemagne | Berlin Museum of Natural History=> GBIF governing board | 2000 | 11 |
J Shimura | 9 | Japon=> Canada | National Institute for Environmental Studies=> Secretariat of the CBD | 2000 | 11 |
G. Smith | 6 | Afrique du Sud | South African National Biodiversity Institute / SABONET | 2000 | 10 |
C. Lyal | 8 | UK | Natural History Museum=> CBD | 2001 | 10 |
R Smith | 10 | UK | BioNET-INTERNATIONAL | 2002 | 9 |
A. Oteng-Yeboah | 6 | Ghana | University of Ghana; CSIR Ghana=> chair SBSTTA=> co-chair IMOSEB | 2002 | 8 |
A. Paton | 6 | UK | Royal Botanic Gardens, Kew | 2002 | 8 |
S. Simiyu | 5 | Kenya=> Canada | National Museums of Kenya=> EAFRINET=> Botanic Gardens Conservation International=> Secretariat CBD | 2002 | 8 |
S. Arico | 5 | France | UNESCO | 2002 | 7 |
L Hirsch | 5 | USA | Smithsonian Institution => GEO BON | 2003 | 8 |
(Nombre de participation >4/29) (les flèches représentent les mobilités individuelles)
Crédits : élaboré par David Dumoulin et Guillaume Ollivier
2.2.4. La formation d’une cybertaxonomie autour des nouvelles ressources
La repolitisation à l’aune de la biodiversité glane de nouveaux moyens le plus souvent canalisés vers la création d’outils et d’infrastructures informationnelles. Hine (2008) détaille cette « danse des initiatives » en montrant comment les nouvelles Technologies de l’Information jouent un rôle à la fois dans le mode de connaissance des objets naturels et l’ordonnancement du travail scientifique, mais aussi dans la constitution identitaire de la communauté. Même si l’informatisation est déjà en germe dans la proposition de la taxonomie numérique, l’importance de ces infrastructures constitue un nouveau mode de visibilisation pour la discipline, en devenant même un principe organisateur comme le montre bien Wheeler (2008) et sa New Taxonomy, aussi appelée cybertaxonomy.
Son « appel aux armes » vise à : « renverser les effets érosifs de la New Systematics et à moderniser et impulser un renouveau dans la taxonomie descriptive avant qu’il ne soit trop tard pour explorer et documenter les millions d’espèces qui sont le résultat de millions d’années d’Évolution ». La figure ci‑contre symbolise la reconfiguration de la taxonomie préconisée sous la forme d’un atome, constituée de l’agrégation des ressources et des outils informationnels, autour duquel graviteraient des électrons… les taxonomistes.

Crédits : The New Taxonomy
2.2.5. Conclusion : de la mobilisation internationale à la mobilisation de la SFS
L’examen historique de ce domaine de recherche montre à la fois la continuité de certains éléments identitaires, comme le goût pour l’histoire naturelle et la nomenclature linnéenne et les fortes discontinuités pour ce qui est des pratiques, des paradigmes, des appellations, des alliances au sein du champ scientifique, de l’existence d’une organisation commune. L’existence institutionnelle de ce domaine a donc longtemps été faible et fragmentée, entre deux moments où légitimités scientifique et politique auréolaient la profession : l’âge d’or du début du dix-neuvième siècle et la nouvelle synthèse évolutive à l’âge de la biodiversité. La place conquise au sein du régime de la biodiversité reste cependant fragile et modèle la nouvelle identité des taxonomistes. C’est le savoir‑faire instrumenté de la « taxonomie » qui y est valorisé, plus que le savoir fondamental d’une nouvelle systématique.
Un changement de focale est nécessaire afin de mieux cerner de quelle manière la mobilisation des scientifiques a su combiner un changement de paradigme avec une nouvelle opportunité politique pour créer une nouvelle identité de « systématicien ». La dynamique sera à présent étudiée au niveau national, là où les disciplines se sont historiquement organisées, et à travers le cas d’une société savante (la Société Française de Systématique) qui incarne classiquement la mobilisation des scientifiques pour la définition légitime d’une identité disciplinaire.
3. Construire la (société française de) systématique
Le cas de la France est intéressant car il incarne un moment de mobilisation où changement de paradigme et encastrement dans le régime de la biodiversité s’enchaînent directement. Il a en outre été très peu étudié. Cette mobilisation incarne ainsi parfaitement le cas de scientifiques qui se réclament du « sauvetage » d’une discipline ancienne qui n’a pas d’existence institutionnelle, pour créer en fait une nouvelle identité de systématicien. Afin de comprendre qui sont les systématiciens, au sortir de cette mobilisation française, il faut revenir d’abord sur le moment fondateur de cette communauté qui se donne à voir dans une nouvelle société savante, puis sur les répertoires d’action de cette mobilisation tant interne au milieu scientifique qu’externe.
3.1. Émergence d’une mobilisation
Cette mobilisation n’aurait pas été possible sans l’importation en France de la cladistique ni sans l’expérience de nouvelles pratiques institutionnelles qui, partagées par certains chercheurs, ont permis de tisser des liens forts de ce qu’on appelle a posteriori une « nouvelle génération ».
3.1.1. Le moment de la fondation : entre menaces et renouveau paradigmatique
En 1978, une première réunion informelle a lieu autour de la cladistique, rassemblant dans un bureau du MNHN ce qui va se penser comme une nouvelle génération de porte-parole de la discipline. Ces chercheurs se retrouvent pour construire leur projet commun : défendre l’usage de la seule systématique phylogénétique plutôt que la description morphologique et le « gradisme » alors dominant31. Ce faisant, obligeant les chercheurs à se positionner, ils vont importer les taxonomy wars évoquée précédemment dans une France qui semblait jusque-là largement déconnectée de ces luttes paradigmatiques ; et dans un MNHN largement indifférent à la défense de la systématique comme une entité, un MNHN fragmenté en une multitude de laboratoires et de collections à peine assemblés en deux planètes Zoologie/Botanique. Le nouveau paradigme constitue alors un vocabulaire, des outils, des questions, et un projet scientifique commun, unique moyen de promouvoir une unité des recherches « intertaxons ». C’est de ces premières discussions passionnées qu’émerge un groupe affinitaire, le projet puis la fondation effective d’une « Société Française de Systématique » en 1984 (1er CA en mai 1985).
Depuis les premières réunions jusqu’à aujourd’hui, le MNHN reste absolument central dans la vie de la SFS : domiciliation du siège, lieu des réunions, et surtout, appartenance institutionnelle et base affinitaire des membres du Conseil32. Cette appartenance est d’autant plus importante qu’elle renvoie le plus souvent à une forte identité, faite d’un particularisme institutionnel33, d’attachement aux collections et à l’histoire naturelle longue (accusée par certains d’être « la tyrannie du passé »), à un certain prestige international non dénué de parisianisme. Cette identité a été – et continue à être – stigmatisée comme poussiéreuse dans les milieux scientifiques et c’est bien ce retournement du stigmate porté par une modernisation qui a été un moteur de la mobilisation.
Le collectif formé par ces nouveaux « systématiciens » de la SFS est donc marqué une grande diversité de disciplines avec une large domination des zoologues (60 % et un rôle important des entomologistes), sur les botanistes (20 %), et une place de choix pour les paléontologues travaillant en biologie (20 %). Spécificité de la structuration disciplinaire en France, la Paléontologie est historiquement englobée dans les seules sciences de la Terre (Bulletin n° 0 de 1985 et n° 1 de 198). Comme l’indique le premier objectif de ses statuts (article 2), la SFS doit « faciliter les rapports entre les systématiciens de toutes spécialités de la biologie et de la paléontologie », c’est-à-dire révéler à eux-mêmes les systématiciens qui arborent alors une autre identité disciplinaire de zoologue ou de botaniste par exemple.
Le travail identitaire porté par la nouvelle génération implique aussi un bilan : les « réformateurs » reprennent à leur compte une partie des critiques qui sont faites à la vieille taxonomie pratiquée comme un art et sans hypothèses évolutives. La stigmatisation de la vieille génération permet de s’en démarquer pour faire advenir une nouvelle image des systématiciens.
3.1.2. Une nouvelle génération française
Il est possible de délimiter un cycle de mobilisation (1980-2010) et une génération, même si l’écart d’âge peut être de dix ans, même si la SFS saura attirer quelques nouveaux entrants très mobilisés au cours des années 1990. Nombre de fondateurs du MNHN sont devenus « professeurs » puis partis en retraite pendant les années 2000.
C’est bien autour de l’importation de la cladistique en France que s’est constituée la SFS (Tassy, 2003). Son logo, un cladogramme, marque d’ailleurs bien comment ce nouveau langage est brandi comme un étendard par ces fondateurs.

Crédits : SFS
Cette « nouvelle génération » est liée par une volonté de rupture avec les précédentes pratiques institutionnelles. Mai 1968 a laissé des traces, même au MNHN, et les jeunes scientifiques vivent de plus en plus mal la domination très individuelle des membres de « l’Assemblée des professeurs », qui se sont d’ailleurs en majorité opposés à la SFS et sa volonté de synthèse34. Cette instance de direction à la fois scientifique et administrative est d’ailleurs supprimée en 1985 ; les chaires perdent alors de l’importance face aux laboratoires, avant d’être supprimées lors des réorganisations de 2001. Cette lutte contre les mandarins illustre bien l’enchevêtrement des deux facettes « scientifique » et « sensibilité politique » ; la nécessité de dépasser une science trop fondée sur l’autorité indiscutée d’un savoir individuel est souvent mise en avant.
Cette expérience si spécifiquement française est en fait reliée de manière indirecte à plusieurs dynamiques internationales. Tout d’abord, le transfert de la cladistique aurait été impossible sans les liens de certains fondateurs avec le foyer de « la révolution », au Muséum de New York, mais aussi avec les pôles de Stockholm et d’Allemagne. Les Anglais ont déjà fondé depuis les années 1940 une société marquée par l’intégration dans la synthèse évolutive – et donc le dépassement de la structuration par taxon – mais elle est restée relativement discrète, aux côtés des vieilles sociétés linnéennes. N’oublions pas que la Willi Hennig Society (WHS) a été fondée en 1980 avec une projection internationale. La relation est très forte avec la SFS qui commente régulièrement les activités de la WHS dans son bulletin. Une seconde source d’influence, moins médiatisée, se joue au niveau européen puisque dès 1975 la Fondation Européenne de la Science, basée à Strasbourg, lance une réflexion sur l’état de la taxonomie en Europe qui aboutit à la publication d’un rapport (ESF, 1977 ; Heywood, Clark, 1982) mentionnant à la fois la « crise » et le renouveau conceptuel, avant même la dynamique nord‑américaine.

Crédits : « Aventures de Enix et Parsimonix », collaboration étroite entre P. Deynat (dessins), N. Bailly et V. Barriel (texte), Bulletin de la SFS, n° 18, 1996.
3.2. Nous sommes (vous êtes) des systématiciens : la mobilisation des pairs
La volonté de défendre cette nouvelle manière de travailler identifiée par le label « systématique » n’était encore qu’une velléité, au moment de fonder la SFS. Ce coup de force symbolique ne pouvait marcher que si une dynamique d’enrôlement de ressources, de chercheurs, d’« institutionnels » pesait en faveur de cette reconnaissance, et si un nombre croissant de chercheurs se reconnaissaient « systématiciens ». Les fondateurs de la SFS vont donc s’appliquer, par diverses modalités d’action, à mobiliser à l’intérieur même du milieu des biologistes.
3.2.1. Définir la discipline, se compter, produire son image
La première question, la plus délicate certainement, était de définir cette discipline évanescente qui n’avait alors pas de véritable présence institutionnelle (laboratoire, institut, commission) et que très peu de chercheurs affichaient comme identité scientifique générique. Les fondateurs refusent l’équation « systématique = botanique + zoologie » pour se dégager des pesantes fragmentations par taxon mais aussi pour insister sur la plus-value scientifique qu’apporte justement leur vision de la systématique.
Les statuts de la SFS sont l’occasion d’une première définition : « La Société Française de Systématique se donne pour but de promouvoir l’étude scientifique des organismes dans leur diversité, de leur évolution dans l’espace et le temps, et des classifications traduisant leurs rapports mutuels. » L’existence de cette « systématique » est ramenée à un bouquet de pratiques dans les premiers bulletins de la SFS : Identification / Description / Classification / Phylogénie / Évolution (des espèces). Cette définition par accumulation reste controversée jusqu’à aujourd’hui et les tentatives toujours renouvelées pour proposer une meilleure définition font partie du travail de frontière illustrant la diversité rassemblée sous ce label.
La construction des premières images de la discipline par différents modes d’enquête adoptés par la SFS illustre cette difficulté. En effet, pour répondre à la question : « qui est systématicien ? », la première méthode (outre les mécanismes d’auto‑identification et de reprise du corpus de l’appartenance à la SFS) a été d’utiliser un faisceau de mots clés pour les traquer : phylogénie, taxonomie/taxon, systématique, espèce, nomenclature... Cette liste aussi va évoluer jusqu’à aujourd’hui, illustrant les controverses et les évolutions des pratiques depuis bientôt trente ans.
L’hétérogénéité des pratiques et des labellisations disciplinaires usuelles rend presque invisible l’identité de systématicien que veulent promouvoir les fondateurs de la SFS. Il leur faut donc façonner des représentations de ce collectif, en plus de la seule existence de la SFS. L’intérêt des différentes opérations de comptage est de faire exister un collectif d’individus – dénombrable donc concret – et de révéler à ses membres leur identité de systématicien, puisque les promoteurs de la SFS vont devoir tracer les frontières de ce collectif à travers une série de critères d’inclusion ou d’exclusion35.
Ce dénombrement vise à objectiver le sentiment d’abandon, le manque de recrutement et le vieillissement rapide des « systématiciens ». Ils sont aussi définis par l’intensité (activité principale et fortes publications, ou secondaire), la nature de leur activité (fondamentale ou d’expertise) ou leur centralité disciplinaire (type d’interaction avec d’autres disciplines). Dans un second temps, cette exploration des différents éléments du collectif36 participe à la construction d’un portrait dont les mesures sont de mieux en mieux connues et qui gagne ainsi en « réalisme ».
Tableau 2. Tentatives d’identification des systématiciens français utilisant différentes études
Mode de comptage (Ordre chronologique) | Nombre de systématiciens | Sources/ biais |
Annuaire SFS 1986 à partir enquête sciences de la vie du CNRS de 1983 (finance ensuite annuaire) → Livre blanc en 1989 | 920 Ou 852 (chercheurs intégrés à l’annuaire) ou 647 (la discipline comme champ « principal » ou « important ») | - Enquête par mots clés des activités déclarées sur les fiches chercheurs par le CNRS, quelle que soit son importance, (unique enquête selon ce critère), puis complétée par la SFS par envoi de questionnaires en 1985 (275 réponses). Reprise des mêmes données pour le livre blanc avec analyse exhaustive. - Pour nombre de questions, le taux de réponse n’est que de 70 voire de 50 % sur 920. Le rôle des amateurs est reconnu mais écarté pour se focaliser sur les titulaires. 25 % sont techniciens et ingénieurs. |
Membres de la SFS | Entre 640 (max.) et 210 (min.) | - Mais pas pour tous = activité principale ni « professionnels » ; adhésion volontaire avec certains biais parisiens… - Donne un état de la mobilisation, de l’auto-inscription disciplinaire. |
Enquête Sigogneau et Barriel (1998) et Étude Académie des Sciences (Tillier, De Wever, Gros et al., 2000) | 317 | - À partir enquête SFS de 1994 avec 143 réponses dont 42 du MNHN (jugé représentatif d’une population évaluée à 350)… puis nouvelles enquêtes en 1998 et 2000 : 317 réponses). - Mais les réponses sont un acte volontaire de personnes étant « visibles » pour la SFS et enclines à lui répondre, et surtout 126 seulement ont la systématique comme « axe de recherche principal » et pour 110 elle est « importante dans leur travail de recherche » (juste 5 % de réponses d’ITA). La grande majorité n’a pas d’activité théorique ou méthodologique et fait de l’alpha-taxonomie37. |
Étude Malécot pour Ministère 2007 | 250* | - Mais une simple évaluation approximative à partir du croisement des différents chiffres déjà existants et de sa connaissance du milieu. |
International | ||
World Taxonomist Database de la société ETI2 | 145* français | - Mais seulement ceux qui sont rattachés soit au MNHN soit à l’INRA (les deux institutions françaises partenaires). |
EDIT (European Distributed Institute of Taxonomy) | 131 * français | - Mais seulement ceux qui s’y sont enregistrés (les plus internationalisés et les plus proches du MNHN) |
* = Malécot, 2007
Crédits : élaboré par David Dumoulin et Guillaume Ollivier
La bibliométrie est la seconde approche mobilisée pour constituer cette image du collectif, partant de l’idée que cette identité est lisible à travers la qualité d’auteur des individus, même si les critères dominants d’évaluation et de publication sont eux-mêmes décriés comme faisant partie du problème. Deux critères sont combinés : requête par mots clés au niveau article ou au niveau des revues38. L’approche bibliométrique de Sigogneau et Barriel (1998) permet de présenter une comparaison internationale : les Français produiraient environ 5 % des publications mondiales, contre un tiers environ pour les Nord‑Américains (à égalité avec l’Europe) et la part de la France serait en croissance relative durant les années 1990. Tancoigne (2011) cible plus les pratiques de la taxonomie stricto sensu à travers la description de nouvelles espèces dans la principale revue du champ : Zootaxa. C’est en fait un tout autre collectif, moins marqué par les vieux « centres de calcul » qui est ainsi façonné.
3.2.2. Produire un corpus commun et mobiliser
La SFS s’emploie également à donner un corpus commun de textes de référence aux systématiciens qu’elle rassemble. L’analyse des bulletins à partir de 1985 et surtout de la série des Biosystema à partir de 1987 permet de suivre l’élaboration de ce corpus et d’une stratégie discursive associée. Quatre grandes thématiques ressortent (Figure 4). Plusieurs Biosystema, au début de la série, sont consacrés à la publication des textes « fondamentaux » de la discipline, parfois repris d’auteurs étrangers : textes de Hennig sur la cladistique, de Nelson et Platnick sur la reconstruction phylogénétique et la biogéographie, de Lamarck aux théoriciens modernes sur l’évolution. Il s’agit de produire un fondement commun et une filiation autour d’un paradigme qui rassemble.
Les autres numéros de Biosystema s’attachent à transmettre certaines méthodes relatives à la phylogénie et aux logiciels informatiques ; de nombreux volumes s’attachent, à travers des titres « systématique et… », à éclaircir les liens avec une autre discipline (l’écologie dans le Biosystema n° 6 en 1991, la biogéographie dans le n° 7, etc.). Comme toutes les sciences, la systématique doit représenter et se représenter sa place au sein d’un nombre croissant de disciplines avec lesquelles elle partage certains outils, institutions, questions, cadres conceptuels, etc.

Crédits : Radford, Dickison, Massey et al., 1974

Crédits : élaboré par David Dumoulin et Guillaume Ollivier
Ce face à face est bien sûr la meilleure manière de faire exister la systématique tout en continuant à en définir les frontières. D’ailleurs, une stratégie se met en place pour prendre contact avec les sociétés savantes existantes et plusieurs journées annuelles sont ainsi co‑organisées. Signe explicite du projet fondateur, la seule société avec laquelle est passée un partenariat un peu formel est la WHS... Enfin trois Biosystema sont consacrés, à partir de 1998, à la relation entre biodiversité et systématique, afin de montrer l’utilité de cette dernière, ce qui tend à montrer la connexion tardive de la systématique française aux grands mouvements de l’arène politique internationale lui préférant un horizon plus scientifique.
La SFS est aussi un moteur de mobilisation pour ceux qui se reconnaissent dans le miroir qu’elle propose. Ainsi, elle fait signer des pétitions par ses membres, leur demande de voter pour élire son Conseil, de participer à l’écriture du bulletin (succès très limité) et de diffuser son actualité. Plus encore, la SFS sollicite ses membres pour participer à ses journées annuelles à partir de 1985, qui sont le grand moment où la communauté rassemblée incarne l’existence même de « la systématique ». Cette communauté est cycliquement renouvelée par ce moment de socialisation scientifique, de controverses partagées, de sociabilité amicale. À partir de 2001, un prix est organisé pour récompenser un mémoire de Master introduisant ainsi une forme de distinction honorifique dans la communauté.
La mobilisation demeure pourtant surtout le fait des 18 membres du conseil39 et de son Président, qui la représentent dans les différents congrès auxquels ils participent. Cette participation au conseil (plus encore au Bureau), résultat d’une élection, marque le véritable engagement identitaire de ses membres.
Enfin, cette mobilisation « en interne » construit un cadrage qui fait exister une sorte de systématique nouvelle formule (un « nous »), et mobilisant une identité par-delà les statuts disciplinaires affichés. Ce cadrage définit aussi les raisons mêmes de la mobilisation, comme souvent, l’existence de menaces (recrutement), d’« attaques », ou même d’un grave abandon justifiant l’urgence à agir40. C’est justement le puissant renouvellement interne rendu possible par le paradigme de la phylogénie qui, rendant insupportable (injuste) cette image poussiéreuse et cette absence institutionnelle, galvanise la mobilisation.
3.3. Donner sa « véritable place » à la systématique : lobbying de la SFS
Alors que les associations organisées par taxon perdurent, la SFS propose une véritable mobilisation des systématiciens vers les acteurs non scientifiques. L’article 2 des statuts de l’Association précise ses buts : « encourager les échanges d’informations et la diffusion des connaissances sur la systématique ; promouvoir la systématique dans ses aspects théoriques et pratiques au sein de la recherche et de l’enseignement… représenter la systématique auprès des pouvoirs publics et des organismes nationaux et internationaux publics et privés ».
3.3.1. Représenter et revendiquer
Première action forte de la SFS envers les pouvoirs publics, une motion demandant un soutien institutionnel pour la discipline est envoyée au Ministère en 1987, après avoir recueilli « plus de 1 600 signatures de chercheurs, d’enseignants et d’enseignants-chercheurs, et avoir reçu le soutien d’éminents scientifiques, dont deux prix Nobel français » (SFS, 1989). Néanmoins, les autorités ne donnent aucune réponse à cette action. Le Livre Blanc, annoncé dès la fondation, ne sortira qu’en 1989 après de nombreuses consultations et discussions internes. Il constitue le premier portrait de la discipline et restera longtemps la référence fondamentale pour tous ceux qui se reconnaissent dans cette identité-projet et comptent la défendre. Il est solennellement adressé aux pouvoirs publics et rappelle en préambule les revendications de la SFS (défense identitaire et politique à long terme).
D’autres actions pour publiciser la cause, influencer les « décideurs » et enrôler de nouveaux porte-parole sont organisées, demandant à chaque fois un intense investissement de la part du Conseil de la SFS. Le 15 avril 1994, les membres du Conseil parviennent à organiser par exemple une journée « Systématique Agenda 2000 » à l’Académie des Sciences et à attirer ainsi la presse non spécialisée, afin de diffuser la question de la crise démographique de la systématique et le problème du « handicap taxonomique ». En 2000, ils parviennent aussi à orchestrer une présentation du nouveau rapport sur l’état de la systématique commandé par la prestigieuse Académie des Sciences (Tillier et al., 2000)41. Ceci contribue, en parallèle des mobilisations internationales qui se multiplient depuis 1990 et à la diffusion de l’impératif de conservation de la biodiversité, à transformer l’image de la discipline auprès de la communauté scientifique et de l’administration, à mettre sur l’agenda la nécessité de préserver sa capacité, et à satisfaire le besoin de reconnaissance de la nouvelle génération mobilisée.
L’action focalisée sur les cursus scolaires est bien relayée, mais celle vers les journalistes et vers le grand public reste assez velléitaire. Une mini-cellule de presse est chargée un temps de rendre plus percutantes les prises de parole de l’ensemble des membres (Bulletin SFS, n° 22, 1999). Mais ce type d’action reste très peu pratiqué collectivement, à l’image du MNHN qui ne se dotera d’une véritable politique de communication qu’à la fin des années 2000.
3.3.2. Se grandir : l’utilité universelle de la systématique
À l’articulation entre mobilisation interne et externe, on retrouve le travail de cadrage visant à donner une image unifiée, une même manière de se présenter et de présenter « la cause ». Le processus de montée en généralité s’appuie sur l’intérêt général afin de « se grandir » et d’éloigner toute suspicion de défense d’un intérêt étriqué voire corporatiste.
Un argument classique de ce type de mobilisation est de montrer combien la grandeur de la France est gravement menacée dans un domaine où elle a pourtant une légitimité historique et des ressources enviées dans le monde entier42. Ce cadrage reste secondaire car c’est la liste des utilités de la discipline qui est mise en avant. En lien avec le cadrage dirigé vers les pairs, cette utilité est d’abord scientifique : la systématique est présentée comme une base de la recherche en biologie qui propose ses hypothèses évolutives, et offre à toutes les autres disciplines un langage, une nomenclature et une métrologie. À partir du rapport américain Systematic Agenda 2000, un nouvel argument est régulièrement repris en France : face à la crise environnementale et au changement climatique, les systématiciens seraient capables de construire des « scenarii prédictifs » à partir des comportements de certaines espèces…
La SFS met en avant l’utilité sociale en présentant tous les domaines qui utilisent la discipline, parfois même sans le savoir. La grande expression devient alors celle de « services taxonomiques ». Elle est utilisée pour la conservation de la biodiversité, en collaboration avec les biologistes de la conservation et les écologues, mais peut concerner une multitude d’utilisateurs non scientifiques (l’État, les communautés locales, les entreprises, les gestionnaires d’aires naturelles avec les bio‑indicateurs, les agriculteurs pour la lutte biologique ou la sélection de semences, les médecins pour les vecteurs de virus, etc.)43… L’utilité de la systématique pour « le développement du Tiers-Monde » (Sasson, 1993) est aussi mise en avant, vu la très grande richesse des collections tropicales en France.
À partir du milieu des années 1990, profitant de la fenêtre d’opportunité ouverte par la CDB, la montée en généralité qui s’impose redonne une grande valeur intrinsèque à la diversité des êtres vivants sur terre44. L’argumentaire associé à la crise de la biodiversité est pourtant peu présent dans les premières publications de la SFS centrées sur les enjeux scientifiques internes et les moyens à mobiliser vers l’extérieur. Comme le montrent les journées annuelles et les publications45, le discours est par contre incorporé tardivement dans les années 1990 au sein de la discipline, renforçant son argumentaire sur sa légitimité sociale. Un nouveau cadrage se construit alors, repris dans nombre de documents à l’étranger comme en France : les systématiciens sont « une espèce menacée » (Tillier, 2000), en voie de disparition (Buyck, 1999 ; Pearson, Hamilton et Erwin, 2011 ; Wagele et al., 2011). Alors que les systématiciens regrettent « leur mauvaise image », le rapprochement avec les espèces menacées dotées au contraire d’un fort capital symbolique leur permet, par capillarité, de bénéficier d’« un vent de messe ». Dans ce processus de politisation, les systématiciens deviennent les porte‑parole des espèces, et la fragilisation des premiers trouve une métaphore populaire mais aussi une gravité redoublée dans la crise des secondes.
Mais il est possible de voir dans le discours institutionnel de la SFS certaines zones de non-dit ou d’invisibilisation des sujets qui fâchent, en particulier liés à la CBD (partage des bénéfices, biopiraterie, etc.)46. Plus précisément, les scientifiques évoquent les entraves liées à la CBD qu’ils rencontrent dans leurs pratiques de collecte lors des débats internes des Journées annuelles, mais ils sont peu « cadrés » en termes politiques et surtout pas relayés vers l’extérieur. On voit transparaître un double standard entre le « cadrage » instrumental produit pour défendre la discipline (Conservation de la biodiversité, développement des pays du Sud) et celui qui est produit en interne lorsqu’il s’agit de discuter entre membres de la SFS.
4. Inscriptions institutionnelles et essoufflement de la mobilisation
4.1. Une « success story » ? Nouvelle structuration institutionnelle
La SFS est très vivante durant les années 1990. Portée par les dynamiques internationales autour de la biodiversité, elle parvient en effet à mobiliser à partir du Livre Blanc de la Systématique de 1989, avec certaines avancées institutionnelles mais peu de reconnaissance de l’identité de systématicien.
4.1.1. Visibilité et concentration des systématiciens
Plusieurs créations tendent à montrer que cette mobilisation a réussi et que la systématique est parvenue à acquérir une certaine existence institutionnelle dans le paysage français avec quelques rares mais solides alliés47. Au Collège de France, la leçon inaugurale d’A. de Ricqlès (1996) marque une nouvelle reconnaissance pour la systématique après une longue éclipse par les autres spécialités plus récentes de la biologie48. Dans les sections du CNU, la présence de la systématique (et de la taxonomie) reste modeste vis-à-vis de spécialités qui ont leur propre section mais les systématiciens et la SFS en particulier ont veillé à ce que quelques-uns des leurs soient présents en section 67 « Biologie des populations et Écologie »49, et 68 « Biologie des organismes »50 (qui gère les qualifications spécifiques au Muséum). Au CNRS, où il existait au départ une section de botanique et une de zoologie, les changements de découpages ont été nombreux, accompagnant la progressive multiplication des sections en biologie51. Après une courte apparition dans les années 1980, ce n’est qu’en 2004 que la systématique parvient à être un peu mieux reconnue, au sein de la section 29, « Biodiversité, évolution et adaptations biologiques : des macromolécules aux communautés »52. Ensuite, la création d’un groupe de travail « Systématique et Taxonomie » au sein de l’Institut Français de la Biodiversité (2000), puis de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité a permis de continuer les actions de lobbying en faveur des postes53 et a provoqué beaucoup d’espoirs mais finalement assez peu d’initiatives concrètes (Bourgoin et Silvain, 2008 ; Silvain et al., 2009).
Le MNHN, qui avait longtemps gardé son image d’institution vieillotte et repliée sur les anciennes colonies et les collections, sort renforcé des évolutions de la période 1985-2000. En effet, plus de 30 % de ceux qui se revendiquent systématiciens y sont en poste, alors qu’ils tendent en revanche à devenir rares au CNRS54 et dans les Universités. Un second pôle émerge rapidement autour de l’IRD et du pôle Sciences de la vie de Montpellier.
Deux autres éléments marquent la place prise par la systématique au MNHN. La création, en 2001, d’un nouveau département « Systématique et évolution » regroupant plusieurs UMR au sein même du MNHN est fondamentale ; elle donne pour la première fois à la discipline une reconnaissance au plus haut niveau55. Ce département, résultat d’une intense mobilisation interne au MNHN, marque la centralisation institutionnelle de la systématique au MNHN, comme centre de réseau puisque le nouveau département regroupe en fait des équipes de nombreuses institutions – CNRS, IRD, UPMC. Toujours au MNHN, en collaboration avec l’UPMC, est créé au sein du master « Sciences de l’Univers, Environnement, Écologie » un parcours intitulé « Systématique, Évolution, Paléobiodiversité » où est enseignée la dimension scientifique de la discipline. Par ailleurs, l’enseignement de la systématique est implanté légèrement dans une demi-douzaine d’universités56, même si la capacité de recherche y est par contre très affaiblie. Cette baisse des universités dans ce domaine, face aux grands musées qui ont du mal à garder une connexion avec ces dernières, est une caractéristique partagée par les anciens pays dominants57. La systématique est présente dans plusieurs institutions en Île-de-France mais de manière moins centrale et souvent en partenariat. À l’Université d’Orsay, la systématique avait et garde une place à travers la dimension génétique dans certaines équipes et le Master « Écologie, Biodiversité, Évolution »58. La systématique est présente aussi à des degrés divers dans trois écoles doctorales59.
Ce mouvement de mobilisation lancé par la SFS a également des effets sur la structuration de réseaux et la canalisation de ressources à une autre échelle.
4.1.2. Une nouvelle place dans la « big science » internationale
La mobilisation de la SFS a également tenté d’avoir une action directe sur le financement de la recherche et certains de ses membres éminents comme S. Tillier ont parié à la fois sur la création de « grands équipements » et sur l’européanisation des politiques scientifiques.
Le MNHN est ainsi la « tête de pont » d’une série d’initiatives qui changent l’image de la systématique et lui donnent accès à certains guichets importants de financement scientifique. Ainsi, à la suite de la mobilisation pour le livre blanc en 1989, est financée une Structure Fédérative Commune : les services communs de biosystématique (1992/93, MNHN, UMPC, Paris Sud, Lyon 1, Montpellier 2), puis un Réseau National de Biosystématique (1994/98, coord. MNHN) qui permet le financement de projets en phylogénie moléculaire. Ces deux structures permettent une présence institutionnelle nationale, la participation aux appels d’offres à gros budget d’où elle était précédemment exclue, et le développement de collaborations au sein d’un milieu très fragmenté autour de nouvelles infrastructures de technologies moléculaires. L’innovation technologique au service de la recherche moléculaire a donc servi à donner une nouvelle présence collective et institutionnelle à la discipline.
La seconde dynamique qui a permis à la discipline de se grandir et d’obtenir de nouveaux alliés a été de monter des projets européens. Le MNHN est ainsi devenu le point focal d’une série d’initiatives internationales qui ont suivi la dynamique en faveur de la CDB et les mobilisations internationales en faveur de la systématique. Si cette position obéit à une certaine tradition (par exemple la relation avec l’UICN) et reste souvent peu relayée auprès de l’ensemble de la communauté nationale, la nouveauté est justement de mettre au centre la systématique et les collections.
Au niveau européen, une forte dynamique se met en place autour des financements de l’Union européenne et de l’European Science Foundation. DIVERSITAS a constitué une première structuration européenne des systématiciens. De 1994 à 1996, elle soutient le réseau Systematic Biology chargé de mobilisation interne et de lobbying qui aboutit, après quelques réunions, newsletters et plusieurs rapports, à la création du CETAF (Consortium of European Taxonomy Facility, 1996), puis lors du 6e PCRD à EDIT (European Distributed Institute of Taxonomy 2006-2011), qui rassemble douze pays, 29 des principales institutions européennes de systématique (mais aussi USA et Russie). Ce projet de près de 12 millions d’euros, coordonné par S. Tillier au MNHN, facilite la circulation de connaissances et permet un travail cumulatif pour la mise en ligne des fruits du travail des systématiciens, en particulier en ce qui concerne l’informatisation des collections et la contribution à la « cybertaxonomie ». Notons que l’objectif prioritaire affiché est de « réduire la fragmentation et de transformer la taxonomie en une science intégrée »60.
Au niveau international, le MNHN est également le point de référence des différentes initiatives concernant la biodiversité : point focal de la CDB, du GBIF, de la Global Taxonomy Initiative, puis d’une multitude d’initiatives de gestion des données numériques, en particulier sur le barcode (CBOL, MARBOL, etc.). La participation dynamique à ces projets internationaux illustre bien l’existence institutionnelle nouvelle de la « systématique ». Cette mobilisation et ces nouvelles inscriptions ont en effet produit un (certain) changement d’« image » de la discipline : les inventaires et collections ne sont plus systématiquement dépréciés.
4.1.3. Une systématique sans systématicien ?
Première limite à ce renouveau : très peu de chercheurs se sentent et se présentent comme « systématiciens », car les recrutements et évaluations dévalorisent cette identité ; même la majorité des chercheurs de la SFS ne l’ont pas comme discipline principale et participent d’ailleurs à d’autres sociétés savantes61. L’immense majorité se présente donc sous des identités disciplinaires plus « anciennes » (botaniste, entomologiste, virologiste, paléontologue) ou plus prestigieuses aujourd’hui (généticien, moléculariste, écologue, bioinformaticien, etc.). Les discussions au sein de la SFS font ainsi référence à l’existence de nombreux « crypto‑systématiciens », c’est-à-dire des chercheurs qui ont des compétences dans ce domaine et les exercent efficacement mais, de peur d’être dévalorisés, sans les mettre en avant (seulement 126/317 déclarent la systématique en tant qu’activité principale d’après l’enquête interne de 2000).
Les discussions sur l’identité sont récurrentes depuis les origines de la SFS mais ne font toujours pas consensus et les plus jeunes s’en désintéressent… Aujourd’hui cependant, les clivages internes ne sont plus les mêmes et se sont affinés62, même si la division par taxon reste forte (« Je fais des poissons pas des insectes ! ») et même si, au sein des entomologistes par exemple, les compétences sont très hétérogènes.
Un topos s’est mis en place avec les écrits de Vernon (1993), repris par le « Systematic Agenda 2000 », avant de se diffuser au niveau international comme au niveau français : la systématique serait divisée en deux, la taxonomie descriptive d’un côté, la biosystématique, articulée aux dernières avancées de la biologie de l’autre. Malécot (2007) et May (2008) sont deux exemples radicaux de cette tendance. C’est dans la lignée de ces redéfinitions des frontières internes et externes de la discipline que tend à s’imposer une division tripartite phylogénie/taxonomie/systématique dont les trajectoires sont divergentes. La phylogénie, troisième terme il y a vingt ans, est devenue le plus important en termes scientifiques. La réussite de la cladistique, qui a motivé la fondation de la SFS au début des années 1980, marque l’inscription institutionnelle de son projet. La phylogénie est ce qu’on peut tout à fait appeler une « science normale », puisqu’on la retrouve comme base des projets scientifiques des autres disciplines biologiques63. Plus large, la « systématique, souvent rebaptisée « biosystématique évolutive » a ainsi été profondément transformée64. La mobilisation en faveur de la discipline a permis une revalorisation symbolique et la création de programmes d’infrastructure à grande échelle, mais la discipline reste cependant très peu reconnue comme autonome dans le champ scientifique, si ce n’est dans les institutions possédant les grandes collections. Enfin, le troisième et plus ancien volet de la discipline, la taxonomie, requalifiée de manière restrictive « alpha‑taxonomie » a été marginalisée dans l’arène scientifique65. Malgré la reconnaissance du handicap taxonomique dans le régime de la biodiversité, il existe une forme contradictoire de valorisation-dévalorisation de la taxonomie qui finit par déboucher sur des solutions technologiques comme seule réponse possible au problème de recrutement depuis 35 ans66 (digitalisation des collections, barcoding et autres méthodes d’identification, soutien aux amateurs et aux para‑taxonomistes).
Le cadrage biodiversité a, comme on l’a vu, progressivement dominé la manière de présenter vers l’extérieur la systématique et il a donc permis des gains institutionnels. Deux principaux effets pervers de cet encastrement dans le régime de la biodiversité sont cependant notables : la dure concurrence des autres disciplines, en particulier de l’écologie, et l’instrumentalisation qui lui fait perdre l’autonomie de son questionnement. Les grands rapports français sur la biodiversité ont donné beaucoup moins d’importance à la systématique en elle-même qu’en Angleterre 67 et les appels d’offre de la FRB illustrent en partie ces tendances68. Les porte-parole de la SFS insistent sur le grave risque que connaît la discipline de n’être plus qu’une technique d’identification au service des autres sciences69. Par ailleurs, le régime initié par la CDB a créé des conditions de plus en plus restrictives et encadrées qui modifient la pratique des collectes scientifiques. La politisation de cet « accès et partage des avantages » tend à faire assimiler les scientifiques à des biopirates70. Afin de riposter, des membres de la SFS ont contribué, par une mobilisation associant des muséums américains, allemands et français, à faire voter lors de la Conférence de Nagoya en 2011 l’existence d’une modalité de « collecte à visée non commerciale » à la législation assouplie.
Après des années où la SFS avait été portée par un certain optimisme, le motif de la crise de la systématique revient en force dès l’année 2000, les quelques gains en termes d’institution et d’image n’ayant pas réussi à véritablement repositionner la discipline, ni, surtout, à endiguer la chute des recrutements71, face à une concurrence féroce entre sous-disciplines de la biologie.
4.2. La systématique a-t-elle besoin de la SFS ?
Cette question est explicitement posée – ironiquement – aux Journées annuelles de la SFS (Barriel, 2011), et on verra que la SFS semble en effet arriver à la fin d’un cycle de mobilisation et être dépassée par les arènes européennes et mondiales.
4.2.1. La perte continue de capacité mobilisatrice de la SFS
La SFS semble bien en perte de vitesse depuis 2000 et la présentation du rapport à l’Académie des Sciences le montre : les fondateurs disparaissent, les cadres intermédiaires sont débordés et les jeunes peu intéressés. Beaucoup de jeunes motivés ne trouvent pas de postes et finissent par s’éloigner de la communauté. Le nombre de membres s’étiole continûment et la société semble depuis dix ans vivre à un rythme indolent. Les radiations se multiplient pour cause de non-paiement de cotisations et les AG se dépeuplent, même si les éditos du Bulletin de la SFS renouent avec un ton plus militant à la fin de la décennie.
L’analyse des membres de la SFS illustre une concentration à la fois géographique et institutionnelle : le MNHN et l’IRD connaissent une croissance nette et toutes les autres appartenances sont en forte baisse. Plus important encore : forte croissance des plus de 60 ans et baisse des 30‑50 ans, augmentation du nombre de professeurs et directeurs de recherche, baisse des maitres de conférences et plus encore des personnels techniques. Le phénomène s’observe également du point de vue de la production académique : le MNHN devient largement hégémonique en France au cours de la décennie 2000, ce qui semble le fruit des structurations de la décennie précédente. L’analyse de la composition du Conseil de la SFS montre également que ce tropisme noté à la fondation s’est accusé : les trois quarts des membres sont du MNHN et si le président ne l’a pas toujours été, les autres postes de responsabilité sont quasi monopolisés par eux.
On voit donc réellement un cycle de mobilisation commencer lors de l’arrivée d’une nouvelle génération (en particulier au MNHN) qui a accompagné les transformations technologiques, l’ancrage dans le régime de la biodiversité et le recentrage sur le MNHN. Ce cycle se termine avec la normalisation du paradigme hennigien72 et l’arrivée d’une nouvelle génération dotée de nouveaux objectifs. L’analyse de la participation à la SFS permet de mesurer sa force mobilisatrice. On constate ainsi que l’effet mobilisateur (membres, votants, participants aux AG) atteint son acmé autour des années 1991-1992 et chute fortement dans les années 2000 (Figure 6). La SFS connaît aujourd’hui une crise sévère.

Corpus WoS. Publications annuelles avec au moins un auteur français / publications annuelles.
Crédits : Barrel, 2011
Pour quelles raisons la mobilisation s’est-elle essoufflée ? Ne serait-ce pas lié à l’internationalisation des carrières et des mobilisations ?
4.2.2. Une mobilisation toujours plus européenne et mondiale
La perte de la mobilisation de la SFS peut s’expliquer par le déplacement des enjeux vers le niveau européen, à travers une émulation avec les projets et financements des États‑Unis 73. Il est clair que les nombreux projets d’infrastructure se construisent bien à ce niveau ; et que, malgré le rôle du CETAF puis d’EDIT hébergés au MNHN, la France n’a plus vraiment le leadership. L’arène européenne est aussi un lieu de concurrences nationales pour les ressources, chacun voulant prendre la tête, chacun se comparant aux autres74. Durant les années 1991-93 quelques membres du Conseil de la SFS ont travaillé à un projet de création de la Societas Internationalis Biosystemica (SIBIOS) qui n’a finalement pas abouti75. Les Allemands ont été la cheville ouvrière d’un projet (BioSystEU) qui, lui, a abouti en 2006. Celle-ci reprend les objectifs de mobilisation de la SFS à un niveau européen mais en mettant au cœur les systématiciens plutôt que les institutions de la systématique76.
L’idée d’un cycle de mobilisation semble corroborée par la vague plus tardive de création d’alter-ego de la SFS dans différents pays européens (1996 : Society of Australian Systematic Biologists (Australie), 1998 : Gesellschaft für Biologische Systematik (Allemagne), 1999 : Afrique du Sud, 2002 : Network of Biological Systematics (Autriche), 2005 : Swiss Systematics Society (Suisse), 2008 ; Swedish Systematics Association (Suède) et prochainement en Espagne et Italie) Hormis la société anglaise, toutes ont donc été créées après la WHS en 1980 et toutes, sauf la suédoise, prennent un sigle faisant référence à un clade, comme la SFS77. Il semblerait que ces sociétés, devenues presque une évidence dans chaque pays et rassemblées dans le BioSystEU, soient aussi le signe d’une certaine normalisation de la systématique évolutive, à l’image de l’investissement institutionnel de l’Union européenne.
Parallèlement, la SFS semble dépassée par la rapide internationalisation des carrières et des mobilisations. Quatre phénomènes concomitants illustrent ce débordement.
Tout d’abord, depuis le début des années 1980, les carrières individuelles des biologistes français se sont massivement internationalisées. Les jeunes n’ont guère d’intérêt pour des publications en français et des sociétés se réunissant au niveau de la France. La langue des publications de la SFS devient donc un thème de débat. Les sociétés savantes sont de manière générale peu investies par les nouvelles générations devant surveiller constamment leur facteur d’impact. Leurs réseaux de publication et leurs sociabilités professionnelles sont fortement internationales78 et le post-doctorat à l’étranger devient majoritaire, même en systématique.
Deuxièmement, étant donné la taille restreinte de la communauté française et les mécanismes plus généraux de construction de carrières, certains individus ont tendance à se spécialiser dans le rôle de médiateur international et les connexions internationales sont souvent ténues. Les réseaux internationaux de la mobilisation de la SFS dépendent ainsi de quelques individus et pas d’une véritable dynamique de groupe79.
Troisièmement, les grands programmes financés par les Américains à partir du Systematic Agenda 2000 ont pris tout de suite une échelle globale et ont été suivis dans la plupart des pays, en phylogénétique (par exemple Assembling the Tree of Life), pour les descriptions d’espèces et les inventaires de biodiversité et de collections (Planetary Biodiversity Inventory), les bases de données (Species 2000) et pour la formation de jeunes taxonomistes (Partnerships in Enhancing Expertise in Taxonomy). Avec les grandes initiatives de type GBIF, et autres programmes liés aux bases de données et au barcode, les initiatives de mobilisation de la systématique s’organisent de plus en plus au niveau global, moins au niveau national.
Enfin, la géopolitique de la systématique a beaucoup changé, en particulier avec l’émergence des BRICS, même si d’autres pays du Sud restent totalement marginalisés (à l’exception de l’Afrique du Sud). Le discours de la crise de la systématique est en partie faussé par l’évolution des spécialités (on a moins besoin de vertébristes) et surtout par l’émergence d’une capacité de description d’espèces dans des pays comme le Brésil et la Chine alors que la place relative de la France dans les publications est en baisse (Figure 7) corroborant Tancoigne (2011).

Source : WoS, moyenne lissée sur trois ans80
5. Conclusion
Revenons à présent sur les deux problèmes que nous avons soulevés : la question de la continuité d’une discipline aussi vieille que la taxonomie et l’hypothèse que les mobilisations de scientifiques pour faire exister leur discipline sont la bonne entrée pour comprendre son renouveau.
L’idée d’une continuité depuis Linné correspond à une perspective d’histoire très intellectuelle souvent cultivée par les praticiens de la systématique. Défendre cette continuité – ou au contraire la renier participe en fait aux luttes pour faire exister la discipline. Chaque discipline tente d’exister comme communauté de récit d’origine et communauté de promesse (Meyer et Molyneux-Hodgson, 2011). La systématique – avec ses soubresauts, son retour si exceptionnel d’une légitimité à la fois scientifique et politique à la fin du vingtième siècle, après une si longue période de disgrâce – est un bon contre-exemple pour ceux qui ne voient dans l’histoire des sciences qu’une division progressive des savoirs selon la figure unilinéaire de l’arbre. Cette dynamique ne peut être pensée sans les transformations de l’ensemble de la biologie et sans les efforts de ses membres pour la faire exister : chaque « discipline » est toujours aussi un lieu d’élaboration d’un récit « local » sur l’histoire générale de la connaissance.
Suivant qu’on insiste sur l’inscription institutionnelle, les équipements, ou les modes d’explication, la question de la continuité de la discipline se pose à chaque fois différemment. La question de l’identité disciplinaire est plus épineuse encore car l’attachement à l’histoire naturelle, aux organismes, à la révision des collections81 dans l’ambiance surannée des muséums ne suffisent pas à former une identité disciplinaire revendiquée. Ces éléments donnent une continuité à des modes d’appartenances qui se sont transformés : les jeunes intéressés par la systématique sont pour la plupart liés à d’autres disciplines de la biologie et partagent un fort ethos de scientifique de standard international. Simultanément, la plupart des étudiants qui viennent à cette discipline le font aujourd’hui par intérêt pour la préservation de la biodiversité et non plus comme c’était le cas parce qu’ils sont collectionneurs de telle ou telle famille.
La mobilisation des scientifiques pour faire exister la discipline a constitué la principale entrée de cette étude. On peut bien sûr lui reprocher d’adopter un point de vue élitiste sur la pratique scientifique, focalisé sur les groupes mobilisés, labiles, parvenant à imposer leurs labels à la division organisationnelle, et qui laisse dans l’ombre la masse des producteurs de connaissance en systématique et la diversité de leurs « communautés de pratiques »82. Cette approche a pourtant trois grands avantages pour comprendre qui sont les systématiciens.
D’une part, l’histoire de cette mobilisation est assez exceptionnelle puisque les scientifiques les plus mobilisés ont pu combiner durant les années 1980 à la fois une mobilisation interne issue d’une refondation paradigmatique, les ressources intellectuelles issues de la biologie moléculaire et de nouveaux équipements technologiques, tout en parvenant à profiter d’une fenêtre d’opportunité politique au sein du régime de la biodiversité. L’entrée par les mobilisations permet ainsi de saisir comment s’articulent ces facteurs hétérogènes (renouveau intellectuel, nouvelles technologies, « contexte politique ») pour expliquer la transformation de la discipline sans juxtaposer des modes d’explication de statut différent.
D’autre part, les sociétés savantes illustrent parfaitement l’importance de cette politique des disciplines (particulièrement intéressante pour les reconfigurations au sein de la biologie depuis trente ans), ainsi que les dynamiques nationales/internationales au sein du champ scientifique. La chronologie des naissances de sociétés nationales marque par exemple la première diffusion internationale de la systématique (cf. sociétés linnéennes), illustre ensuite sa fragmentation (sociétés de zoologie et de botanique, puis d’entomologie, d’herpétologie, d’ichtyologie tropicale, etc.), puis les concurrences au sein de la biologie (sociétés de biologie cellulaire, puis moléculaire, voire d’écologie, de biologie évolutionniste ou de biologie de la conservation) avant de montrer le cycle de diffusion de la nouvelle systématique avec la création de la WHS en 1980, la SFS en 1984, à la fois par européanisation (Société Européenne de Systématique) et internationalisation de la discipline (vague de création de sociétés nationales de systématique depuis la fin des années 1990)83. On a vu que les experts internationaux formant une communauté épistémique au sein des arènes internationales avaient finalement une action proche de celles d’une société savante comme celle de la SFS : la proposition de solutions à la crise environnementale étant toujours liée à une défense plus corporatiste de la profession de systématicien. La mobilisation collective des scientifiques semble prendre toujours la forme d’une tentative pour influencer l’agenda politique tout en défendant un certain périmètre de savoirs sur lequel se fonde la légitimité de son intervention.
Le troisième intérêt de cette approche par les mobilisations a trait à l’approche multi-niveaux permettant à la fois de mettre au jour les phénomènes de diffusion internationale et les spécificités des trajectoires nationales. Plus précisément, cette approche passant d’une focale internationale (partie I), à une focale nationale, avant de revenir (partie III) aux dynamiques des arènes internationales, a permis de mettre en lumière, pour la dernière période, une forme de convergence de plus en plus forte des champs scientifiques nationaux, à travers le renforcement des dynamiques transnationales de chaque discipline. Les visages nationaux de la systématique se ressemblent à présent beaucoup : mainstream de l’approche phylogénétique, dualité entre systématique évolutive et services taxonomiques, cadrage « biodiversité » pour les relations avec les autres disciplines et le public, importance des projets européens et internationaux, société nationale de systématique. Le cas français est particulièrement intéressant parce qu’il présente une trajectoire où la discontinuité institutionnelle de la discipline est particulièrement visible, comme l’est ensuite l’articulation entre diffusion de la cladistique, nouvelles ressources informatiques, encastrement dans le régime biodiversité. Cette étude suggère que la systématique naît en France au début des années 1980. En effet, toute inscription institutionnelle unitaire (ne se résumant pas à une addition de labels existants : zoologie, botanique, entomologie, malacologie, etc.), étant absente avant cette mobilisation, cela invalide donc l’idée d’une systématique qui existerait continûment depuis Linné. En France plus qu’ailleurs, la systématique est vraiment une nouvelle discipline. Cette approche met en lumière un cycle de mobilisation des systématiciens qui suit la diffusion de la cladistique jusqu’à sa transformation en « science normale » ; se définit ainsi une génération militante dont le remplacement actuel souligne la spécificité : les jeunes n’ont plus la même socialisation ni le même projet.
Les effets de cette mobilisation exceptionnelle sont également intéressants : ni les ressources internes au champ scientifique, ni celles externes du champ politique n’ont pu être captées de manière durable. La fenêtre d’opportunité des arènes de la biodiversité où ils se présentent, équipés de la cybertaxonomie, comme les porte-parole des espèces, n’a servi qu’à « re‑labelliser une pratique dominée », au sein d’un régime lui-même dominé, sans changer la situation structurelle de la discipline84. Pourtant, la profonde transformation/création et le nouveau cycle de mobilisation qu’a connu la discipline a bien transformé l’identité de systématicien et a permis à la discipline d’entrer dans le vingt et unième siècle…
“Disciplines are political institutions that demarcate areas of academic territory, allocate the privileges and responsibilities of expertise, and structure claims on resources. They are the infrastructure of science, embodied in university departments, professional societies, and informal market relationships between the producers and consumers of knowledge. They are creatures of history” (Kohler, 1982).
La communauté épistémique est définie comme “a network of professionals with recognised expertise and competence in a particular domain and an authoritative claim to policy relevant knowledge within that domain or issue-area” (Haas, 1992). L’intérêt de la notion est de faire le lien entre projet politique et socialisation scientifique commune. (Meyer et Molyneux-Hodgson, 2011) On reviendra en conclusion sur cette distinction.
https://sfs.snv.jussieu.fr/ et http://lis.snv.jussieu.fr/sfs/old/ pour l’ancienne version. Peu d’archives en ligne.
Livre Blanc de la Systématique (SFS, 1989), rapport sur « la biodiversité et la préservation du patrimoine génétique » (Chevallier, 1992), rapport « La Biodiversité : l’autre choc ? l’autre chance ? » (Laffitte et Saunier, 2007), rapport à l’Académie des Sciences (Tillier et al., 2000) et la prospective scientifique de la FRB (Silvain et al., 2009).
Plus rare parmi ces historiens « internes », Yoon (2009) en fait une pratique universelle qui ne trouve son statut scientifique qu’à partir de la taxonomie numérique et surtout de l’intégration de l’analyse phylogénétique de l’évolution de Heinnig (1970-80’s).
Paris (1797), Londres (1788), Australie (1874) et Suède (1917).
Société Entomologique de France (1832), Société Botanique de France (1854, Acta Botanica Gallica), Société Zoologique de France (1876, Bulletin de la Société Zoologique de France), Société mycologique de France (1884), International Society of Zoological Sciences (1889, Integrative Zoology)…
Ce nouveau paradigme provoque un vif débat sur la notion d’espèce (passage de l’essentialisme à l’évolutionnisme) et de classification qui s’intéresse alors aux relations de parenté entre espèces (phylogénie) remettant en cause les modes de description des objets et d’une certaine pratique taxonomique (Winsor, 1995).
Sokal, entomologiste et généticien quantitativiste, est d’ailleurs un habitué de l’ouverture de casus belli en science. Il se fera en effet connaître au travers de son canular ouvrant la « guerre des sciences » qui a secoué les sciences sociales durant les années 1990. Dans ces deux controverses, Sokal tente de remettre en cause les canons de l’objectivité utilisés par ces sciences (Debaz et Roux, 2007).
Elle classe les êtres vivants selon leurs relations de parenté dans un cadre évolutionniste. Elle repose sur la construction de groupes monophylétiques dits clades qui incluent un ancêtre commun et l’ensemble de sa descendance.
Alors que la phénétique adopte une position objectiviste, basée sur le calcul statistique de ressemblances globales (overall similarity) entre organismes à partir du plus grand nombre de caractères disponibles, la cladistique invoque l’analyse de parcimonie, c’est-à-dire la sélection et la pondération de caractères pertinents du point de vue d’hypothèses évolutives portées par le chercheur-interprète (Stuessy, 2009).
Après la guerre, le budget est restreint, une partie du personnel déporté (R. Heim par exemple), et les collections détruites, accompagné du retrait des terrains d’exploration habituels et du repli sur les collections (Senor, 2012).
Les taxonomistes tentent de perdurer tout en n’affichant pas explicitement leur activité au sein des Recherches Coopératives sur Programmes (RCP) et des laboratoires associés où elle se dilue parmi d’autres approches. Notons aussi que la discipline n’a pas d’existence directe au CNU. Voir partie 3 sur ce point.
La Society of Conservation Biology est d’ailleurs créée au moment du Forum de Washington. C’est « une discipline guidée par une mission » (Meine, Soule et Noss, 2006) : répondre à l’urgence environnementale.
Ainsi, E. O. Wilson, avant d’être sociobiologiste, chargé de collection au Muséum de Zoologie Comparative à Harvard, systématicien et biogéographe des fourmis, « a été infatigable dans ses appels à revitaliser la discipline moribonde de la systématique, à laquelle il a tant contribué » (Takacs, 1996). P. Raven est lui directeur du Missouri Botanical Garden depuis 1971 tandis que P. Ehrlich est un spécialiste très reconnu des papillons et un « soutien pugnace » de la taxonomie numérique (Hagen, 2001).
L’expression apparaît en tant que telle au début des années 1980 sous la plume d’Australiens (Taylor, 1983) qui pratiquent dès les années 1970 des enquêtes sur leurs capacités taxonomiques. La catégorie rejoint l’insistance de Wilson sur le besoin d’investir dans la formation et de Lovejoy ou Ehrlich sur la revitalisation par les technologies modernes.
Régime au sens donné par les théories des relations internationales, c’est un ensemble de normes, croyances, compréhension et règles d’action partagées autour desquels les attentes des acteurs convergent dans un domaine de relation internationale, un régime institue par ailleurs des interdépendances s’imposant aux acteurs (Hufty, 2003)
Cf. rapports américain (Black et US Task Force on Global Biodiversity, 1989), anglais (House of Lords, 1992) et marginalement français (Chevallier, 1992).
L’ONG créée en 1919 s’intéresse à la diversité biologique dès 1983 (Talal, 1992). Contrairement au passé, ses présidents à cette période sont sensibles à la biodiversité et plus ou moins à la taxonomie : Solbrig (1985 à 1988) écologue intéressé à la question taxonomique, Di Castri (1991-1994) écologue, Hawksworth (1995-1996) mycologue-lichenologue, Mounolou (1997-1999) agronome-généticien. Le comité exécutif comprend également dans les années 1990 des personnalités parties prenantes de la mobilisation évoquée ici : B. J. Huntley (94-97), P. Baas (97-2000), B. Dias (2004-2007) et L. Rodriguez (2009-2012).
Le Scientific Commitee on Problems of the Environment, ONG internationale fondée en 1969 par l’International Council for Science (ICSU) et hébergée par l’UNESCO à Paris, comprend un Comité de coordination sur la Biodiversité et les Fonctions Ecosystémiques depuis 1991 (http://www.scopenvironment.org/).
Programme international de recherche soutenu par l’IUBS, le SCOPE, l’UNESCO, l’ICSU et l’International Union of Microbiological Societies (IUMS).
Ce qui explique qu’elle « a souffert en ce qui concerne le financement des systèmes de recherche ainsi que dans les possibilités de carrière » ; « son dynamisme intellectuel, au cours de la dernière décennie, de plus en plus influent au sein de la biologie évolutive, n’a pas eu un impact suffisant sur la biologie dans son ensemble » (ASPT et al., 1991)
Le rapport propose un programme d’action à 25 ans, temps nécessaire à inventorier ce qu’il reste de biodiversité dans une perspective de conservation (Eshbaugh, 1995) axé sur la « formation et l’emploi de systématiciens professionnels » et « l’amélioration des infrastructures de recherche, en particulier celles accueillant des collections » (American Museum of Natural History, American Society of Plant Taxonomy, Society of Systematic Biologists et al., 1994)
Il s’ensuit l’organisation d’un réseau de Biologie Systématique au sein de la Fondation Européenne de la Science, ONG basée à Strasbourg associant 55 organismes de recherche fonctionnant comme un think-tank pour proposer une programmation scientifique. DIVERSITAS reprend aussi à son compte les conclusions du SA2K en se dotant d’un axe de travail consacré à la systématique (« Systematics : Inventory and classification of biodiversity ») également appelé « Systematics Agenda 2000 International ».
BioNET International est soutenu par le Gouvernement anglais, le National History Museum et CAB International puis avec le soutien financier de l’agence Suisse de Développement et de Coopération. L’ONG organise régulièrement les Global Taxonomy Workshop et structure des réseaux régionaux (Afrique, Caraïbes…) http://www.bionet-intl.org/opencms/opencms/resourceCentre/library/library.jsp.
Ce dernier est mis en place en 1996 au sein du Working Group on Biological Informatics de l’OCDE Megascience Forum qui mène une réflexion sur la coopération scientifique internationale. Pour répondre aux enjeux liés à la CDB, mais également au développement des biotechnologies et de la bioingénierie (OECD Megascience Forum, 1999), ce groupe de travail, piloté par J. Edward, très tôt impliqué dans la mobilisation, propose d’améliorer la compilation et l’accès des données.
Décision II/8 de la CdP « prie (…) l’organe subsidiaire* de se pencher, à sa deuxième réunion, sur le problème posé par la pénurie de taxonomistes, dont les services seront nécessaires pour assurer l’application de la Convention à l’échelon national, et de conseiller la Conférence des Parties à sa troisième réunion sur la manière de surmonter ce problème, en tenant compte des études existantes et des initiatives en cours, tout en adoptant une approche plus pragmatique qui consisterait à lier la taxonomie à la prospection biologique et à la recherche écologique sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique et de ses éléments constitutifs. »
*Organe Subsidiaire chargé de fournir des Avis Scientifiques, Techniques et Technologiques.
Initiative issue de l’atelier « Removing taxonomic impediment » organisé par le ministère australien de l’Environnement, la fondation McArthur, mais aussi des chercheurs, ONG et représentant des États, certains Museums, BioNET ou encore WWF toujours en interaction avec la CBD. La déclaration est ensuite validée par la Linnean Society et Diversitas lors de l’atelier « L’Initiative mondiale en matière de taxonomie : rapprocher la distance entre la découverte et la livraison » à Londres en septembre 1998.
29 événements (réunions, colloques, groupes de travail) avec liste de participants sur 38 identifiés dans le corpus documentaire jalonnant la construction de la GTI du Forum de Washington en 1986 au dernier Comité de Coordination de la GTI en 2011.
J Cracraft (1992-1993), M. Donoghue (1994-1995), J Savage (1995-1996), V. Funk (1998-1999).
« Dans son ensemble, la “Systématique évolutionniste” traditionnelle généralement admise dans le cadre de la Théorie Synthétique de l’évolution se révèle gradiste et donc non phylogénétique. À la suite de ce constat, il était clair, au début des années quatre-vingt, que tout “l’arbre du vivant” était à reconstruire rationnellement par la découverte de groupes monophylétiques, c’est-à-dire véritablement naturels. » Discours d’intronisation au Collège de France de de Ricqlès (1996) C. Dupuis, associé à B. Serra-Tosio, D. Goujet et R. Hoffstetter, est la cheville ouvrière de ce mouvement de diffusion d’Hennig en France mais aussi plus largement (Dupuis, 1984) à partir du début des années 1970 (de Ricqlès, 1989). Notons aussi que, conséquence de la crise de 1968, une réflexion plus critique est à la base de la mise en place d’enseignements de Systématique en 2e et 3e cycle dès 1975.
Bien sûr, il faudrait préciser que les premières assemblées et journées annuelles n’ont pas toujours lieu au MNHN mais en Province. Mais malgré ces tentatives pour sortir des murs, ce muséumo‑centrisme est une tendance fondamentale de la SFS. Au moins deux tiers des membres du conseil (18 membres) à part en 1998 et 1999, et plus encore de son bureau (8 membres env.) sont du MNHN ! Durant les premières années, les autres appartenances sont : Rennes, Lyon, Montpellier, ou Marseille (Station marine), Bureau des Ressources Génétiques. Le projet de sections régionales de la SFS est vite abandonné. Comparativement, dans l’enquête du livre Blanc (1989) : 118 sur 550 « systématiciens » sont au MNHN.
Statut de grand établissement, concours spécifiques de recrutement nécessitant eux-mêmes une qualification spécifique.
Au motif de la défense des disciplines alors dominantes (physiologie des organismes par exemple) ou par refus de changer leurs anciennes pratiques fragmentées par taxon.
L’opération est d’ailleurs délicate, en l’absence d’une véritable structuration institutionnelle, et différentes approches sont proposées, combinées, sans que l’on puisse dépasser la simple estimation. On retrouve d’ailleurs le même problème dans les enquêtes anglaises, toujours vues comme incomplètes : en 1998, le United Kingdom Sytematics Index recense 598 systématiciens au RU ; 360 en Allemagne… (www.cbd.int/doc/programmes/cro-cut/gti/gti-needs-uk.pdf. Voir les listes web index données par Tillier, 2000, p. 42.
L’enquête présentée dans le livre Blanc s’interroge sur l’identité disciplinaire des individus qui pratiquent la taxonomie (France 2000 : 65 % zoologie, 30 % botanique et 5 % virus, bactéries unicellulaires), sur leur institution d’appartenance, ou sur leur zone de travail (plus de la moitié s’avèrent « tropicalistes ») ; avec environ la même répartition quinze ans après (Tillier et al., 2000).
Terme désignant la pratique basique de la taxonomie consistant à décrire et nommer les spécimens.
Un corpus est créé permettant de définir un périmètre de publication en systématique (quelques revues explicitement transversales de systématique, des revues spécialisées par taxons et des revues plus généralistes mais considérées comme publiant régulièrement de la systématique). Sigogneau et Barriel utilisent les mots clés : Taxa ou Taxonomy/ie, Description, Phylogeny, Evolution, Systematics, Classification, Nomenclature (les trois premiers étant considérés comme presque suffisants : pas systematics !)), et un corpus de 422 revues internationales défini à partir de 23 spécialités disciplinaires, réduits en quatre classes avec treize « champs » disciplinaires (Zoologie>Biologie>Botanique>« autres »).
Ce nombre connaît des fluctuations lorsque la SFS se fait moins attractive (années 2000).
Ainsi le Bulletin de la SFS et les autres rapports répètent à l’envi que de nombreux scientifiques, pire, de nombreux « collègues », refusent toute scientificité voire toute utilité contemporaine à la Systématique. La lutte autour de l’image de la Systématique est donc un terrain important. Cette mobilisation autour de « la crise » – en fait un motif ancien de la communauté (Tancoigne, 2011) – prend forme justement au moment où la biologie moléculaire puis l’écologie fonctionnelle gagnent rapidement du terrain et marginalisent ceux qui pratiquent la systématique et l’alpha-taxonomie.
Certains journalistes vont bien se déplacer mais la couverture médiatique est décevante. Des exemplaires du rapport sont alors envoyés à divers membres de l’Académie et des Ministères, ainsi qu’à de grands scientifiques, avec quelques signes d’encouragement en retour... (Bulletin SFS, n° 26, 2001).
Cet argument est largement mobilisé, ainsi que son pendant : les Américains sont en train de réinvestir massivement ce domaine. Voir par exemple le nombre de références aux États‑Unis dans l’introduction au rapport à l’Académie (Tillier et al., 2000).
On renvoie en particulier au Biosystema, n° 8 « Systématique et société » (1993), mais le Livre Blanc et le Rapport à l’Académie des Sciences présentent aussi cette liste de domaines utilisant la Systématique.
La diversité spécifique étant le niveau le plus populaire de cette biodiversité, l’objet central des statisticiens devient alors la base d’une nouvelle métrologie (nombre total d’espèces sur terre, nombre d’espèces menacées, nombre d’espèces à découvrir, etc.), qui se trouve en bonne place sur l’agenda politique mondial.
Seules quelques mentions sont par exemple faites dans la Livre Blanc (première occurrence dans l’éditorial d’A. Dubois, prés. de la SFS dans l’édito du Bulletin n° 8 en 1990 de Wilson (1985), puis l’édito du n° 10 en 1992). Les journées annuelles donnant lieu à la publication d’un numéro de Biosystema, les titres se succèdent ainsi en une quinzaine d’années : « Systématique et Biodiversité » (1994), « Systématique et Biologie de la Conservation » (1998), Journées d’étude en 2005, « Les systématiciens et la crise de la biodiversité » (2005), « La biodiversité a-t-elle besoin de la systématique ? » (2010) On renvoie aux numéros de Biosystema correspondants : le n° 13 édité en 1995 puis réédité en 1998, le n° 17 en 1999 (plus explicitement nommé « Biodiversité et conservation : approche de la Systématique ») et le n° 25 « Linnaeus et Biodiversité » en 2008).
On verra dans la partie suivante que la défense d’une modalité scientifique de collecte à la CDB émerge. À l’inverse dans l’introduction/Synthèse du rapport à l’Académie des Sciences (2000), les besoins des pays du Sud sont cités – de manière tout à fait exceptionnelle – sept fois en sept pages !
Par exemple le soutien discret mais très efficace d’A. Adoutte au CNRS/Paris11/Institut. (entretien Tillier, et Colloque « Hommage à André Adoutte » 17 et 18/10/2002 dans Bulletin SFS, n° 29, 2003).
Cf. la création de cette « Chaire de Biologie historique et Évolutionnisme », occupée par de Ricqlès, fondateur de la SFS. Leçon inaugurale du 6 mai 1996, « … Heureuse flamme du Naturaliste... […] Je voudrais insister aujourd’hui sur le renouvellement théorique décisif, et encore trop méconnu, qui s’est emparé de la systématique au cours des trente dernières années et qui constitue, il me semble, un chapitre important de l’histoire intellectuelle de notre temps. »
Aucune référence plus explicite que « l’analyse de la structure et de la dynamique de la biodiversité présente et passée » dans le paragraphe présentant son périmètre et « phylogénie » parmi sa quinzaine de mots clés, http://www.cpcnu.fr/section.htm?numeroSection=67
Mots clés sur le site de la section : biologie, organismes, agronomie, agro-alimentaire, biotechnologies…
De 1949 à 1959, le Groupe V – Biologie est composé de : Section 15 : Physiologie, Section 16 : Biologie cellulaire, Section 17 : Zoologie et biologie, Section 18 : Botanique et biologie végétale. À partir de 1983 le terme « systématique » apparaît officiellement comme l’une des deux composantes de la section 32 « Biologie des populations et des écosystèmes » (« Biosystématique et génétique des populations – évolution, spéciation ») avant de disparaître des intitulés entre 1992 et 2004 de la section 30 (par contre est mise en place en 2000 une Commission interdisciplinaire 44 : Bioinformatique, mathématiques et modélisation des systèmes biologiques), puis de réapparaitre en 2004 dans les nouveaux items de la section 29 sous la forme : « Systématique évolutive, phylogénies moléculaires et morphologiques, biogéographie et paléobiologie » (SG-CNU, 2010).
C’est la seule section où toutes les dimensions de la systématique sont officiellement prises en considération et la présence des chercheurs du MNHN y est notable. Même si elle ne constitue qu’un des 12 champs de recherche répertoriés constituant officiellement son périmètre.
L’IFB a fusionné avec le Bureau des Ressources Génétiques en 2008. « En France, c’est au minimum multiplier par cinq le nombre de postes dans le domaine de la systématique dans les prochaines années… » Commission Scientifique de l’IFB, 2008, pp. 48-49. Sylvain le président du Conseil Scientifique de la FRB est un membre actif du Conseil de la SFS.
Chiffres : Tillier et al., 2000, p. 22 Pourtant, seuls 10 à 15 % des candidats relèvent de la systématique, et, entre 2005 et 2009, seuls 7 % des recrutés seraient « systématiciens ». Présentation Journée annuelle SFS (14/10/2010), Ph. Grandcolas : « Peut-on être recruté comme chercheur au CNRS en tant que systématicien ? »
Même si on pourrait citer les intitulés de certains laboratoires qui l’ont précédé mais ne correspondent pas au même projet : « Taxonomie et écologie des flores tropicales » ou « Biologie et systématique évolutive des cryptogames » créé en 1976. Ce département regroupe en 2012 deux UMR : l’UMR « Systématique, adaptation, évolution » (UMR 7138 centrée sur la biodiversité marine) et l’UMR « Origine, Structure et Évolution de la Biodiversité » (CNRS-MNHN 7205) créée en 2005, ainsi que deux autres équipes du Muséum.
Le livre blanc (1989) aborde l’introduction d’enseignements rénovés (dont la cladistique) à partir de la fin des années 1970 dans les universités Paris VI et Paris VII. Malécot (2007) affirme : « Dans d’autres masters (de paléontologie à Montpellier, de bioinformatique à Lyon par exemple), il existe également un ou deux cours sur la systématique, en particulier sur les méthodes d’analyse phylogénétique. »
Bulletin SFS, n° 26, juin 2001, p. 8 : « En France 187 Muséum d’histoire naturelle (ou de section de Musées) et 30 universités abritent des collections taxinomiques. […] Même au MNHN les collections sont au centre de projet de rénovation. » Aux États-Unis seules les collections des Universités de Berkeley et Michigan arrivent à rester sur le front de la systématique… Au Royaume‑Uni aucune université ne reste en course après les nouvelles formes d’évaluation et de financement de la production scientifique ; ne resteraient que trois institutions : le Natural History Museum, le Royal Botanic Gardens of Kew, et Edinburgh (House of Lords, 2008). À l’inverse, les universités sont centrales dans les pays émergents de la Systématique (Chine, Brésil) (Tancoigne, 2011).
Ce Master Environnement de l’Université Paris-Sud, cohabilité entre l’Université Paris-Sud, l’Université Pierre et Marie Curie, AgroParisTech, ENS-Ulm et le Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, a succédé au DEA « Biodiversité : Génétique, Histoire et Mécanismes de l’Évolution » (UPMC, Paris 7, Paris 11, MNHN, et INA-PG), qui avait précédemment formé nombre de systématiciens.
L’ED « Sciences du végétal, du gène à l’écosystème » (Univ. Orsay Paris 11 et autres associées), celle de Paris VI (« Biodiversité, Adaptation, Écologie, Évolution »), et l’ED du Muséum « Sciences de la Nature et de l’Homme » créée en 1995.
Le MNHN participe aussi à d’autres projets européens sans en être le leader, comme SYNTHESYS (Synthesis of Systematics Ressources), pour faciliter l’accès aux collections, BIOCISE (Biological Collection Information Service in Europe, 1997-99) devenu BIOCASE (The Biological Collection Access Service for Europe, 2001-2004) pour donner seulement certains projets financés par l’Union européenne en faveur de l’informatisation et l’interopérabilité des bases de données. Le MNHN participe aussi aux projets européens : Species 2000 Europa (2003-2007), et il est aussi coordonnateur du projet européen CRESCENDO. Voir https://cybertaxonomy.eu/node/2.
Par exemple, de Ricqlès, membre fondateur de la SFS, est membre de la Société Zoologique de France, de la Société Herpétologique de France (membre fondateur), de l’Association paléontologique française (membre fondateur), de la de la Society of Vertebrate Paleontologists.
La division morphologiste et moléculariste n’a pas disparu malgré la vogue de la « systématique intégrative » et la diffusion de la phylogénie. Les divisions en termes de méthode demeurent : on retrouve aujourd’hui une image du vieux clivage entre encyclopédiste amoureux de la diversité et intégrationniste cherchant des lois, mais il est renouvelé sous de nouvelles différences internes nettement plus savantes. Certains insistent sur la nécessité d’avoir d’abord des hypothèses avant d’avoir les modèles alors que d’autres soulignent la spécificité de la systématique dont les espèces sont justement elles‑mêmes des modèles qui permettent de faire des hypothèses. D’autres soulignent la différence entre ceux qui travaillent sur les patterns (les changements sur le long terme de l’évolution à travers la phylogénie, héritiers du projet de l’Histoire naturelle) et les process (mécanismes de l’évolution dont résultent les patterns, héritiers du projet de la Biologie).
C’est donc surtout par ce biais que la systématique s’est diffusée, même si c’est la phylogénie moléculaire, pas la phylogénie morphologique qui a été adoptée. La biologie de l’évolution a été largement intégrée aux rapports scientifiques de présentation de la biologie et dans les programmes scolaires. Cf. V. Malécot, 2007, p. 3 et n° 34 du Bulletin de la SFS pour des analyses détaillées niveau par niveau. La phylogénie est bien devenue le cadre général des connaissances pour le CAPES et l’agrégation des sciences de la vie et de la terre (Reeb, 2005).
Transformation par la phylogénie et son ancrage solide dans l’analyse des scenarii évolutifs de l’évolution. À présent que les aspects morphologiques et moléculaires ne sont plus perçus que comme complémentaires (« Systématique intégrative »), les approches moléculaires tendent à s’imposer partout. « L’Évolution est associée à Systématique dans 7 % des cas en 1950, et progresse jusqu’à 70 % des articles multidisciplinaires en 2008, soit 19 % de l’ensemble des articles de Systématique. Cela se fait au détriment de l’Écologie, qui passe de 93 % des associations en 1950 à 37 % en 2008. Les associations Systématique-Conservation restent rares : si elles sont de 1,5 % en 1980, elles atteignent 5,4 % seulement en 2008 » (Tancoigne, 2011, p. 92).
Cette activité centrée sur l’identification et la description des espèces, constituait dans les années 1970 l’essentiel de l’activité des « systématiciens » en France. Elle est au contraire aujourd’hui, comme on l’a vu, repoussée aux frontières de l’activité scientifique par beaucoup de systématiciens eux-mêmes.
Cf. revendications du pré-rapport de 1977 de l’ESF (ESF, 1977).
Cf. la position périphérique de la discipline dans les rapports consacrés à la biodiversité (La Conférence Biodiversité et Gouvernance (2005) ou le Symposium Buffon (Huntley, 2007), alors qu’en Grande-Bretagne, trois rapports du Comité sur la Science et la Technologie de la Chambre des Lords sont spécifiquement consacrés à la Systématique (House of Lords, 1992, 2002, 2008). Le directeur du département Systématique et Évolution note : « La systématique est oubliée dans presque tous les documents écrits par des scientifiques pour conseiller les politiciens sur la meilleure manière de sauver la biodiversité. […] Le traitement politique et médiatique de la biodiversité se fait selon “l’ordre écologique” » (Lecointre, 2011).
Les chiffres des projets financés par la FRB en 2009 montrent que la Systématique n’est pas vraiment sous-financée ni mal évaluée mais que le moléculaire étant devenu omniprésent, elle vient le plus souvent compléter des projets dont le centre est ailleurs. Appel FRB 2009 : sur 418 projets reçus : 27 de systématique sont retenus, 148 contiennent de l’expertise taxonomique. Ils ont un taux relatif de réussite égal (14 %), (J.-F. Sylvain Journées Annuelles SFS, oct. 2010).
Le président de la SFS, T. Bourgouin, dans son éditorial sur la réunion d’ouverture de l’année internationale de la biodiversité : « Le message général que les intervenants ont délivré est en revanche consternant : celui d’une systématique réduite à répondre à de seuls besoins d’identification sur base moléculaire, et dont le seul enjeu ne serait plus que de communiquer ses résultats sur le Web ! […] Mais ne sommes-nous pas responsables de cet état de fait ? […] Pourquoi laisser à des non-systématiciens le soin de parler de Systématique ?… […] simple prestataire de service d’identification et d’information, c’est revenir 150 ans en arrière » (Bulletin SFS, n° 45-46, 2011). Les Journées d’étude de la SFS 2005 sont intitulées « Systématiciens et la crise de la biodiversité » et celles de 2010 « La biodiversité a-t-elle besoin de la systématique ? » afin de souligner ce danger presque vingt ans après la Conférence de Rio.
Ils perçoivent comme une urgence absolue de « connaître avant que cela disparaisse » et s’émeuvent des menaces sur les conditions d’exercice de la profession dans le contexte de régulation de l’Accès et du Partage des Avantages (ABS). Ainsi, un taxonomiste affirme dans le New York Times : « La CBD a produit une vision distordue de ce qu’est la science et de qui sont les scientifiques. De telle sorte que nous sommes le problème et pas la solution » (Revkin, 2002). La SFS s’en est fait l’écho dans ses Journées annuelles de 2007 avec un exposé de L. Hirsch, intitulé « We The Biopirates ».
Les financements restent très irréguliers, les systématiciens soulignent le vieillissement toujours plus préoccupant de leur discipline, le non-remplacement de spécialistes aux compétences uniques, et la faiblesse générale des postes ouverts en systématique en tant que telle. Au sein des instances scientifiques où s’établissent les priorités d’ouverture de poste) un cercle vicieux se crée : le nombre de systématiciens pouvant siéger étant trop réduit (« déficit de cadre »), le pouvoir de faire recruter des pairs décline.
Dans ce sens, et lorsqu’on connaît les liens forts individuels unissant les deux sociétés, la SFS, par sa dynamique et son moment de création, ressemble autant à une société française Willi Hennig qu’à une société française de systématique, si la différence est pertinente. Les autres sociétés (à part l’anglaise) étant créées bien plus tard.
Les financements de l’ESF puis des PCRD semblent être les alter-ego de la NSF, et la mobilisation européenne est relancée par une réunion à Leiden 14-17 mai 1995 : « Systematic agenda 2000. The Challenge for Europe, The action plan ».
« La systématique reste un point faible de la recherche française […] elle se tourne très résolument vers l’Europe pour y chercher un soutien et une reconnaissance qui lui font défaut dans son pays. Ainsi, la France dépense en moyenne environ 48 M€/an pour la systématique, c’est autant que les Pays‑Bas, et moins de la moitié du budget qu’y consacre la Grande-Bretagne ! » (Silvain, Le Roux, Babin et al., 2009).
Cessation d’activité en 1993, voir le Bulletin de la SFS, n° 10, 1992 : liste membres fondateurs avec adresse (Conseil = 7 Français sur 20).
La société a pour objectif d’œuvrer “in all areas of systematic biology, including phylogenetic, taxonomic, and biodiversity research ». Le 6 e point est « increase the profile and funding of systematic biology in the European parliament ». Puis est ajouté « It considers itself as a collaborative counterpart to the Consortium of European Taxonomic Facilities (CETAF) where European Natural History Institutions have joined, whereas in BioSyst.EU individual scientists are to be represented via their national or regional societies. », http://www.biosyst.eu/ .
Si la société anglaise a été fondée en 1937 (elle s’est rapprochée de la Société Linnéenne de Londres depuis 2000 pour des actions de lobbying communes), n’oublions pas qu’aux États-Unis, la Society for Systematic Zoology (1948) créée comme sœur (double appartenance) de la Society for the Study of Evolution (SSE) créée en 1946, avec un alter ego au Japon (fondé en 1950), n’est devenue la Society for Systematic Biologist qu’en 1991. Ne sont pas ici citées les sociétés linnéennes créées au dix-neuvième siècle.
Le Bulletin de la SFS se fait l’écho à partir de 2001 de l’appel à financement pour les colloques internationaux du Comité national des sciences biologiques pour aider cette internationalisation.
On pense en particulier au rôle de Tillier, mais le rôle de Grandcolas vers la Willi Hennig dont il a été le seul président français et vers les comités éditoriaux des grandes revues anglo-saxonnes peut aussi être noté (ainsi que par exemple ceux de P. Bourgouin, P. Tassy, D. Goujet, ou Ph. Bouchet).
La définition des revues du domaine reste un défi méthodologique tant les frontières de celui-ci sont floues. Nous avons opté pour une requête croisant des mots clés pertinents et des revues de référence du domaine. En effet, la première approche génère un corpus volumineux (n =136845) et bruité tant l’usage par exemple du terme taxonomie est fréquent. La liste des revues de référence est la combinaison des 25 revues les plus productives ressortant de la requête par mots clés, des revues dont l’intitulé comprend les termes systemati*, taxon*, linnean, cladistic*, des revues des Sociétés Savantes de la Systématique et enfin des revues identifiées comme centrale par certains auteurs de la littérature du domaine. Le corpus ainsi obtenu couvre 28 revues et comprend 18 372 articles pour le monde et 2236 pour la France.
C’est la raison pour laquelle la nouvelle définition proposée par Tancoigne (2011) est stimulante (p. 137) : « branche de la biologie travaillant sur des collections dans un but nomenclatural ».
La prospective proposée par des membres de la SFS pour la FRB donne une vision très stimulante de ce renouvellement des pratiques (Silvain et al., 2009) entre « vision traditionnelle » linéaire et plus individuelle et « vision renouvelée » où la division du travail s’est accentuée avec des « métiers » très différents. Notre enquête a montré, sans que nous puissions en rendre compte dans cet article, combien les communautés de pratiques dépassent largement le groupe des scientifiques patentés dans le domaine des collectes de spécimens, par exemple lors des grands programmes comme ceux de « La planète revisitée » (http://laplaneterevisitee.org/), mais aussi dans le domaine des tâches conquises par la « cybertaxonomie » (digitalisation, barcoding, gestion, accès, etc.).
Une analyse de l’ensemble des reconfigurations des sociétés savantes dans la biologie depuis trente ans semble être particulièrement prometteuse pour étudier comment s’est structurée une nouvelle gouvernementalité environnementale.
La multitude des acteurs qui se sont saisis de la thématique laissent peu de place à la systématique. De ce point de vue, la très forte émergence en science et sur la scène politique de l’écologie fonctionnelle puis des services écosystémiques évacuent une conception de la biodiversité en des termes spécifiques.